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Accès au système de santé pour les étrangers : le droit progresse, l’exclusion persiste
vendredi 13 mai 2005
Paradoxe de la politique de santé : depuis la réforme de l’Aide Médicale (1992), la réforme du statut des étrangers malades (1998), puis la couverture maladie "universelle" (CMU, 1999), le droit n’a cessé d’être amélioré dans les textes. Pourtant, les difficultés d’accès aux droits et aux soins pour les populations les plus fragiles, dont les étrangers précaires, perdurent, et l’accès aux prestations de santé reste un parcours du combattant. Pour Didier Maille, responsable du service social du Comede (Comité médical pour les exilés) et Arnaud Veisse, médecin coordinateur du Comede, témoins au quotidien de ce paradoxe, l’accès effectif aux droits est indissociable de la démarche thérapeutique.
Un poste d’observation privilégié : le Comede
[1]
Le Comede continue de recevoir quotidiennement de toute l’Ile-de-France des patients exclus du système de santé de droit commun pour une prise en charge médico-psychologique et un travail spécifique sur l’accès aux soins. Tous sont en exil, après un parcours jalonné de conflits et de ruptures multiples. La plupart resteront des exclus, au terme d’une demande d’asile qui se heurte à une application toujours plus restrictive de la Convention de Genève sur les réfugiés.
Pourtant, en 22 ans d’existence du Comede, après une réforme de l’aide médicale et une couverture maladie annoncée comme "universelle", les dispositifs de soins gratuits se sont multipliés. Alors qu’ils vivent dans une très grande précarité psychologique, sociale et administrative, ces patients s’inscrivent clairement dans une démarche d’insertion, comme en témoigne notamment l’énergie avec laquelle ils tentent d’être reconnus dans leurs droits (droit d’asile, au séjour, à la santé). Malgré cette dynamique, la précarité administrative a des effets désastreux, pour les sans-papiers déboutés du droit d’asile, mais aussi pour d’autres étrangers pourtant en situation régulière, comme les demandeurs d’asile territorial, dépourvus de toute ressource légale et non autorisés à travailler.
On constate chaque jour les conséquences dramatiques, sur le plan social et psychologique, de la pérennisation d’une situation précaire ou irrégulière qui leur interdit toute intégration, les transforme en survivants et les livre à l’exploitation d’employeurs peu scrupuleux. On constate également combien la reconnaissance du droit au séjour représente le point de départ d’une nouvelle vie, d’une dynamique d’intégration qui améliore considérablement l’état de santé.
En revanche, en matière de soins médico-psychologiques, les besoins des malades étrangers ne sont pas différents de ceux des malades "autochtones", sur le plan du VIH comme de tout autre problème de santé. Pourtant, l’accès aux soins et la prise en charge de cette population restent très souvent insuffisants ou inexistants, malgré deux dispositifs juridiques théoriquement protecteurs :
– d’une part, la réforme du droit de la protection maladie qui dès 1992 permettait à toute personne démunie vivant en France (y compris les sans papiers) d’accéder à l’intégralité du système de santé (réforme confirmée par la couverture maladie universelle CMU) ;
– d’autre part, la réforme Chevènement de 1998 qui prévoit, pour les étrangers, la délivrance de plein droit d’une carte de séjour d’un an pour raison médicale.
Protection maladie : une application des droits difficile à obtenir
La réforme de 1992 sur l’aide médicale n’ayant jamais été intégralement appliquée, une autre loi sur la couverture maladie dite "universelle" est entrée en vigueur en janvier 2000. Cette CMU est destinée aux français et aux étrangers en situation régulière. Pour les exclus de "l’universel", c’est-à-dire les sans-papiers, le législateur a prévu le droit à l’aide médicale état (AME), sorte de CMU au rabais [2].
Un an et demi après la mise en place de la réforme CMU/AME, quel bilan peut-on en dresser ? Certainement de grands progrès en matière d’accès aux soins pour la plupart des exclus d’hier. Pour les étrangers en situation administrative précaire, c’est autre chose. Le rapport annuel de l’Observatoire du Droit à la Santé des Etrangers, qui dresse un état des lieux précis, est des plus alarmants [3]. À ce jour :
– un dispositif stigmatisant de guichets spécifiques pour l’aide médicale des "sans-papiers" s’installe dans la durée, au mépris du guichet unique promis par la loi,
– à la place du principe de la "présomption de droit" qui doit permettre d’obtenir la CMU "de base" dans les jours suivants la demande, on observe en pratique une suspicion de non-droit, qui maintient de nombreux étrangers en situation précaire exclus de leurs droits, notamment en les renvoyant abusivement sur le système de l’aide médicale état.
