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La mondialisation au coin de la rue

janvier 2003, par Laurent Guilloteau

Avec l’anti-mondialisation, le retour du conflit paie tribut aux replis souverainiste ou identitaire. Rassurant déni de réalité, cette " contestation " conspire au maintien de l’ordre. Son refrain consonne parfaitement avec ceux des fondamentalismes religieux. L’imagination absente, seules subsistent des images. L’antienne s’adjoint divers reliquats d’internationalisme, de tiers-mondisme, d’anti-impérialisme, pour " réinventer la République ", proclamer " L’État c’est nous ! " ou encore " Tous ensemble ! ". On veut faire corps. Et, sans souci des pratiques, on invoque l’unité, comme pour plier à discipline l’hétérogénéité originaire. Qui dira à quel point les subjectivités s’arriment à ces idées abstruses qui sont autant de représentations fonctionnelles de l’anti-production capitaliste ? Comment calculer la misère induite par cette normopathie généralisée qui fait l’ordinaire névrotique ?

Le sabir jacobin travaille à restaurer la légitimité d’un " gros animal ",
État dont il est banal de déclarer la forme ancienne, c’est-à-dire
nationale, en dissolution. Or ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un double
mouvement d’internationalisation et de localisation définit celui-ci.
Gouverner suppose d’ignorer ou de détruire, de manier ou de capter, des
dynamiques territoriales. " État d’en bas ", sainte proximité, êtes-vous
là ? Répondant à la grève générale de 1968, la décentralisation
industrielle gaulliste contournait les banlieues rouges pour enrégimenter
dans l’usine de nouvelles populations. Contrairement au plan capitaliste et
aux prévisions contestataires, la mobilisation de cette armée de réserve
n’entraîna pas la baisse des salaires ; celle-ci intervint ensuite avec le
déclenchement de la crise et la précarisation de l’emploi et du revenu.
Cette décentralisation contribua au contraire à un renouveau de luttes
salariales et urbaines qui s’affranchirent progressivement des instances
centrales. " Étudiants " et immigrés, ouvriers spécialisés ou résidents de
foyers, furent les premiers à s’organiser en coordinations. Depuis, optant
pour des modes horizontaux de constitution, les mouvements sociaux ont
régulièrement déployé leur force hors la capitale.

À ces localisations se combine un mouvement inverse de
transnationalisation. N’en déplaise aux marxistes de bois, le capitalisme
– marchand, avant d’être industriel puis post-fordiste- a toujours été
mondialisé. Le développement des villes portuaires et commerçantes signa le
boom économique européen ; la découverte du Nouveau Monde, son expansion.
Le " Capitalisme mondial intégré " fait son miel de puissantes dynamiques
de déterritorialisation, (G Deleuze et F Guattari, " L’anti- ?dipe.
Capitalisme et schizophrénie ", Minuit, 1973). L’automobile
européenne témoigne de ces déplacements a-centrés : noeud subalterne d’un
procès productif conçu comme fluide composition d’éléments mondiaux,
l’usine d’assemblage participe d’un procès productif orienté vers l’aval.
Or, la " demande solvable " dont on escompte bénéfice tend elle aussi à l’a-
nationalité : le marché mondial dépend d’un salaire, direct, différé ou
social, dont ni l’obtention, ni l’usage, ne sont rivés à la nation ; en
outre, cette détermination par un salaire cosmopolite agit également sur
les loisirs, le tourisme et le " secteur " clé " de l’industrie culturelle.
Le redéploiement continu de l’État, acteur éminent du commandement
capitaliste, s’effectue donc tant sur le plan mondial que sur le plan
local. Sous l’emprise d’un productivisme étroit, on a trop oublié la
circulation pour le comprendre, mais ces mouvements opposés affectent et
qualifient la composition du travail vivant. La circulation est
immédiatement sphère productive, économiquement comme en matière de
subjectivités. La fuite des esclaves noirs hors des plantations ou les
Piqueteros bloquant les voies de communication argentines le manifestent :
mobilité et circulation sont objets de conflits en tant que leur usage est
source de richesses.

