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Démocratie & Internet à l’ère du numérique

mardi 23 mars 2010, par Anita Rozenholc, Emmanuel Dessendier

On résume souvent la démocratie à la formule
d’Abraham Lincoln : "Gouvernement du
peuple, par le peuple, pour le peuple", que
l’on retrouve dans l’article 2 de la constitution
de 1958 de la Cinquième république
française. Face à cette définition l’ère du
numérique est-elle une chance ou une menace
pour la démocratie ?

Difficile d’étudier les relations entre démocratie
et numérique alors que l’ère du numérique
n’en est qu’à son balbutiement et que la
majorité de ceux qui utilisent l’informatique
aujourd’hui sont encore des néophytes.
Difficile également car la société de l’intelligence
en émergence décrite par André Gorz
reste encore très éloignée des prémices de
l’économie cognitive en œuvre en ce début du
XXIe siècle.

L’insuffisance des infrastructures, essentiellement
dans le milieu rural, les coûts élevés de
l’accès et l’absence d’éducation et de
formation adéquates créent une fracture
numérique qui génère des inégalités face aux
possibilités d’accéder, de contribuer à l’information
et à la connaissance, ainsi que de
bénéficier des opportunités offertes par
l’internet.

Pour autant il demeure intéressant d’analyser
ces prémices sans renvoyer dos à dos
dangers, dérives et opportunités pour la
démocratie qui ne sont nullement de même
nature.

Les dangers : "pédos-nazis" [1] et "Orwellisation" de la société

Atteintes à la vie privée, diffusion d’informations
fausses et/ou diffamantes – voire d’idées
négationnistes et racistes –, pédophilie,
drogue et prostitution sont les griefs généralement
imputés à l’internet. Mais ces dangers
ne sont pas nouveaux et si l’on peut admettre
que certains puissent être amplifiés par l’utilisation
de l’internet – tout comme la lutte contre
ceux-ci l’est alors aussi – force est de constater
qu’ils relèvent avant tout de l’éducation et de
la formation et sont pour partie le fruit de
toutes les formes de pauvreté sur lesquelles
s’adosse notre économie et de puissants
lobbys qu’un véritable "gouvernement du
peuple, par le peuple, pour le peuple" ne
pourrait que contrarier.

Il est classique de mettre en avant de façon
disproportionnée les aspects négatifs d’un
changement – souvent plus fantasmés que
réels – pour en gommer les aspects positifs et
éviter toute pensée dialectique. la médiocrité
de certains usages de la toile se retrouve alors
exacerbée dans l’objectif non avoué – inconsciemment
ou à dessein – d’en juguler le
potentiel démocratique.

De même, alors que dans son roman 1984
Orwell critique le communisme de 1948 qui
n’a nul besoin de l’internet pour contrôler la
population, il est étonnant de voir revenir sans
cesse l’argument selon lequel l’informatique
permettrait "l’Orwellisation" de la société [2] ;
d’autant que les technologies de surveillance
peuvent au contraire alléger la surveillance
effective et les forces de répression en étant
détournées [3].

Dans la ligne de la conclusion de L’immatériel,
nous postulons avec André Gorz que l’informatique
est une "technique ouverte", un "outil
convivial" (Illich), profitable à une écologie
définie comme "homéotechnique" (Sloterdijk).
A nous de nous focaliser sur l’essentiel : défendre notre liberté. En permanence à
reconquérir, elle est le fruit de l’aptitude des
humains à redéfinir l’autonomie et à mettre en
œuvre la démocratie dans un contexte social
et technologique donné. De ce point de vue,
l’internet renferme un extraordinaire potentiel
d’expression des droits civiques et de communication
des valeurs humaines (Manuel
Castells).

Les avantages : citoyens et "Lincolnisation" de la société

"De même que je refuse d’être un esclave, je
refuse d’être un maître. Ceci représente mon
idée de la démocratie." Abraham Lincoln,
août 1858

En 2005, sans l’internet il est indéniable que
les français auraient répondu "oui" au
référendum sur la constitution, Etienne
Chouard n’aurait eu aucune chance de faire
connaître ses interrogations et son analyse à
l’ensemble des Français face à la hiérarchie de
parole organisée pour une minorité d’analystes
par les média de masse.

"L’important, ce n’est pas que les citoyens
votent la Constitution, mais qu’ils l’écrivent,
sinon, ce sont encore les hommes de pouvoir
qui feront les règles" déclarera-t-il ensuite,
fort de son expérience et de l’idée que "la
souveraineté du peuple a laissé la place à la
souveraineté des élus."

