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Où en est le mouvement citoyen mondial ?

Entretien avec Gus Massiah

janvier 2003, par Gus Massiah

Fondateur de l’Association Internationale des Techniciens, Experts et
Chercheurs (AITEC), président du Centre de recherche et d’Information
sur le développement (CRID), Gus Massiah est une figure importante du
mouvement de solidarité internationale, en France et au-delà. Il revient
dans cet entretien sur l’émergence du mouvement d’opposition à la
mondialisation libérale et sur ses défis actuels, notamment les
relations avec le politique, le passage de la résistance à la
formulation de propositions ou la question des formes de lutte.

La première question est simple : le mouvement anti-mondialisation
existe-t-il ? C’est-à-dire dans quelle mesure peut-on parler d’un
mouvement et non pas de plusieurs ?

Si c’est un mouvement "anti-mondialisation", il en existe plusieurs. On
peut très bien dire y inclure par exemple l’ensemble du bloc islamiste,
des intégrismes religieux, des nationalismes. Par contre, si c’est un
mouvement "altermondialiste", on peut dire qu’il y a convergence. Ce
n’est pas tout à fait la même chose. Je préfère quant à moi le terme de
"mouvement citoyen mondial" [1]. Effectivement, je pense que l’on peut
dire qu’il y a un mouvement qui se pose la question de la citoyenneté
mondiale, de l’action citoyenne au niveau mondial, qui est en train d’émerger et qui commence à imposer un certain nombre de propositions, de pratiques, de luttes, et que l’on peut dater de 94-95. La chute du
Mur en 89 a été une grande victoire de tous ceux qui défendent l’idée
qu’il n’y a pas de dépassement au capitalisme, pas d’alternative. Ils
ont pu s’appuyer sur l’échec du bloc soviétique, même si celui-ci était
très critiqué, y compris par tous ceux qui sont aujourd’hui dans le
mouvement altermondialiste. Il a fallu un peu de temps pour faire le
deuil de cette "défaite", et se rendre compte que l’exploitation et les
discriminations continuaient, voire que la situation empirait. Et donc
un nouveau mouvement émerge, même s’il avait toujours continué depuis le
début des années 80, c’est-à-dire depuis la montée en puissance du
libéralisme, à y avoir des résistances, notamment dans les pays du
Sud : émeutes de la faim, luttes contre le FMI, question de la dette,
etc.

Pour comprendre ce qui se passe, il faut se reporter à la période
1917-1936, où l’on assiste au développement de quatre formes de
contestation du modèle capitaliste : la révolution de 17 en Russie, les
luttes de la décolonisation, les luttes ouvrières qui imposent le statut
du salariat (Front populaire par exemple) et le fascisme. La question du
fascisme est à peu près réglée avec la guerre de 45. Pas complètement
bien sûr, parce que cela continue et que cela va ressurgir dans les pays
du Sud, mais en tout cas le capitalisme, après avoir un peu hésité,
considère que le fascisme n’est pas une issue intéressante. C’est ce qui
l’amène d’ailleurs à mettre en avant la question de la démocratie de
façon crédible, ce dont il va se servir par rapport au bloc soviétique.
Et donc après avoir réussi entre 77 et 80 à utiliser la crise de la
dette pour imposer les ajustements structurels et remettre au pas les
pays du Sud, et après avoir résolu la question soviétique en 89, le bloc
dirigeant décide de s’attaquer à la dernière forme de contestation, en
remettant en cause de façon assez brutale l’ensemble du statut salarial.
Au niveau des retraites, de l’emploi, des systèmes de sécurité sociale
ou des services publics, on assiste à des offensives concertées qui
relèvent toutes d’une même politique de libéralisation, c’est-à-dire
d’ajustement des sociétés, indépendamment les unes des autres, au marché
mondial. C’est ce qui a lieu en 89-95, et qui va se bloquer avec un
certain nombre de grandes luttes, dont la première est la lutte sur les
retraites en Italie qui fait tomber le premier gouvernement Berlusconi,
suivie par la France, puis les Etats-Unis (la grande grève d’UPS), la
Corée, etc. Surtout, il va y avoir convergence entre deux fronts, celui
des luttes qui s’inscrivent dans la suite de la décolonisation et celui
des luttes salariales, alors qu’auparavant le mouvement de solidarité
internationale n’arrivait pas vraiment à articuler la question sociale
et les questions de domination. La grande nouveauté de ce mouvement est
qu’il commence à prendre conscience des liaisons entre les grandes
contradictions existantes : la question des inégalités sociales (et des
discriminations, ce qui est très important parce que les discriminations
sont en fait structurantes des inégalités), la question des inégalités
Nord/Sud et la question écologique.

