Accueil > Les dossiers > De l’automne 2003 à l’été 2005, du n° 14 au 17 > N° 14 (automne 2003) / aux frontières de l’Europe > pistes > La production du consommateur
La production du consommateur
octobre 2003, par
Productivisme, idéologie et consommation
– De la résistance morale à la construction d’une alternative collective
Le productivisme et la société de consommation qui va avec ne sont à l’évidence ni durables, ni généralisables alors qu’ils dominent désormais la planète entière en modifiant dramatiquement les équilibres écologiques. Le totalitarisme marchand semble pourtant avoir gagné la partie sur les tentatives d’y échapper et qui ont toutes sombré dans la dictature et l’inefficacité. Contradiction d’un système qui n’est pas viable et pourtant s’éternise et s’étend. La seule issue qui est laissée à des individus dépouillés de tout pouvoir politique semble d’intervenir individuellement sur la consommation par un sursaut moral et idéologique de restriction de nos dépenses.
Cette position morale se situe dans un contexte de société de marché qu’elle renforce en entretenant l’illusion que le marché pourrait constituer l’expression de notre volonté, que nous pourrions le contrôler sans mesures collectives par une résistance héroïque aux sollicitations incessantes de la société de consommation.
L’autonomisation du marché n’est possible qu’à réduire notre prétendue liberté à un calcul prévisible. Si la liberté existait vraiment il n’y aurait pas de science économique concevable. Comme dans le travail, le peu de liberté qui nous reste ne peut s’exprimer que par des grèves ponctuelles, en se retirant du jeu. On a accusé Marx de prétendre que l’économie nous déterminait alors qu’il ne faisait rien d’autre que le constater bien avant que cela ne devienne une évidence pour tous, et en premier lieu pour les gouvernements. Cette domination de l’économie pose même un problème vital à nos sociétés, c’est ce qui justifie l’écologie-politique, la nécessité de sortir de l’économisme. Il est primordial pourtant de se rendre compte que la cause du productivisme n’est pas idéologique ou morale mais systémique, en comprendre le ressort pour ne pas s’épuiser en vain dans un combat trop inégal. Pas plus que la charité ne peut équilibrer la pauvreté durable que produit l’industrie, pas plus notre frugalité personnelle ne pourra faire obstacle au déferlement de la marchandisation.
Croire que c’est la consommation qui détermine le système capitaliste c’est croire au marché comme à la démocratie, alors que n’existent vraiment ni l’un ni l’autre et ce qui en émerge est bien loin d’une quelconque volonté générale. C’est se persuader que nous sommes responsables individuellement de la situation actuelle bien qu’elle soit contraire à ce que nous voulons et nous laisse seuls et dépourvus de tout, c’est se persuader que les dominés sont responsables de leur domination alors que nous devons faire face au contraire à l’irresponsabilité collective.
Il me semble fondamental de comprendre que la cause du productivisme n’est pas d’ordre moral pour se rendre à l’évidence que nous devons construire une économie alternative. On ne se sauvera pas tout seul et il est inutile de s’acheter une bonne conscience par des sacrifices solitaires. Cela ne doit pas empêcher d’utiliser, quand on le peut de façon véritablement significative, l’arme du boycott, ni d’avoir une pratique plus responsable de la consommation.
– Productivisme, capitalisme et socialisme
L’analyse des causes du productivisme est la base de l’écologie politique. Ce n’est pas parce que l’écologie politique s’oppose aux dictatures communistes autant qu’au capitalisme débridé qu’il faut mettre sur le même plan communisme, social-démocratie et capitalisme. Il ne faut pas confondre "folie des grandeurs" ou "appât du gain" qui ne datent pas d’hier avec le productivisme généralisé, depuis 150 ans au moins, s’attaquant à nos conditions de vie et de reproduction. Le productivisme n’a pas son origine dans un appétit immodéré de consommation qui aurait saisi soudain l’humanité. Le productivisme est bien un caractère systémique de la production capitaliste.
On peut accuser les régimes communistes de démesure, de catastrophes écologiques, de gâchis de ressources et de toutes sortes de maux, on ne peut les accuser du productivisme capitaliste qu’ils n’arrivent justement pas à égaler. Si le communisme était aussi productiviste que le capitalisme on ne comprendrait pas pourquoi la Chine adopte le capitalisme pour se développer.
