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Johannesburg, victoire morale

janvier 2003, par Alain Lipietz

Le Sommet mondial sur le développement durable de Johannesburg a provoqué
beaucoup de déception dans les rangs écologistes. S’agit-il vraiment d’un
échec, et quelles en sont les raisons ? Le pire n’a-t-il pas été évité ?
Quelles sont les perspectives d’action et de mobilisation futures qui se
dégagent de Johannesburg ? Bilan du sommet par Alain Lipietz.

Le sommet de Johannesburg a été un sommet difficile, décourageant par bien
des aspects. Mais il marque en réalité une bataille d’arrêt gagnée face à
une offensive patronale qui aurait pu donner bien pire. On a livré en
quelque sorte une "bataille de la Marne du développement soutenable", et on
peut donc s’attendre à quelques années de guerre des tranchées avant la
percée décisive.

Et il fallait s’y attendre. Je tempêtais déjà au lendemain de Rio contre
mes amis écologistes, les Verts, Greenpeace, les Amis de la Terre, etc. Eux
disaient : "La montagne a accouché d’une souris...". Non, elle n’avait pas
accouché d’une souris, elle avait accouché de Rio. Et il a fallu défendre
Rio. Quand on passe son temps à dire que ce qu’on a obtenu, ce n’est rien,
on n’est pas très armé ensuite pour le défendre contre ceux qui disent que
c’est déjà beaucoup trop. A l’époque de l’écologie fraîche et joyeuse,
c’est-à-dire Stockholm en 1972, on était tous pour que la planète soit
belle ! On n’avait peut-être pas mesuré combien nous sommes prêts à payer,
chacun d’entre nous, pour que la planète soit belle.

L’intérêt que la planète soit belle est celui de tous, mais il n’est que
statistique. Certains peuvent vivre de mieux en mieux dans une planète qui
globalement devient de plus en plus laide. Il suffit de se maintenir sur la
niche, de plus en plus étroite, des plus riches. Pourquoi s’ennuyer à
vouloir que ce soit valable pour tout le monde ? Le développement
soutenable, c’est un choix, un choix éthique, un choix politique.
Johannesburg, c’est la réaffirmation de ce choix. C’est tout, c’est
beaucoup.

J’ai participé à Johannesburg sous deux casquettes. D’abord en tant
qu’eurodéputé vert : le groupe des Verts au Parlement Européen avait
organisé toute une série de débats. Puis j’ai participé, plutôt en tant
qu’intellectuel, au débat un peu plus officiel de l’Union Internationale
pour la Conservation de la Nature (IUCN), organisation du genre de
l’UNESCO, avec les représentants des pays et de leurs sociétés savantes. Ce
débat s’intitulait "Ethique, commerce et développement soutenable". Et la
première table-ronde (j’ai aussi participé à la troisième) avait pour titre
"Private greed versus public need" : l’avidité privée contre le besoin
public. La présidente de l’IUCN, Mme Yolanda Kakabadse, ayant félicité la
personne qui avait trouvé ce titre, j’ai rappelé la "Fable des Abeilles" de
Mandeville sur la façon dont les humains peuvent établir un pacte entre
eux. Selon certains, le marché, en organisant la convergence des intérêts
privés, suffira à assurer l’intérêt public. D’autres disent qu’il faut une
couche supplémentaire : une "morale universelle", des valeurs partagées, un
engagement commun sur ces valeurs, pour que tout n’explose pas. Le premier
point de vue est plus développé par Adam Smith, qui explique que ce n’est
pas par philanthropie que le boulanger produit du pain. Au contraire, en
produisant son pain, il espère gagner de l’argent (parce que les gens ont
besoin de pain) et acheter ce dont lui a besoin. Et l’autre point de vue
objecte que le marché n’aboutit pas nécessairement à cet équilibre, parce
qu’il y a des rapports de force : le marché, c’est la victoire du plus
fort. Par exemple, le catholicisme social se dresse immédiatement : "La
liberté d’entreprise, c’est le renard libre dans le poulailler libre".
Objection portée au paroxysme par les exigences du "développement
soutenable".