– l’admission immédiate, qui est le mécanisme d’urgence pour obtenir la complémentaire CMU ou l’AME, reste profondément ignorée par des caisses de sécurité sociale.
Aujourd’hui comme hier, les étrangers en situation précaire sont contraints à l’assistance d’un tiers pour obtenir leurs droits, et doivent parfois aller jusqu’au tribunal pour se les voir reconnaître. Or, aujourd’hui comme hier, il n’y a pas de continuité des soins sans protection maladie.
Le système de santé, profondément ignorant du droit de ces personnes et confronté aux pratiques illégales et restrictives de la sécurité sociale, préfère souvent utiliser des circuits de soins gratuits pour ces exclus de l’universel. Ce parcours du combattant que représente l’accès aux droits, entraîne le recours abusif à ces structures, ce qui alimente le circuit de l’exclusion et pérennise une médecine à deux vitesses. En effet, toute tentative de prise en charge "gratuite" conduit à une restriction des soins nécessaires, et parfois à un abandon des soins par le patient, par exemple lorsqu’il reçoit la facture de l’hôpital après une consultation prétendument "gratuite".
On croit contourner les difficultés d’accès aux droits en s’adressant aux dispositifs d’accès aux premiers soins (associations, PASS des hôpitaux publics), dont le nombre et la visibilité augmentent régulièrement. Incapables d’assurer la continuité des soins en l’absence d’une protection maladie, ces dispositifs peuvent rendre l’exclusion plus douce par leur capacité d’écoute et par leur pratique experte des solutions personnalisées et autres bricolages de soin. S’ils restent indispensables à ce jour pour pallier les problèmes liés aux délais administratifs d’ouverture des droits, ils doivent clairement rompre avec la pratique d’une médecine trop souvent limitée au soin par soin. Là encore, l’accès à la protection maladie, au besoin en "admission immédiate" doit être affirmé comme une priorité.
Droit au séjour en France pour raison médicale : quand les pouvoirs publics organisent la résistance à l’application du droit
La nécessité d’une "régularisation pour raison médicale" s’est manifestée au début des années quatre-vingt-dix, à l’initiative de plusieurs équipes médicales, d’associations et de services ministériels. Les effets de lois de plus en plus répressives à l’encontre des étrangers dérangeaient d’autant plus lorsqu’il s’agissait d’expulser des personnes malades, notamment de façon "planifiée" à la sortie de prison ("triple peine") avec des conséquences prévisibles dramatiques sur la continuité des soins.
Comme dans d’autres domaines, le sida a joué un rôle déterminant dans la prise de conscience de la nécessité d’offrir une "protection", voire un "statut" pour les personnes doublement atteintes par la maladie et le syndrome acquis de l’irrégularité de séjour. Les premières études demandées par les Ministères de la Justice (alors en charge du dossier santé et prison) et de la Santé étaient en théorie limitées au sida. En pratique, elles ont très vite intégré la nécessité d’élargir la problématique à l’infection à VIH puis à l’ensemble des affections sévères, dont la liste ALD30 de la sécurité sociale (affections de longue durée prises en charge à 100 %) a pu constituer une première approche.
La mobilisation interassociative a permis, après plusieurs années d’efforts, d’inscrire pour la première fois dans la loi l’inexpulsabilité des étrangers "atteints de pathologie grave" (dans l’éphémère loi Debré de 1997). C’est donc clairement dans un contexte de revendications portées par les associations des secteurs santé et droits de l’homme que la réglementation a pu effectivement évoluer vers un système qui, en droit, comporte aujourd’hui de réelles possibilités de protection. Parmi les innovations de la loi Chevènement de 1998, le droit au séjour pour raison médicale a été présenté par le gouvernement comme l’expression même de la cohérence de sa politique d’immigration : protégés de l’éloignement depuis 1997, les malades étrangers devaient pouvoir enfin disposer d’un titre de séjour de plein droit, une carte de séjour temporaire (CST) avec droit au travail, délivrée sur avis du médecin inspecteur de santé publique de chaque DDASS.
Bien que ce droit soit sans équivalent en Europe, le bilan de l’application de cette réforme est, là encore, des plus mitigés. Devant la fermeture quasi-généralisée de l’accès au séjour en France, cette régularisation "médicale" est perçue par beaucoup d’exilés comme une issue de secours, comme un ultime espoir. Et face à une demande considérée comme abusive, les préfectures organisent la résistance contre l’accès effectif aux droits : difficultés d’accès aux guichets, refus d’enregistrer les demandes, violation du secret médical, délivrance dans 2 cas sur 3 d’une autorisation de séjour (APS) beaucoup plus précaire que la CST prévue par la Loi [4].
