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Vivre ensemble

vendredi 3 octobre 2008, par Stéphane Lavignotte, Véronique Dubarry

Voix mêlées, voix croisées, hommage à André Gorz et à D., par deux amis unis dans la vie, Stéphane Lavignotte et Véronique Dubarry.

Le premier livre que j’ai (Véronique) lu d’André Gorz : Métamorphoses du travail, quête du sens. Ce livre arrivait dans un moment charnière de ma vie. Je venais de quitter le père de ma fille, je vivais seule pour la première fois. Ayant arrêté les études avant le bac, j’étais rentrée dans l’administration et venais de rejoindre un nouveau poste. A ma demande, un militant écologiste de mes collègues me fournit une bibliographie. Au même moment, un autre ouvrage fut pour moi une baffe : La Misère du monde de Pierre Bourdieu. Je pris assez mal, comme une marque de mépris, la reproduction telle quelle des entretiens. Je retrouvais mes mots, mes façons de ne pas finir mes phrases, de dire tout et son contraire. J’étais épinglée comme un papillon dans une boîte. Je devais, je pouvais, ne plus être objet d’étude mais devenir, enfin, actrice, dans le monde et de ma vie.

Les premiers livres que j’ai (Stéphane) lu d’André Gorz furent Ecologie et politique et Adieux au prolétariat, en même temps que Ils vivent autrement d’Ingolf Diener et Eckhard Supp, trouvés tous les trois chez un marchand de livres d’occasion de Nancy (à moins que ce ne fût Metz), en vacances dans ma famille lorraine, l’ouvrière. Adolescent frustré de vie sentimentale, déraciné des pays de mon enfance, je m’enracinais dans le monde artificiel de l’écrit : le fanzine que j’animais au lycée, les récits des révoltes anarchistes qui nourrissaient mon romantisme, de l’Ukraine de Makhno à la guerre d’Espagne. Ils étaient mon opium, l’esprit d’une situation sans spiritualité [1]. Ces deux ouvrages d’André Gorz me firent penser différement. De gauche, je devenais écologiste. Je changeais dans les pensées à défaut de le faire dans ma vie. Je militais pour une vie autrement à défaut de vivre, réellement. Je restais enfermé. Pourtant, ces livres avaient clandestinement introduit dans ma vie hors-sol, une graine de moutarde que feraient germer des rencontres prochaines.

Nous nous sommes rencontrés quelques années plus tard et avons partagé ces douze dernières années. Après avoir essuyé l’un après l’autre nos larmes sur Lettre à D., nous nous sommes demandés : comment changeons-nous ? Que comprenons-nous de nos changements en regardant ceux d’André Gorz : de l’André Gorz de 1955 – celui des Fondements pour une morale – à celui de Lettre à D. Que comprenons-nous de nos changements en écoutant ce qu’il dit de sa relation avec la personne qu’il aime ?