Selon la définition du rapport Brundtland confirmée par l’ONU au sommet de
Rio, il s’agit d’un modèle de développement qui "satisfait les besoins de
la génération présente, à commencer par ceux des plus démunis, sans
compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs".
On oublie souvent ce petit membre de phrase : "en commençant par ceux des
plus démunis". Ce qui n’est pourtant pas une grosse exigence ! On peut
avoir un développement de plus en plus inégalitaire, mais du moment que
ceux d’en bas progressent sans arrêt, cela suffit à le rendre "soutenable".
C’est ce qu’on appelle le critère de justice de Rawls. Mais en plus, il
faut que cela ne compromette pas la capacité des générations suivantes à
satisfaire leurs besoins. En général, on estime qu’il suffit que chaque
génération préserve l’environnement, y compris le climat, la biodiversité,
etc., pour permettre la perpétuation de génération en génération. On
"relocalise" ainsi dans la génération présente cette exigence pour les
générations futures.

Certains vont dire : "le marché suffit". Pour paraphraser Mandeville ou
Adam Smith, ce n’est pas parce qu’elles sont pour le développement
soutenable que des entreprises comme la Générale des Eaux (Vivendi), la
Lyonnaise des Eaux, etc. vont investir des milliards pour que l’eau soit
saine, mais parce qu’elles y trouvent leur intérêt. Il suffit d’avoir un
bon système de prix : tout le monde, en poursuivant ses intérêts sur le
marché, aboutira au développement soutenable.

D’autres diront que, pour différentes raisons, il ne peut en être ainsi :
parce qu’il y a des inégalités de forces, parce que les générations futures
ne peuvent faire valoir leurs intérêts, parce que les dotations initiales
ne sont pas optimales...

Il s’agit là encore d’une très vieille idée : tout de suite après
Mandeville, il y a eu une contre-attaque tout aussi imagée, avec le livre
du Marquis de Sade Justine ou les infortunes de la vertu. Une jeune femme,
charmante et favorable au progrès collectif, se heurte malheureusement à
des gens qui la violent, la torturent en lui expliquant "Ecoutez, nous
avons le rapport de force pour vous infliger ça ". Elle répond "Mais enfin
c’est affreux, vous me faites très mal", à quoi ils rétorquent "Oui, mais
nous, ça nous fait plaisir". Bref, en poursuivant nos intérêts privés nous
arrivons à un résultat collectif qui n’est pas favorable à tout le monde.
Cette option ne peut aboutir qu’à un désastre, à mon sens, et pourtant elle
a failli gagner...

Observons ce qui avait été "bracketé" à la conférence de Bali, préparatoire
à Johannesburg, c’est-à-dire ce qui ne faisait plus consensus, qui était
mis entre crochets parce que plusieurs délégations s’y opposaient. On voit
bien que c’était justement ce qui avait été accepté comme "morale publique
universelle du développement soutenable" à la conférence de Rio. Des
phrases comme : "la défense de l’environnement est une obligation commune
mais différenciée" (c’est-à-dire que tout le monde doit défendre
l’environnement, mais tout le monde n’a pas les mêmes moyens pour le
faire), qui avait fait consensus à Rio, ne faisait plus consensus dix jours
avant la clôture de la conférence de Johannesburg ! Le "principe de
précaution" prescrit que lorsqu’une entreprise veut lancer un nouveau
produit dont elle attend monts et merveilles pour elle et la société,
conformément à l’optimisme de Mandeville ou d’Adam Smith, l’Etat, la
puissance qui a le monopole de la violence légitime, doit lui interdire de
le faire s’il y a un risque de catastrophe. Ce principe a lui aussi été mis
entre crochets. Et l’on pourrait multiplier les exemples.

Finalement, les crochets sont tombés. On est revenu à la morale publique
collective de Rio. Et c’est déjà magnifique, car nous sortons de dix années
de recul. Nous sommes passés par la conférence de Marrakech qui a lancé
l’Organisation Mondiale du Commerce. Avec l’OMC, l’humanité semblait
répudier Rio et s’assigner, comme seule forme de régulation, le respect des
lois sacro-saintes du marché. Avec pour résultat ces procès
extraordinaires, découlant des normes de l’OMC, où un fermier américain
contaminé par des organismes génétiquement modifiés se voyait condamné par
un tribunal pour utilisation (même si par le biais du vent et donc non
consentie !) de graines génétiquement modifiées, brevetées par Monsanto...
Ce recul a bien failli être gravé dans le marbre à Johannesburg.