Ce qui définit le capitalisme, en effet, c’est que la production est déterminée par la circulation, par la finance, par la rentabilité des investissements. Ce qui définit le capitalisme c’est que la production ne se fait pas en vue de la marchandise mais bien du profit selon le schéma A-M-A’ où la marchandise n’est qu’un moyen pour que l’argent investi soit augmenté en fin de compte : l’argent produit de l’argent. La détermination par la circulation constitue le capitalisme en système. Un capitaliste ne peut pas ne pas être productiviste, obsédé par les gains de productivité, l’optimisation des ressources et la recherche du profit s’il ne veut pas disparaître.
– Les causes matérielles et systémiques du productivisme
Le productivisme n’est donc pas une question idéologique ou de mauvais penchant personnel, mais une contrainte systémique, ses conditions de reproduction et de contamination ont donné forme au fordisme et à la société de consommation. L’assimilation du socialisme au capitalisme fait croire qu’il n’y aurait là qu’une contamination idéologique datée historiquement, une erreur cognitive et qu’on pourrait corriger par une modification de l’idéologie.
C’est bien l’efficacité du système capitaliste (le bon marché des marchandises) qui impose matériellement son idéologie économiciste (la dépendance de l’Etat des recettes fiscales notamment) et pas le contraire. La preuve c’est l’existence même de la publicité et qu’il ait fallu contraindre la classe ouvrière à travailler au-delà de ses besoins immédiats alors que les salariés à l’origine s’arrêtaient lorsqu’ils avaient assez gagné pour la semaine... Le système a formé ses consommateurs insatisfaits qui doivent consommer pour travailler, pour éviter des crises de surproduction qui les mettraient au chômage ! Pour aucun autre système que le capitalisme la surproduction ne peut représenter une menace si paradoxale, ce qui montre bien à quel point le productivisme lui est consubstantiel.
Ce n’est pas l’idéologie qui est la cause du productivisme mais bien le contraire, le productivisme lui-même ne pouvant s’expliquer par une cause simple et unique. Comme le montre Braudel, cela a commencé à Venise par la constitution d’un marché financier pour les expéditions et investissements lointains, c’est-à-dire une déterritorialisation et un éloignement de la finance. On peut trouver déterminantes pour le décollage du développement productiviste tout un ensemble de spécificités de l’environnement occidental : la division des cités (absence de pouvoir central, conflits perpétuels, développement des échanges marchands), le Droit romain, le progrès des techniques de guerre et de navigation (ceux qui ne sont pas dans la course sont colonisés), l’horloge (qui mesure le temps de travail et permet de l’optimiser), les monastères (qui valorisent le travail et sont les premières entreprises), l’inflation à cause de l’or du Pérou qui soumet les Etats et le financement de leurs armées aux recettes fiscales et donc à leur économie, sans oublier la grande Peste qui a rendu le travail rare et déconsidéré ou exclu les mendiants des cités, sonnant le glas des valeurs de pauvreté qui avaient été portées au plus haut, juste avant, par St François d’Assise, etc.
L’inconvénient de ne pas reconnaître que le productivisme est consubstantiel au capitalisme, c’est d’abord que cela met sur le même plan notre productivisme absurde avec le "productivisme" compréhensible des populations dépourvues de tout. Le péché du capitalisme c’est de ne pouvoir s’arrêter. Jusqu’à ce seuil de contre-productivité, le capitalisme a certainement été un facteur de progrès, allégeant le poids de la nécessité immédiate. Seulement, passé le seuil de l’abondance matérielle, sa capacité libératrice s’est retournée en asservissement totalitaire absurde et sans issue, une colonisation de toute la vie. Une économie structurée par le profit ne peut sortir du productivisme, il nous faut alors surtout construire une autre production, sur d’autres rapports de production qui sont ceux exigés par le travail immatériel, comme l’illustrent les logiciels libres ou la recherche scientifique incompatibles avec une logique concurrentielle et productiviste.
