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Résoudre la question alimentaire dans le "sud"

vendredi 16 juillet 2010, par EcoRev’

La pauvreté, cause de la faim et de la malnutrition

Il faut disposer d’environ 200 kilogrammes de céréales ou de leur équivalent en tubercules et autres produits amylacés (bananes, fruits à pain, etc.) pour pouvoir nourrir, modestement mais correctement, un habitant ; or nous en produisons déjà plus de 330 kg en moyenne dans le monde : 200 kg à peine dans les pays du “Sud” et plus de 600 kg en moyenne dans ceux du “Nord”. La faim et la malnutrition dont souffrent plus d’un milliard de personnes dans le monde ne trouve donc pas tant son origine dans une quelconque insuffisance de production alimentaire à l’échelle mondiale que de la pauvreté des gens qui ne parviennent pas à acheter (ou produire par eux-mêmes) la nourriture dont ils ont pourtant le plus grand besoin.

Les populations mal nourries ne peuvent guère se procurer les aliments disponibles sur le marché mondial alors même que des quantités considérables de céréales et de protéagineux trouvent preneurs auprès des fabricants d’aliments du bétail et des usines d’agro-carburants. La malnutrition des plus pauvres ne sévit pas seulement lorsque les prix alimentaires sont momentanément au plus haut (cf. la crise alimentaire de 2007/2008) mais continue encore de prévaloir lorsque les cours des produits vivriers s’effondrent sur les marchés internationaux (cf. les prix actuels de la poudre de lait).

Le paradoxe est que pour plus des deux tiers, les pauvres qui ne parviennent toujours pas à s’alimenter correctement sont des agriculteurs. Et à y regarder de plus près, le dernier tiers est constitué de populations autrefois agricoles qui, faute d’être restées compétitives sur le marché mondial, ont dû quitter prématurément leurs campagnes et migrer vers des bidonvilles sans pour autant pouvoir y trouver des emplois rémunérateurs. Il nous faut donc créer de toute urgence les conditions qui permettraient aux paysanneries pauvres du “Sud” d’accroître leur productivité et leurs revenus, de façon à pouvoir nourrir correctement leurs pays sans être contraints à l’exode rural.

Le défi pour les paysanneries pauvres du “Sud” sera de rehausser au plus vite la productivité de leur travail en développant des systèmes de culture et d’élevage qui soient sans dommage aucun pour l’environnement et leur permettent de s’adapter à l’inéluctable réchauffement climatique global. Nous sommes plus de 6,8 milliards d’humains sur la planète et nous serons probablement plus de 9 milliards en 2050. L’émergence de nouvelles classes moyennes dans certains “pays émergents” d’Asie et d’Amérique latine (Chine, Inde, Brésil, etc.) et la hausse de leur pouvoir d’achat se manifestent d’ores et déjà par de profondes transformations dans les modes de consommation alimentaire, avec une part croissante de produits animaux (œufs, lait et viandes). Il est donc à prévoir une augmentation encore plus rapide de la demande en produits végétaux puisque 3 à 10 calories végétales sont nécessaires pour produire une calorie animale. Sans doute les paysanneries du “Sud” devront-elles alors doubler leurs productions de grains, tubercules et autres produits amylacés (bananes plantain, fruits à pain, etc.),

Ne pas reproduire les erreurs du passé”

Il est à craindre que sans intervention particulière des États, on assiste de nouveau à un élargissement des surfaces mises en culture, aux dépens de forêts et savanes, dans les pays d’agriculture extensive déjà équipés en gros matériels : Brésil, Argentine, Afrique du Sud, Kazakhstan, Ukraine, etc. On observe déjà un accroissement rapide des superficies dédiées à la canne au sucre et au soja au Brésil et une extension phénoménale des plantations de palmiers à huile en Indonésie et en Malaisie (île de Bornéo). Cet élargissement des surfaces cultivées, destiné pour l’essentiel à une production accrue d’agro-carburants et d’aliments du bétail, résulte pour l’essentiel du recours à des engins motorisés, avec pour effet de remplacer les travailleurs par des machines. La moto-mécanisation des tâches agricoles s’est traduite en premier lieu par une accélération de l’exode rural et ne contribue donc en rien à résoudre la question de la pauvreté et de la sous-nutrition dans le monde.

Faudrait-il pour autant envisager une intensification agricole inspirée de ce que l’on a un peu trop vite qualifié de “révolution verte” : emploi d’un nombre limité de variétés de céréales, légumineuses et tubercules, à haut potentiel génétique de rendement photosynthétique à l’hectare, mais sensibles aux stress hydriques, gourmandes en engrais minéraux, et peu tolérantes ou résistantes aux insectes prédateurs et agents pathogènes ? Depuis quelques années déjà, les rendements obtenus avec ces cultivars n’augmentent plus dans les mêmes proportions et tendent même parfois à baisser lorsque apparaissent de graves déséquilibres écologiques : prolifération d’insectes prédateurs résistants aux pesticides, multiplication d’herbes adventices dont les cycles de développement sont apparentés à ceux des plantes trop fréquemment cultivées, épuisement des sols en certains oligo-éléments, salinisation des terrains mal irrigués et insuffisamment drainés, etc.

La question se pose d’ailleurs de savoir si c’est bien l’emploi d’un faible nombre de cultivars à haut potentiel de rendement photosynthétique qui permettra d’accroître les productions et les revenus des paysanneries du “Sud”. La productivité du travail n’y est-elle pas davantage restreinte par la faible diversité des équipements dont disposent ces dernières ? N’oublions pas que dans les pays anciennement industrialisés, les gains de rendement issus de “l’amélioration variétale” et de la fertilisation minérale ne sont intervenus qu’après des progrès décisifs en matière de cultures fourragères, traction animale, association agriculture-élevage et fertilisation organique.