Les Verts et les ONG écologistes voulaient établir une hiérarchie des
normes : les normes internationales de défense de l’environnement, comme
celles de défense des droits sociaux, comme celles des droits de l’Homme,
devaient l’emporter sur la liberté du commerce. L’IUCN avait préparé une
formulation de compromis disant que l’OMC et les accords internationaux de
l’environnement devaient être "mutually supportive", c’est-à-dire se
renforcer l’un l’autre. Et bien, même cela avait été bracketé ! Les grandes
puissances n’en voulaient pas. Il s’agissait donc vraiment de la bataille
de la Marne. En dessous de la ligne de Johannesburg, tout était perdu.

La question est : pourquoi ? Qui a tenté de détruire l’esprit de Rio ?
D’abord et tout simplement des intérêts extrêmement puissants, qui avaient
été sous-estimés à Stockholm et encore sous-estimé à Rio. La formule de
Georges Bush Père, à Rio : "notre mode de vie n’est pas négociable",
traduction en quelque sorte de la formule sadienne "je suis puissant donc
je vous fais ce que je veux", était devenue la norme pour beaucoup de pays.
Face à cela, l’intérêt collectif ne pouvait pas prévaloir si facilement.

Ensuite, à Johannesburg, l’Union Européenne (et le président Chirac) a
semblé prendre la tête du combat pour le développement durable. Et nous
avons gagné sur le maintien des formulations, c’est-à-dire sur la
proclamation de la vertu. Ce qui est déjà beaucoup mieux que le cynisme ou
que le sadisme. L’hypocrisie (saluer la vertu sans la pratiquer soi-même),
c’est déjà mieux que nier la nécessité de normes éthiques !

Sauf que la faiblesse de l’hypocrisie, c’est qu’elle ne convainc pas. Nous,
l’Europe, ne pouvions convaincre. Quand l’Europe dit au Groupe des 77 (les
pays du Tiers monde) qu’il faudrait prendre telle ou telle mesure, eux
répondent qu’il faudrait commencer chez nous, et en les aidant.

Il y a un cas où cela a marché, c’est la lutte contre l’effet de serre.
L’Europe a effectivement, parce qu’elle y avait intérêt, parce qu’elle
avait les technologies, pris des mesures contre l’effet de serre et a pu
convaincre le groupe des 77 et ce nouveau pays du Tiers monde qu’est la
Russie de ratifier les accords de Kyoto. Et c’est une énorme victoire, peut-
être la seule vraie victoire de Johannesburg : elle prive les Etats-Unis
d’une minorité de blocage.

On n’arrivera à faire reculer l’hégémonisme "sadique" américain que par une
alliance entre l’Union Européenne et le reste des peuples de la Terre. Mais
cela suppose de balayer d’abord devant sa porte. On n’arrivera pas à
convaincre si tout notre langage démocratique, droits de l’hommiste,
développement soutenabliste, est perçu par les autres comme un festival
d’hypocrisie. Même si, encore une fois, l’hypocrisie, c’est mieux que le
cynisme. On ne réduira l’hégémonie américaine et on ne changera les
mentalités aux Etats-Unis qu’en donnant d’abord nous-mêmes l’exemple. J’ai
dit que Kyoto était exemplaire : on a réussi à isoler les Etats-Unis. Mais
en même temps, sur la Convention sur la Biodiversité, nous les Européens,
nous sommes mauvais, nous sommes du mauvais côté, nous sommes du côté des
Nord-américains. Pourquoi ? Parce que, pour le climat, nous utilisons déjà
deux fois moins d’énergie par euro produit que les Américains. Nous avons
une rente technologique sur l’énergie par rapport aux Etats-Unis. Sur la
biodiversité, non. Nous sommes est en rivalité commerciale avec eux pour
nous approprier la biodiversité du monde en cassant les cultures indigènes,
en envahissant et en détruisant les productions locales, etc. Avec notre
politique agricole, nous sommes en train de détruire la capacité des
paysans du monde à se nourrir et à nourrir leur propre peuple. Nous n’avons
pas soutenu le groupe des "mégadivers" (groupe de pays où se rassemble
l’essentiel de la biodiversité) à la conférence de La Haye, il y a 6 mois,
quant aux droits des peuples indigènes sur la biodiversité qu’ils ont
développée et protégée au péril de leur vie [1]. De même, nous n’avons pas
démantelé les subventions agricoles à l’exportation, qui tuent les efforts
du Tiers monde pour développer une agriculture, qu’elle soit vivrière ou
d’exportation. Comment pouvions-nous être crus ?