Avec l’Internet, les petits partis, les organisations
citoyennes et les individus qui ont
du mal à s’exprimer sur les média traditionnels
peuvent accéder à la parole
publique : un plus indéniable pour la
démocratie.

Internet c’est en effet la parole donnée à
chacun sans exclusive et quel que soit son
handicap, y compris celui d’appartenir à
une classe sociale défavorisée. Wikipédia en
est un exemple édifiant. La diffusion du
savoir et des connaissances n’est pas conditionnée
par le statut social de l’individu mais
par le contenu même de sa production.
L’évaluation des diplômes ne vient pas court-circuiter
sa participation. Pour autant il n’y
est pas produit n’importe quoi, grâce au
développement d’une vigilance critique qui
en régule le contenu.

Quand le département histoire du
Middleburry College décide de bannir les
références à Wikipedia dans les travaux
d’étudiants, l’université d’East Anglia
entraîne des étudiants de 2e cycle à y publier
un texte pour leur apprendre à valider
l’information en soumettant leur propre
travail au regard scrutateur de la communauté.
Dans ce dernier cas, l’accent est mis
sur l’enseignement à discriminer les savoirs
a posteriori, principalement en recourant au
jugement critique et à des critères d’évaluation
relatifs à la véracité de l’information :
"Face aux questions et métriques que
produisent les pratiques sur l’internet,
l’autorégulation et la critique constructive
des internautes eux-mêmes sont peut-être les
réponses les plus intéressantes au défi qui est
lancé en terme de démocratie." (Hubert
Guillaud)

Internet c’est ainsi l’intelligence collective au
bénéficie de tou-te-s et la possibilité d’un
travail collaboratif qui permet à des
individus isolés d’entrer en contact, de se
mobiliser et de participer à des actions
collectives, comme ce fut le cas à Seattle
avec la coordination internationale des altermondialistes
via la toile, ou encore pour la
mobilisation des malades du Sida à l’échelle
mondiale.

Les outils de diffusion de cette intelligence
collective sont d’ores et déjà opérationnels.
outre les logiciels libres en passe de
détrôner les logiciels propriétaires, des
licences proposées gratuitement par l’organisation
à but non lucratif Creative Commons
encouragent de manière simple et licite la
circulation des créations et des innovations
en empêchant leur appropriation privée.

Ce sont ces licences que l’équipe de
campagne de Barack Obama a d’ailleurs
choisi d’utiliser pour préparer l’investiture.

Toujours dans cette idée de diffusion
démocratique, la télémédecine et le téléenseignement,
pratiques encore trop peu
développées principalement par manque de
volonté politique, pourraient dès aujourd’hui
améliorer grandement la qualité de l’accès
aux soins et aux savoirs.

L’Internet est une agora planétaire qui met à
mal les hiérarchies des ordres anciens distinguant
auteurs et lecteurs, experts et profanes.
la mise en lien via ce réseau permet la
construction d’une intelligence collective de
manière horizontale : une construction qui
parie sur la confiance et l’expertise des
individus et se fonde sur l’interactivité entre
citoyens et citoyennes responsables.
Le partage, maître mot du réseau comme de
la démocratie, est inscrit dans l’histoire de la
toile. Les pionniers ont conçu une architecture
décentralisée grâce à des
technologies empreintes de coopération et
de liberté, qui influencent les usages du
réseau dans ses formes les plus contemporaines
(Manuel Castells).

C’est à ces usages que peut s’adosser l’écologie-
politique, et permettre enfin une façon
plus écologique de faire de la politique,
grâce à une démocratie des minorités ancrée
dans le local, et le face à face, à l’opposé de
toute dictature majoritaire, pouvant constituer
à terme une véritable démocratie cognitive
en interaction entre agir local et pensée
globale (Jean Zin).


[1Pour une critique du concept voir l’article de Mona
Chollet : "« internet=nazis », genèse d’un abcès de
fixation. Portrait de Jean-Marie Cavada en Fée
Carabosse", 06/08/2000, consulté le 17/01/2010,
http://uzine.net/article49.html

[2si 1984 se présente effectivement comme un livre de
science-fiction, il ne critique pas la technique mais le
communisme de 1948. de même que La Ferme des
animaux
ne parle pas des animaux...

[3C’est Iouri Andropov, à la tête du KGB de 1967 à
1982, qui comprit le caractère subversif d’une informatique
décentralisée en réseau, impossible à contrôler
pour un KGB qui savait pourtant contrôler totalement
une population en l’absence de ces nouveaux instruments
de contrôle.