Le problème de ce titre de séjour est également très délicat pour les malades qui ont guéri, et risquent de s’en voir refuser le renouvellement. La question qui se pose à eux est celle-ci : s’agit-il de rester malade le plus longtemps possible pour pouvoir "vivre normalement", c’est-à-dire avec des papiers ?
L’utilisation inappropriée de cette demande a déjà des effets désastreux pour certains demandeurs d’asile qui, orientés à tort sur une régularisation "médicale", se voient transformés en "malades" sur le plan social et administratif. De la même manière que les réfugiés "pauvres" étaient déjà suspectés de s’exiler pour des raisons économiques, les réfugiés "malades" sont dorénavant suspectés de s’exiler pour des raisons thérapeutiques, même s’ils découvrent leur maladie le plus souvent après l’arrivée en France. Cette situation témoigne, une fois de plus, de l’écart croissant entre les choix affirmés publiquement par le pouvoir législatif, et leur mise en œuvre par l’exécutif, tant lors de la rédaction des textes d’application que dans leur application quotidienne.
Dans tous les cas, cette régularisation pour raison médicale, symbole d’une politique souvent présentée comme "humanitaire" vis-à-vis des exilés et des sans-papiers, ne reste qu’un palliatif pour accéder au séjour. Cette même politique "humanitaire" a créé l’asile territorial, qui entérinait l’application restrictive par la France de la Convention de Genève. Elle recouvre, tout en en limitant les effets les plus désastreux, une politique de déni de droit pour les plus précaires des étrangers. Tout en refusant de renvoyer mourir chez lui celui qui vit chez nous, elle admet une pratique quotidienne tournée vers la gestion d’une misère qu’elle entretient. Elle opère au détriment d’une véritable politique fondée sur le droit.
L’humanitaire aux dépens du droit
En matière de santé, c’est sur le plan social et juridique que les besoins sont les plus considérables.
Mais la confusion est grande, avec des professionnels médico-sociaux (et les agents de la sécurité sociale) qui entretiennent l’idée que les étrangers en situation administrative précaire relèveraient de dispositifs spécifiques (hors du droit commun), jusqu’aux préfectures qui affirment, contrairement aux intentions du législateur, que "séjourner en France pour raison médicale n’est pas un droit" [5] Le contexte actuel témoigne ainsi de l’inaccessibilité effective de ces populations à des droits pourtant protecteurs.
Face aux obstacles résistant même à l’obstination des plus volontaires, le système de santé admet la non-application du droit comme une fatalité, et cède aux sirènes de l’humanitaire qui desservent à terme l’objectif de lutte contre les exclusions. En matière de santé, ce renoncement pérennise le recours aux soins gratuits dans le cadre d’une médecine à deux vitesses, où la précarité administrative (l’absence du "document adéquat") a remplacé la précarité sociale (l’absence de ressources).
Dans ce contexte, les discours teintés d’idéologie "humanitaire" doivent plus que jamais être décryptés avec circonspection. Car c’est bien le droit positif et son application effective qui, seuls, peuvent garantir l’égalité de tous au sein du système de santé.
[1] Le Comede est né en 1979 pour répondre aux besoins de santé des demandeurs d’asile arrivant en France et exclus de l’accès aux soins. Comprenant 35 professionnels, l’équipe du Comede reçoit au centre de santé dans l’hôpital de Bicêtre plus de 5000 patients par an de près de 100 nationalités. Association Le Comede, centre médico-psycho-social, hôpital de Bicêtre, BP 31, 94272 Le Kremlin-Bicêtre Cedex.
[2] L’AME ne permet pas la prise en charge des prothèses, maintient l’obligation alimentaire opposable à la famille du demandeur, limite les soins "en établissement de santé" pour les étrangers en situation irrégulière résidant en France depuis moins de 3 ans. Destinée aux exclus de "l’universel", elle accentue la séparation entre le droit commun et l’aide sociale.
[3] Ce rapport est consultable et téléchargeable sur le site Internet : http://www.odse.eu.org. L’ODSE est une structure de coordination interassociative, composée de ACT UP Paris, AIDES Fédération Nationale, ARCAT SIDA, CATRED, CIMADE, Collectif national contre la double peine, COMEDE, FTCR, GISTI, Médecins du Monde, MRAP, SIDA Info Service. c/o Sida info service 190 Bd de Charonne 75020 Paris ; courriel : odse@lalune.org
[4] Voir l’analyse précise des dysfonctionnements dans le rapport 2000 de l’ODSE.
[5] Voir décision du sous-préfet du Raincy (Val-de-Marne) dans le rapport 2000 de l’ODSE.