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Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire

René Passet, Les liens qui libèrent, 2010, 948 pages, 38 euros

mars 2011, par Jean Zin

“La loi des milieux naturels et humains n’est pas l’équilibre
qui les fige, mais le déséquilibre par lequel ils
évoluent.” (p. 901)

Voilà un grand livre comme il en sort peu par décennie,
projet d’histoire totale reconstituant la généalogie des
paradigmes culturels, scientifiques, économiques, à
partir des périodes les plus reculées jusqu’à notre
actualité la plus brûlante. Cette déconstruction de
théories économiques renvoyées à leur historicité, vise
à la reconstruction d’une bioéconomie intégrée à son
milieu comme à l’histoire culturelle, économie vivante
et en devenir, où se totalisent les savoirs accumulés
avec les nouveaux paradigmes de la complexité et de
l’économie immatérielle.

C’est aussi un gros livre de près de mille pages auquel
il n’est pas question de s’attaquer d’emblée mais qu’il
faudra étudier patiemment. On peut d’ailleurs parier
que, malgré l’absence inexplicable d’index, il sera bien
utile aux étudiants comme manuel pour comprendre
l’histoire des théories économiques que René Passet
replace dans l’évolution des idées, des conceptions
scientifiques et de l’état des techniques, éclairant
notamment le passage de la mécanique à la thermodynamique
puis à la complexité écologique et
informationnelle.

En fait, même si on passe bien en revue les théories
économiques (notamment Marx, Keynes, Hayek, etc.),
on peut penser que c’est avant tout une histoire culturelle
de l’humanité, où l’économie n’a d’ailleurs que
peu de place au début, entreprise encyclopédique
risquée et forcément "discutable", qu’on pourrait
rapprocher de celle de Michel Foucault mais qui se
réclame plutôt de Khun et de ses paradigmes dont le
changement caractérise les grandes révolutions scientifiques
et techniques. Il faut tout ce détour historique
pour comprendre notre temps tout comme l’économie
actuelle à la lumière des considérables mutations
techniques (émergence de l’immatériel), scientifiques
(théorie du chaos, sciences cognitives) mais aussi
politiques et environnementales que nous connaissons.
Ce projet d’histoire totale, qui était celui de Fernand
Braudel, n’est donc pas une histoire idéaliste où les
idées mènent le monde, mais plutôt une histoire des
limites conceptuelles de chaque époque, de leurs
grilles de lecture, comme disait Laborit ("La nouvelle
grille"). L’histoire des théories économiques n’est
pas seulement l’histoire des progrès de la science,
c’est aussi l’histoire des aveuglements et des dogmatismes
de chaque époque, de notre rationalité limitée
et des "bulles spéculatives" qui se forment à chaque
fois, dialectique cognitive qu’on peut trouver très
hégélienne.

L’ambition transdiciplinaire du livre est en soi une
critique du réductionnisme économique, notamment
de l’homo oeconomicus néolibéral sur lequel l’histoire
des théories économiques s’achève avant d’initier la
recherche d’un nouveau paradigme par un étonnant
"plaidoyer pour une approche bioéconomique de la
destruction créatrice". Si la charge critique de ce qui
précède est précieuse, c’est pour nous la partie la
plus intéressante, couronnant l’ouvrage, mais si on ne
confond pas la fin du livre avec la fin de l’Histoire, la
leçon qu’on devrait en tirer, c’est que ce nouveau
paradigme n’échappera pas plus que les autres aux
limites du temps, aux simplifications, aux généralisations
abusives, aux dogmatismes, etc...