– L’apprentissage collectif
L’individu est ostensiblement un produit de l’histoire, de la culture et de sa position sociale. Résultat récent d’un processus d’individuation, il n’est pas aussi essentiel qu’on se l’imagine de nos jours bien qu’il y engage toutes ses passions. En effet, le plus important sans doute dans les idéologies, auxquelles Ricoeur oppose l’utopie révolutionnaire, c’est le rôle de justification de ce qui est, de l’ordre établi, et cela concerne directement reconnaissance et narcissisme de l’individu. Il est vain d’essayer de convaincre les gens de l’injustice de leur vie et du système qu’ils soutiennent s’ils n’ont pas vraiment le choix. Il faut absolument offrir une alternative, une autre fonction, une autre vie, une autre logique de revenu et de valorisation qui produira une autre idéologie, fondée sur d’autres valeurs mises en oeuvre concrètement. Il ne s’agit donc pas de renforcer le moralisme contre un productivisme qui nous habiterait comme le diable en nous. Si nous pouvions opter même en très grand nombre pour une vie frugale (n’y a-t-il pas des milliards de gens dont la vie est si miséreuse), rien ne serait changé pourtant, ou presque, du productivisme marchand, de même qu’il ne suffit pas de se taire pour arrêter le brouhaha. C’est bien la base matérielle qu’il faut changer, un bouleversement collectif des conditions de vie et des façons de gagner sa vie. Il ne suffit pas pour cela de "prendre le pouvoir", c’est une construction lente et difficile qui prendra du temps, une aventure collective qui doit se corriger sans cesse et progresser pas à pas.
Une parole peut tout changer, dite par un seul : l’écologie fait partie de ce qu’on ne pourra plus jamais oublier même s’il faut le temps pour comprendre toutes ses conséquences. Nous devons progresser dans la connaissance des faits et des stratégies de sauvegarde de nos conditions de vie, de lutte contre l’entropie qui nous menace toujours mais nous devons pour cela nous constituer d’abord en collectivité politique assumant nos responsabilité sociales. L’enjeu est cognitif et politique bien plus que moral ou émotionnel.
– Sacrifice individuel ou développement de réseaux
Si être écologiste implique d’être contre la croissance, il faut être conscient du fait que c’est complètement antinomique avec le capitalisme. Ce n’est pas rien et il ne suffit pas de le dire, cela nous met au défi de pouvoir s’en passer. C’est ce qui oppose les écologistes à la gauche, car la gauche est effectivement productiviste. Il ne suffit pas malgré tout d’être pour la décroissance, un appauvrissement généralisé. Je crois au contraire qu’il faut défendre le développement humain, une optimisation énergétique s’opposant à la croissance quantitative. Défendre une qualité de vie future n’a de sens qu’à défendre une qualité de vie maintenant et pour tous bien plus qu’à défendre restrictions et suffisance. S’il faut un revenu suffisant pour tous, c’est plutôt dans le sens d’un minimum nécessaire et non d’une limitation de toutes nos ambitions.
Non seulement je ne crois pas qu’une conversion des valeurs suffise pour arrêter la croissance et le gâchis de nos ressources alors que c’est l’organisation qu’il faut changer, mais je ne crois pas que la perspective de "vivre mieux avec moins" soit désirable sous cette forme trop générale. D’abord cela n’est pas si éloigné de l’obsession d’optimisation du productivisme, ensuite on peut y voir une dimension moraliste ou sacrificielle, enfin cela peut conduire à un repli sur soi. Pour ma part il me semble préférable de libérer des forces productives inemployées, développer les capacités de chacun, s’engager dans un projet collectif. L’écologie politique ne se réclame pas d’une austérité morale mais de limitations objectives et de l’engagement dans une finalité collective plutôt que de la pureté des cœurs.
Il faut bien sûr essayer de vivre en consommant moins, c’est effectivement vital, mais c’est une question de mode de vie et de réseaux, pas d’imaginaire social. Réduire la consommation de marchandises ne veut pas dire qu’il faudrait se satisfaire de ce qu’on connaît déjà alors que nous avons tant à apprendre encore. L’humanité ne peut être satisfaite de son sort, le désir est le propre de l’homme, sa folie constitutive, désir jaloux de la jouissance de l’autre que nous ne pourrons pas éteindre mais qui peut s’exprimer autrement qu’à travers l’accumulation de marchandises. L’écologie peut détourner la consommation sur les services ou l’immatériel et montrer qu’on peut agir en consommateur citoyen, non pas tellement en réduisant sa consommation qu’en encourageant des réseaux alternatifs dont le commerce équitable n’est qu’une ébauche encore très insuffisante. C’est là encore le circuit qui est décisif. Ainsi, consommer bio n’est pas seulement bon pour notre santé, c’est aussi bon pour construire des réseaux de distribution alternatifs. Tout ceci est essentiel à condition de s’inscrire dans une alternative qui porte vraiment l’ambition de se passer à terme du capitalisme afin de rendre ce monde plus supportable et durable, en dépassant le productivisme dans la production elle-même.