Or, cela, les gens le comprennent plus facilement que la nécessité de
sauver le climat. Tant que nous n’arriverons pas à devenir exemplaire sur
les questions de biodiversité, et sur la question de la nourriture qui
vient immédiatement derrière, nous n’arriverons pas à construire une
alliance pour isoler les Etats-Unis. Prenons encore un autre exemple :
celui de l’eau. Comme le dit Deleuze, le ministre belge, s’engager d’ici
2015 à diviser par deux le nombre de gens qui n’ont pas accès à une eau
saine, pour la Belgique, ce n’est pas la ruine. Pour avoir la même exigence
de la part du Niger, il faut quand même trouver des moyens plus importants.
Et comme l’Europe n’a pas été capable de prendre la décision de réaliser
ses engagements de Rio (c’est-à-dire 0,7% pour l’aide internationale au
développement), il lui était assez difficile d’être crue, d’être soutenue.

L’Europe se veut championne de la défense de ce que, dans un article
maintenant célèbre de Richard Kagan, on appelle le modèle "kantien", c’est-
à-dire un modèle de relations internationales impliquant une morale de type
laïc universaliste, face aux Etats-Unis qui, eux, défendraient un modèle de
type hobbesien, c’est-à-dire : "que le meilleur gagne, je suis puissant,
donc je vous impose ma loi". Comment l’Europe peut-elle convaincre le reste
du monde d’être kantien, de regarder l’intérêt général et de se le poser à
soi-même comme règle universelle, quand elle ne pratique pas, au-dehors et
même souvent au-dedans, cette maxime qu’elle prône pour les autres ?

Le principe kantien auquel faisait allusion Richard Kagan, c’est : "agis de
telle sorte que ton action puisse être érigée en règle universelle". Ce
n’est pas très différent d’un principe chrétien : "aime ton prochain comme
toi-même", et d’une certaine manière cela revient au même que le
développement soutenable. C’est la fameuse question des Chinois. Si on
trouve "insoutenable" que les Chinois aient des voitures et même des
mobilettes, de quel droit, nous Français moyens, en aurions-nous 1,8 par
ménage ?

Le problème est que notre mode de vie n’est pas généralisable. Il n’est pas
kantien. C’est donc aussi une question pour chacun de nous, et pas
seulement pour les gouvernements. Si l’on veut être kantien, alors les
Chinois ont droit à la même chose que nous. Et combien de gaz carbonique ai-
je le droit d’émettre ? 500kg par an. Il faut partir avec son compteur,
c’est cela être kantien aujourd’hui !

Évidemment, tout le monde n’est pas vertueux. Et c’est là le fond du
problème. La vertu est nécessaire, c’est la base de la démocratie, disait
Montesquieu. Malheureusement, pour 60% de vertueux grand maximum, il va y
avoir 40% qui vont demander une contrainte légale pour être aussi vertueux
que les autres.

Je crois que c’est cela le blocage principal. Donc, on compte sur vous,
citoyens et citoyennes d’Europe. Nous comptons sur vous pour aligner les
pratiques de l’Europe sur ses discours, pour rendre le discours européen
plus convaincant, pour faire demain du développement soutenable une
réalité, mis en oeuvre par tous les humains.


Ce texte reprend l’intervention d’Alain Lipietz lors d’une réunion-débat
intitulée "Après Johannesburg, les conditions politiques d’un développement
durable", organisée par les revues Projet et Alternatives économiques avec
Michel Camdessus, ancien directeur du FMI, et Michel Mousel, Président de
la mission interministérielle sur l’effet de serre. L’intégrale de cette
intervention peut être retrouvée sur le site http://lipietz.net.


[1Voir le rapport d’A. Lipietz sur la 6e Conférence des Parties sur la
Biodiversité à La Haye, 2002 :
http://lipietz.net/article.php3?id_article=814