Au-delà de la décolonisation et de la question salariale, la spécificité du mouvement altermondialiste ne repose-t-elle pas surtout sur l’émergence d’une série de mouvements qui débordent largement le cadre des luttes du salariat, comme les mouvements sur les questions de discriminations justement (mouvements des "sans", minorités) ou les mouvements écologistes ?

Oui bien sûr, mais ce qui est de nouveau, c’est la convergence de ces
différents mouvements. L’intérêt de Johannesburg, par exemple, est
d’avoir marqué de façon claire la liaison entre environnement et
développement, c’est-à-dire le caractère historique de la dimension
écologique, qui auparavant n’était pas perçue de cette manière par tout
le monde. De la même façon, la question sociale n’est plus seulement la
question ouvrière : c’est la question des discriminations qui se
retrouve au centre, alors qu’auparavant elle était considérée comme
secondaire. Pourquoi cette convergence ? Elle est liée d’abord à cette
offensive dont je parlais, mais aussi au fait que le système capitaliste
arrive à un point où il lui faut lui aussi rénover ses institutions pour répondre à l’avancée de la mondialisation : en créant d’une part un cadre institutionnel pour la mondialisation des échanges, et d’autre
part des modes de régulation qui accordent une place plus grande aux
entreprises, et notamment aux multinationales, par rapport aux Etats. Ce
sont les deux questions qui vont être posées dans les années 93-94 avec
le passage du GATT à l’OMC et avec l’AMI (Accord multilatéral sur
l’investissement). L’AMI a été un moment très important psychologiquement, parce qu’il a échoué certes en raison des résistances, mais aussi à cause des contradictions internes au système entre Américains, Japonais et Européens. Cela va apparaître comme une victoire, et il semblera à nouveau possible d’empêcher ce rouleau compresseur. En deux ans, entre les manifestations contre l’AMI (qui étaient plutôt clairsemées) et Seattle, va se développer une convergence beaucoup plus organisée de l’ensemble des grands mouvements : écologistes, consommateurs, mouvement de solidarité internationale (ONG, etc.), mouvement syndical, mouvement paysan, et tous les mouvements démocratiques (jeunes, femmes, etc.) qui luttent justement contre les discriminations. C’est tout cela qui va constituer le mouvement citoyen mondial, dans les cinq années qui vont entre 1997 et 2002.

Vous parliez tout à l’heure des manifestations contre Berlusconi, contre le plan Juppé, etc. Dans quelle mesure n’est-on pas, puisque vous parlez
de 2002, revenu au point de départ ?

Le problème est la difficulté du mouvement citoyen mondial, comme de tous les mouvements sociaux, à innover dans le passage du social au politique. Ce qui s’est passé en Italie, notamment, c’est qu’après avoir connu un mouvement social extrêmement fort, la gauche est arrivée au pouvoir, mais comme elle n’a rien fait, c’est Berlusconi qui est repassé aux élections suivantes. Donc le mouvement citoyen aujourd’hui, aussi bien au niveau national (on l’a encore vu en France) qu’au niveau mondial (notamment sur la question de la guerre), est confronté à cette question non surmontée du passage du social au politique, ce qui explique qu’à un moment donné il se bloque. Par contre, au niveau local,
il y a des avancées, avec l’idée des coalitions locales, du budget
participatif, etc. Au niveau des grandes régions comme l’Europe, il y a
également des avancées, parce qu’au fond, le caractère technocratique de
ces grandes institutions régionales les fragilise un peu, par exemple au
niveau du pouvoir judiciaire avec l’apparition d’instances de recours
comme la cour européenne des droits de l’homme. Nous sommes dans une
période très bien résumée par Gramsci : "l’ancien monde se meurt, le
nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les
monstres" : une période de contradictions dont personne ne peut dire si
elle va déboucher sur des catastrophes ou sur le dépassement positif des
contradictions, et dans laquelle se pose, effectivement, la question des
"monstres".

Avec le premier Forum Social Mondial en 2001, le mouvement est passé à une nouvelle phase, axée sur l’élaboration de "propositions". Le FSM a cristallisé en retour de nombreux débats, tant sur sa représentativité
que sur les formes de convergence ou d’unité du mouvement, voire sur la
capacité de celui-ci à intégrer durablement des composantes aussi
différentes que des ONG, des mouvements sociaux, etc., autrement que sur
un mode défensif.