Bien que ce soit l’histoire d’une sortie des pensées
globalitaires magiques ou religieuses, il s’agit bien
cependant d’une tentative de faire de l’économie une
science globale, macroéconomique, élargissant ses
données non pas pour tout réduire à l’économie mais
pour relier l’économie à tout ce qui constitue son
environnement, ce pourquoi il vaudrait sans doute
mieux parler d’écologie plutôt que de "bioéconomie",
terme plus ambigu et limitatif, d’autant plus qu’il est
repris à Georgescu-Roegen avec un sens très différent
puisque celui-ci se situe dans le cadre thermodynamique
de l’entropie inexorable des systèmes fermés.
René Passet le critique radicalement en lui opposant les
structures dissipatives ouvertes mais surtout le
paradigme biologique avec les théories du chaos, de
la complexité, des systèmes, de l’auto-organisation, se
situant dans une évolution complexifiante et une
histoire en progrès. Notons qu’aux États-Unis, ce qui
s’appelle bioeconomy s’inspire des mêmes paradigmes
scientifiques pour défendre des théories ultralibérales
d’un laisser-faire extrémiste (nécessitant paradoxalement
une contrainte implacable) au nom de
l’auto-organisation et de la sélection, dans la continuité
de Malthus ou Spencer, voulant recréer une nature
artificielle dans toute sa cruauté au lieu de prendre soin du vivant et de tenir compte de ses conditions vitales.
Ces idéologies simplificatrices qui voudraient effacer
nos mémoires et empêcher toute organisation collective
sont tout le contraire des organismes vivants comme
des systèmes finalisés et de l’approche transdiciplinaire
de l’auteur qui arrive à concilier la prééminence
fonctionnelle du tout et de sa reproduction (définissant
une "utilité sociale") avec le bien-être de l’individu
(plus que ses intérêts) comme finalité sociale ainsi
que le principe de contrainte minimale valorisant l’autonomie
des différents niveaux d’organisation. La
reconnaissance de la complexité et de la biodiversité
exclue les solutions simplistes, nécessitant tout au
contraire une économie plurielle (marchande, publique,
associative), notion chère à Jacques Robin auquel
l’avant-propos rend hommage, mais qui n’a pas reçu
assez d’écho jusqu’ici. Ce qu’il retient de la complexité,
plus que de la biologie elle-même (comme il le souligne
page 908), c’est l’interdépendance et la circularité, la
coévolution à travers le franchissement de seuils et de
mutations, la "destruction créatrice" enfin !

J’ai déjà eu l’occasion de m’étonner qu’on semble
ignorer à quel point la France s’illustre par le nombre
et la diversité des fondateurs de l’écologie politique
dont René Passet est un représentant éminent depuis
son livre "L’économique et le vivant" datant de 1979
avant d’être un acteur important de l’altermondialisme.
On est cependant dans une écologie très éloignée de
tout idéalisme et de l’idéologie écolo habituelle avec
sa nature enchantée, écologie conservatrice voire
régressive ou technophobe. On est là, au contraire,
dans une écologie de transformation et une évolution
complexifiante mais son "plaidoyer pour une approche
bioéconomique de la destruction créatrice" marque
assez sa différence par une valorisation audacieuse de
cette destruction créatrice, incontournable dans les
systèmes complexes. Il va jusqu’à renvoyer dos à dos
les réductionnismes écologiste aussi bien qu’économique
s’excluant mutuellement alors qu’il faudrait
prendre en compte à la fois l’économie et l’écologie
replacées dans leurs interactions, leurs contraintes et
leur évolution effective. A l’origine, c’est Schumpeter
qui a introduit cette notion de "destruction créatrice"
à la base du nécessaire caractère cyclique de l’économie,
chaque cycle se caractérisant par un
changement de paradigme technique et une nouvelle
génération d’entrepreneurs après la faillite des
anciennes industries, mais on l’illustre en général par
la disparition des dinosaures permettant aux
mammifères de prendre leur place, la jonction avec
l’écologie se faisant donc naturellement. C’est malgré
tout une vision tragique de la vie et de l’économie,
bien loin de toutes les utopies béates et d’une réalisation
du royaume de dieu sur Terre ou de l’équilibre
enfin trouvé. Je ne suis pas sûr que René Passet
assume vraiment ce caractère tragique ramené à une
adaptation plus progressive, une complexification qui
doit s’appuyer sur l’existant mais, s’il n’y a effectivement
pas de table rase dans l’évolution, il y a bien
régressions, catastrophes, effondrements systémiques,
destructions douloureuses avant que d’être créatrices.
En tout cas, à faire la somme des savoirs du passé, il
nous fait sentir le passage du temps, l’incomplétude de
nos théories tout comme notre appartenance à l’histoire
dont il ne se résout pas à prononcer la fin, totalité
restant inachevée dans son inquiétude qui est la vie
même.

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