En 1955, alors que Sartre théorise sa cruelle infidélité à Beauvoir, Gorz est persuadé que "l’amour exclusif que je porte à Kay est un produit de la société bourgeoise" [2]. Mais dans le même temps déjà, marcher main dans la main avec Kay/Doreen, insinue chez lui l’idée contraire, que "l’amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu’ils ont de moins dicible, de moins socialisable, de réfractaires aux rôles et aux images d’eux-mêmes que la société leur impose, aux apparences culturelles" [3]. L’hommage de Lettre à D.
En 1955, prenant l’image de la cité atteinte de l’épidémie, il s’interroge sur la fin et les moyens, donnant tort aux non-violents, tranchant que "dans une situation d’aliénation, les moyens ne sont jamais bons, la fin n’est jamais immédiate" [4]. Mais le doute est là, encore : "Par ailleurs, la survivance de la cité est-elle encore valable si elle doit être achetée à ce prix, si une partie des citoyens doit se faire le bourreau des autres ; ne vaudrait-il pas mieux que tels des amants dont l’un suit l’autre jusqu’au bagne ou dans la mort, tous revendiquent la fraternité dans la mort plutôt que de la renier pour conserver une vie à jamais empoisonnée ?" [5]. Le fil empoissonée de la vie de D., l’annonce de la mort en commun qui clot Lettre à D.
Comme des enquêteurs à la recherche de nos propres clés dans les récits des autres, nous cherchons dans la Lettre à D. ce qui peut faire pivot, retournement, conversion dans une vie. Ce qui transforme les appels au secours de 1955 en la lettre d’amour de 2007.
Il y a les ruptures. En 1973, après une première rencontre avec Ivan Illich, André Gorz écrit son premier article de vulgarisation sur les théses de l’auteur de Némésis médicale : "Quand la médecine rend malade". Cette année là se déclenchent les premiers symptômes qui entraineront lentement Doreen vers la mort, empoisonnement irréversible par un médicament employé huit ans plus tôt lors de l’opération d’une hernie discale.
La maladie s’aggravant, André Gorz décide d’arrêter de travailler au Nouvel Obs. Il partage la chambre de Doreen à la clinique. En sortant, ils s’installent dans la maison que Doreen a conçu, "maison magique" au milieu de la nature. Maison qu’ils devront quitter en raison de la construction d’une centrale nucléaire trois ans plus tard. La technique, encore. Il prend conscience de "n’avoir pas vécu (sa) vie, de l’avoir toujours observée à distance, de n’avoir développé qu’un seul côté de moi-même et d’être pauvre en tant que personne" [6]. "Je me suis dit que nous devrions vivre enfin notre présent au lieu de nous projeter toujours dans l’avenir." [7]
Les ruptures comptent. Mais la continuïté, tout autant. D’un journal à un autre, c’est Doreen qui crée et entretient la documentation d’André Gorz. Elle relit ses articles et ses manuscrits. "La base sur laquelle se construisait notre couple a changé au cours des années. Notre rapport est devenu le filtre par lequel passait mon rapport au réel. Une inflexion s’est opérée dans notre rapport. Longtemps tu t’es laissé intimider par mon côté péremptoire ; tu y soupçonnais l’expression de connaissances théoriques que tu ne maîtrisais pas. Petit à petit, tu a refusé de te laisser influencer." [8]
Dans ce chemin, secoué par la maladie, l’expulsion de leur maison, mais aussi la blessure narcissique de l’impossibilité d’éditer les Fondements pour une morale avant 1977, l’amour agit lentement, envers positif de l’empoisonnement de Doreen : "Mon amour pour toi, mieux : la découverte avec toi de l’amour, allait enfin m’amener à vouloir exister ; et comment mon engagement avec toi allait devenir le ressort d’une conversion existentielle." [9]. En 1970, après un voyage aux Etats-Unis où ils rencontrent ensemble les débuts de la contre-culture, il écrit : "Si militer ne veut pas dire construire aujourd’hui des rapports libérés, fraternels, vrais avec les autres, alors ce n’est pas la peine de changer le monde. Pour le changer, il faut d’abord vivre comme on pense." [10]
Au sortir de la bouleversante Lettre à D., nous pouvons nous laisser intimider : combien de personnes ont-elles la chance de rencontrer ainsi l’alter ego qui permet l’éclosion de soi ? "Héro et Léandre, Tristan et Iseult, Roméo et Juliette" [11] ? Pourtant, Lettre à D. raconte aussi autre chose. Un amour qui part mal – fusionnel mais pas assumé, un homme qui dévalorise celle qu’il aime, un intellectuel déraciné qui s’évade dans le monde des idées, une femme qui se laisse intimider et absenter. Un couple qui a les mêmes désaccords des dizaines de fois, chacun sachant par habitude ce que va répondre l’autre. Mais un couple qui croit assez en son amour pour prendre le risque d’une vie ensemble marquée par la conversation, la vie ordinaire, la dispute. Le mariage comme un long corps à corps amoureux où chacun utilise la force de l’autre pour opérer des retournements : "s’aimer consiste à préférer être ensemble à dire et faire des riens, pourvu que puisse se poursuivre la poétique conversation du corps et de l’esprit." [12] Dans cette simplicité là, découvrir qu’il y a déjà tout pour être heureux, et le vivre.

Le 24 septembre 2007, Jérôme m’a (Véronique) annoncé dans la journée le suicide d’André Gorz et de D. Le soir, je me retrouvais sur le terre-plein du boulevard de Belleville pour un rassemblement. Une dame s’était jetée du premier étage entendant que la police s’approchait de son appartement. Elle était chinoise, avait 51 ans. Elue verte de l’arrondissement, j’étais là, écharpe en bandoulière.

Au même endroit, Aminata, qui est mariée avec Jérôme, m’a (Stéphane) annoncé la mort d’André Gorz et de D. J’ai eu l’impression de perdre un membre de ma famille, qu’un morceau de moi s’éteignait. Véronique allait arriver quelques minutes plus tard.

Nous nous sommes retrouvés, nous nous sommes embrassés. Dans les jours qui ont suivi, nous avons lu Lettre à D., cadeau de l’une à l’autre, neuf mois plus tôt. En mourant, le théoricien était devenu un vivant. Comme récemment face à d’autres décès, nous avons cherché à rattraper l’irratrapable : de ne pas l’avoir rencontré, de ne pas avoir entendu la personne derrière les idées. Nous le cherchions dans ce livre. Nous les avons trouvé dans cette lecture, si dure à terminer, de peur de les perdre définitivement.
Nous les cherchions dans cette lecture. Ils nous ont aidé à nous trouver.

Le 24 septembre 2007, soixante ans après la première rencontre de André Gorz et de D.
Véronique Dubarry et Stéphane Lavignotte


[1"La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit d’une situation sans spiritualité. Elle est l’opium du peuple." Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844.

[2André Gorz, Fondements pour une morale, Galilée, Paris, 1977, p.113.

[3André Gorz, Lettre à D., histoire d’un amour, Galilée, Paris, 2006, p.24.

[4Op. cit. p.573.

[5Op. cit. p.571.

[6Op. cit. p.72

[7Op. cit. p.70

[8Ibid. p.44-45.

[9Ibid. p. 51.

[10Michel Bosquet, Critique du capitalisme quotidien, Galilée, Paris, 1977, p.330.

[11Lettre à D., op.cit. p. 24.

[12Olivier Abel, Le mariage a-t-il encore un avenir ?, Bayard, Paris, 2005, p. 68.