On ne peut pas séparer résistance et proposition. Certes, il y a des moments où la résistance occupe le devant de la scène, parce que l’offensive que l’on subit est forte, et des moments où les propositions trouvent plus de place, mais on ne peut jamais vraiment les séparer. Ensuite, le mouvement n’est pas homogène et ne le sera jamais. C’est justement la différence avec ce qui s’est passé dans le bloc soviétique.
Nous n’avons pas une vérité qu’il suffirait de prendre le pouvoir pour imposer. Nous avons à inventer des politiques à partir de positions diverses. Donc le fait qu’il existe plusieurs composantes et qu’elles débattent, parfois même de façon vigoureuse, n’est pas négatif. Le problème de définir quelques grands thèmes communs de mobilisation et une forme d’organisation qui les porte ne se pose pas. En tout cas ce n’est pas possible. Et c’est plutôt bien. À partir de Porto Alegre, effectivement, le mouvement a décidé de ne pas se définir uniquement en
termes de résistance, mais aussi de mettre en avant la question des propositions. C’est très positif, c’est une prise d’autonomie. Évidemment, à partir de là, beaucoup de questions se posent. D’abord, cela se fait à l’invitation de l’Etat et de la mairie : on retrouve toujours cette question du politique. La deuxième question, probablement plus difficile encore, est de trouver comment élaborer de nouvelles propositions compte tenu de deux difficultés majeures : le lien entre travail intellectuel et mouvements sociaux ; et comment penser
"mondial". Sur la première difficulté, Porto Alegre est quand même un
bon espace de mon point de vue, même s’il y a un certain nombre de
points qu’il faut corriger : quand on va à l’Université catholique, ce
sont surtout les intellectuels qui parlent. Quand on va dans le
campement des jeunes, il n’y a pas beaucoup d’intellectuels. Quand on va
voir les syndicats, il n’y a pas beaucoup d’exclus. On voit bien que le
Forum est une addition de ces trois espaces, et que pour l’instant il y
a trois modèles de débat intellectuel différents, même s’il y a aussi
des innovations intéressantes dans ce domaine, par exemple dans le cadre
de Via Campesina. L’autre difficulté est de penser "mondial" alors que
l’on n’a pas les mêmes langues et les mêmes modèles de références, et
que l’on revendique la diversité culturelle dans un système qui est de
fait très uniformisant. Je raconte souvent, quand on me demande ce qu’il
y a d’intéressant dans ATTAC, comment quelqu’un a vu un jour dans le
"Grain de sable" un article qui l’intéressait et a décidé de le
traduire. Il y a eu suite à cela un appel à traducteurs bénévoles, des
gens se sont inscrits, et aujourd’hui ils sont 740 ? Résultat cet été :
Oxfam (une grande ONG anglaise) publie un texte à l’occasion de
Johannesburg pour dire que le problème principal est l’accès aux marchés
du Nord des produits des pays du Sud. Ce texte est traduit, et là-dessus
Walden Bello, du Third World Network, répond de Malaisie que cela
revient à proposer d’intégrer les pays du Sud dans le marché mondial, et
qu’il ne voit pas très bien comment défendre une telle position sans
rien de plus. Dix personnes du monde entier interviennent en plusieurs
langues, et en un mois il y a débat mondial. Donc il y a là aussi des
avancées, mais cela demeure une question très compliquée, d’autant plus
que l’action, elle, est locale ou nationale, et non pas mondiale.

Justement, on a l’impression que la forme d’action prédominante au niveau mondial reste celle de la "campagne" : des experts traduisent les
problèmes globaux et formulent des revendications, et la base manifeste
ou fait des pétitions pour porter interpeller les décideurs politiques.
Est-ce vraiment la seule forme d’action possible et ne faut-il pas
mettre l’accent sur la construction d’alternatives concrètes ?