Le plus urgent sera de faire en sorte que les familles paysannes travaillant pour leur propre compte puissent accroître progressivement leurs productions et leurs revenus à l’hectare, en faisant un usage toujours plus intensif de leur propre main-d’œuvre familiale et des ressources naturelles renouvelables disponibles (eaux de pluie, énergie lumineuse, dioxyde de carbone atmosphérique, azote de l’air, eaux pluviales, etc.), en ayant le moins recours possible aux énergies fossiles et aux produits toxiques. Il conviendra en fait de promouvoir des formes diverses d’agricultures “agro-écologiquement intensives”.

L’agro-écologie en action

Des techniques agricoles inspirées de l’agro-écologie permettraient en fait d’ores et déjà d’accroître les rendements à l’hectare dans la plupart des régions du “Sud”, sans coût majeur en énergie fossile ni recours intensif aux engrais de synthèse et aux produits phytosanitaires. Elles consistent en premier lieu à associer simultanément dans un même champ, diverses espèces et variétés aux physiologies différentes (céréales, tubercules, légumineuses et cucurbitacées), de façon à ce que l’énergie solaire puisse être au mieux interceptée par leur feuillage et transformée en calories alimentaires au moyen de la photosynthèse. Ces associations et rotations de cultures contribuent à recouvrir très largement les terrains cultivés, pendant une longue durée, avec pour effet de protéger ceux-ci de l’érosion, de limiter la propagation des agents pathogènes et de minimiser les risques de très mauvais résultats en cas d’accidents climatiques.

L’intégration de plantes de la famille des légumineuses (haricots, fèves, pois d’Angole, doliques, lentilles, trèfle, luzerne, etc.) dans les associations et les rotations culturales permet de fixer l’azote de l’air pour la synthèse des protéines et la fertilisation des sols. La présence d’arbres d’ombrage au sein même des parcelles cultivées ou le maintien de haies vives sur leur pourtour protège les cultures des grands vents et d’une insolation excessive, avec pour effet de créer un microclimat favorable à la transpiration des plantes cultivées et donc aussi à leurs échanges gazeux avec l’atmosphère, à la photosynthèse et à la fixation de carbone. Les arbres et arbustes hébergent de nombreux insectes auxiliaires des cultures, favorisent la pollinisation de celles-ci et contribuent à limiter la prolifération d’éventuels insectes prédateurs ou agents pathogènes. L’association de l’élevage à l’agriculture facilite l’utilisation des sous-produits végétaux dans les rations animales et favorise la fertilisation organique des sols grâce aux excréments animaux.

Outre l’azote, les plantes cultivées doivent trouver aussi dans les sols un certains nombre d’éléments minéraux indispensables à leur croissance et à leur développement : phosphore, potassium, calcium, magnésium, oligoéléments, etc. L’épandage d’engrais de synthèse sur les terrains cultivés ou pâturés vise alors généralement à restituer aux sols les éléments minéraux qui en ont été extraits par les plantes. Mais on peut craindre l’amenuisement progressif des mines dont on retire les minerais à l’origine de leur fabrication. Ainsi en est-il surtout des mines de phosphate dont le “pic d’exploitation” pourrait intervenir dans seulement quelques décennies. D’où l’intérêt qu’il y a d’implanter au sein des parcelles ou à leurs lisières des arbres et arbustes à enracinement profond, capables d’intercepter les éléments minéraux dans les sous-sols, au fur et à mesure de la décomposition des roches mères (hydrolyse des silicates). Transférés dans la biomasse aérienne des arbres et arbustes, les éléments minéraux sont ensuite déposés à la surface même des terrains lors de la chute des feuilles et branchages et peuvent alors contribuer à leur fertilisation. Fixés momentanément dans l’humus des sols ou entre les feuillets d’argile, les éléments minéraux peuvent être ultérieurement solubilisés et absorbés par les systèmes racinaires.

De tels systèmes de production ne nécessitent pas nécessairement des équipements coûteux et devraient donc rester accessibles aux paysanneries les plus pauvres.

Marc Dufumier
Professeur d’agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech

Références bibliographiques

Altieri A. M. : L’agroécologie. Bases scientifiques d’une agriculture alternative. Editions Debard ; Paris 1986.
Carpentier S. R., Pingali P. L., Bennet E. M., Zurek M. B. (2005) : Ecosystems and human well-being : Scenarios. volume 2. The Millenium ecosystem assessment ; Washington DC.
INRA et CIRAD : Agrimonde®. Agricultures et alimentations du monde en 2050 : scénarios et défis pour un développement durable. Paris 2009.
Dufumier M. : Agricultures et paysanneries des tiers mondes. Editions Karthala. Paris ; 2004.
Griffon M. : Nourrir la planète. Pour une révolution doublement verte. Édition Odile Jacob ; 2006.
IAASTD : Agriculture at a crossroads. International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development. Global Report. UNDP ; Washington DC ; 2009. http://www.unep.org/dewa/Assessments/Ecosystems/IAASTD/tabid/105853/Default.aspx/reports/IAASTD/En
Warner K.D. : Agroecology in action Extending alternative agriculture through social networks. Massachusetts Institute of Technonology (MIT). Cambridge ; Massachusetts ; 2007.