Il n’y a pas de forme de lutte qui soit supérieure aux autres en
elle-même. Il y a toujours articulation et coexistence entre différentes
formes de lutte. C’est la situation qui est déterminante, y compris de
la nature des revendications. Prenons l’exemple de la taxe Tobin : on
peut très bien dire d’une taxe sur les transactions financières
constitue le summum du réformisme, que c’est ce dont le capitalisme a
besoin pour fonctionner. Et d’autres disent que la taxe Tobin est
vraiment révolutionnaire. Mais en soi elle n’est ni réformiste ni
révolutionnaire, cela dépend de la situation. Si c’est inacceptable, ou
si cela introduit des contradictions supérieures à celles qui existent
actuellement, c’est intéressant, sinon cela ne l’est pas et cela peut
même être contre-productif, ou être récupéré. Sur la question de
l’expertise : bien sûr, le danger existe, mais il ne faut pas non plus
l’exagérer. Il y a toujours expertise, et elle n’est pas forcément
appropriée par une classe sociale : il y a des experts ouvriers, des
experts paysans, des experts chômeurs, etc., surtout dans des sociétés
où l’éducation a progressé. En France, nous avons une tradition de
grande méfiance par rapport aux intellectuels. Ce qui leur donnait
toujours une position tout à fait à part, qui facilitait leur
intégration et leur récupération par le pouvoir. En Italie, on n’a pas
du tout la même culture : les mouvements sociaux sont plutôt fiers de
leurs intellectuels - mais ce sont les intellectuels des mouvements
sociaux. Donc on ne peut pas parler de l’expertise en tant que telle :
il y a une bataille à mener dans l’expertise. C’est pour cela que nous
avons créé l’AITEC : nous luttons pour une expertise citoyenne, pour
des experts qui choisissent [2]. Évidemment, cela ne signifie pas que
les experts ne se retrouvent pas à un moment donné en position de
pouvoir. Mais c’est au mouvement de s’organiser pour contrôler ses
experts, non pas les contrôler en les empêchant de penser, mais les
contrôler en les poussant à penser plus, à rendre compte et à vérifier.
Maintenant, comment apprécier les formes de lutte et de résistance ? Il
y a d’abord les formes de lobbying, qui ne sont jamais inintéressantes,
mais jamais déterminantes non plus. Il y a la forme des grandes luttes
de résistance ou de revendication. Même avec les dangers qu’elles
peuvent représenter, notamment le danger du corporatisme, ce sont des
moments de prise de conscience considérable, de dépassement individuel
et collectif. Je me rappelle par exemple en 95, lors d’un meeting à la
gare de Lyon, qu’un des cheminots avait dit : "Moi, je suis rentré dans
cette lutte pour défendre mon statut, puis je me suis dit que le service
public était une bonne idée pour défendre mon statut, mais maintenant je
crois vraiment au service public et à mon utilité sociale". Ensuite, il
y a les pratiques sociales au sens très large : pratiques techniques,
pratiques militantes, pratiques économiques, etc. Il y a les pratiques
sociales militantes dans le secteur classique : le syndicalisme, etc.
C’est un peu la même chose que les manifestations, une école de
formation, d’apprentissage, de construction d’expertise, où tout est
possible. Et puis il y a les pratiques sociales qui sont de type
économie sociale, solidaire, de proximité ? C’est assez compliqué, parce
que l’on peut y voir aussi bien des formes de transition vers le système
(c’est d’ailleurs ainsi que la Banque mondiale considère le secteur
informel : l’endroit où vont se former de futurs entrepreneurs), que
comme des formes d’insertion, ou des formes caritatives ou correctives.
On peut aussi les comprendre comme des formes de dépassement partiel,
par exemple des formes de travail plus collectives, qui ne soient pas
uniquement fondées sur la hiérarchie ; ou trouver une réponse à la
question de la propriété : c’est le mouvement coopératif. Ces formes
sont-elles nouvelles par rapport aux rapports sociaux dominants ? Je
dirais dans un premier temps non, parce qu’elles sont quand même
dominées par ces rapports. Dans un deuxième temps, ce n’est pas
impossible. De la même manière que les premiers linéaments du
capitalisme dans le système féodal étaient aussi encore féodaux et ne
sont devenus vraiment capitalistes quand le féodalisme a été dépassé en
tant que mode de production dans son ensemble, les rapports sociaux que
nous voyons aujourd’hui avec le microcrédit, les coopératives, les
entreprises d’insertion, les SEL, etc. sont pour l’instant des rapports
sociaux quand même dominés par le capitalisme, même s’il y a la volonté
de le dépasser. Ils permettent d’expérimenter énormément de choses, à
condition de ne pas se faire trop d’illusions. Il faut les soutenir, les
pousser jusqu’au bout, d’autant plus que le capitalisme est en crise et
qu’il n’est pas en mesure d’encadrer l’ensemble de la population - et
que ce n’est pas son intérêt, vu la révolution technologique et
scientifique. Il est très important de bien voir que ce sont des formes
qui permettent une prise de conscience plus grande, qui permettent
d’expérimenter et de construire des mouvements nouveaux.


Propos recueillis par Olivier Petitjean


[1Voir le texte de Gus Massiah intitulé "Le mouvement citoyen mondial" : http://www.crid.asso.fr/textes/fondateurs/mvt_citoy.htm

[2Voir la conclusion de Gus Massiah dans le numéro d’Archimède et Léonard, revue de l’AITEC, sur le financement du développement durable (été 2002).