De trop rares analyses faisant litière de l’idéologie du travail et de
l’exaltation de l’État qui grèvent bien des approches de l’Empire (Michael
Hardt, Toni Negri, Exils, 2001) ont rencontré un lectorat peu familier de
l’histoire qui les vit naître et s’élaborer. Dès les années 1950 en Italie,
les opéraïstes proposaient une lecture de la classe ouvrière en termes de
composition technique (le rapport au capital fixe) et politique ; elle se
prolonge aujourd’hui d’une philosophie de la différence, attentive aux
singularités. Sans jamais admettre le Mouvement ouvrier institué en
représentant de la puissance instituante du travail vivant, ce courant
théorique creusait le fossé séparant abstraction et concret. Interrogeant
la vie de travail, l’existence, au moyen de l’enquête ouvrière, ces
recherches collectives engageaient la coopération d’ouvriers, d’étudiants,
de chercheurs, de professionnel, assumant une transversalité productrice de
cette fonction laboratoire qui contribua à l’invention de formes
d’expressivité et d’organisation.

Souvent travestie en gauchisme stérile, l’actualisation de cette autonomie
vis-à-vis du politique permet de mettre à distance l’ennui de molles
pensées anti-libérales. Loin des discussions sur le volume d’emploi,
comment comprendre la " coopération entre cerveaux " sur laquelle s’appuie
une part essentielle de la valorisation capitaliste ? " Grammaire de la
multitude " (Paolo Virno, L’Éclat, 2002) réévalue le biopouvoir foucaldien
– le " faire mourir " de la souveraineté traditionnelle se double d’un
" faire vivre " propre au biopouvoir - pour l’articuler aux concepts
marxiens de travail vivant et de general intellect. Autre approche salubre
de l’individu social, " Individu et collectivité chez Simondon " (Muriel
Combes, PUF, 2000) écarte l’efficace fétiche moderne de l’individu en sa
clôture pour donner une lumineuse introduction au processus
d’individuation : il y a du pré-individuel, du trans-individuel, de la
singularité et du commun, pas cette merde de l’individu. De tels travaux
proposent des pistes, offrent de précieux élèments de compréhension ; en
leur compagnie, toute indulgence pour le crétinisme de gauche est
résolument impossible.

Après avoir popularisé l’intérêt jusqu’à l’ultra-violence de " l’argent-
roi ", la gauche veut réinventer un peuple. Mais, loin de l’irénisme des
projets de réconciliation inculqué au citoyen, la pluralité est dispute. Le
chiffre de cette gauche ne réside pas tant dans sa sociologie " classe
moyenne " que dans son rapport au savoir : la représentation y désarme la
pensée. Parlons désormais de gauche caviardeuse : depuis des décennies elle
nous a éduqué à mort pour dépolitiser. Or, pour citer un cas d’école, le
terrible désir sécuritaire qui colmate l’angoisse d’incomplétude et plonge
l’espèce dans la crainte n’a rien d’irréversible. Une pragmatique de la
liberté peut répondre à cette civilisation du malaise ou s’enchaînent en
spirale peur de l’autre et peur de soi.

Se dissociant radicalement de la xénophobie étatique le renouveau des
mouvements intervenu après la deuxième Guerre du Golfe (1991) s’est
construit sur des affects et points de vue internationalistes. Pas moyen de
lutter comme précaire sans entrer en rapport avec la cause des sans
papiers ou de revendiquer un revenu garanti pour chacun sans interroger la
division internationale du travail ici même quand, lors de régularisations,
des clandestins travailleurs se muent en autant de chômeurs demandeurs de
salaire social, Les éléments de salaire, direct (emplois, officiels ou
non), ou social (allocations, minima, retraites, éducation, santé, etc.),
obtenus ici, ruissellent continûment en direction de formes d’entraide ;
vers ce que bonnes âmes et technocrates appellent -pour indiquer leur refus
de l’installation- " pays d’origine ". Limité, le revenu existant est déjà
moment tactique et contredit de fait les théories de la croissance
nationale ou de l’absolue dépossession que traîne l’antimondialisation.

La mobilisation de Seattle au printemps 1999 révèle une critique interne,
au plus profond de la domination. Le renouveau de l’opposition aux
hiérarques internationaux a déterminé un cycle des contre sommets, à
l’origine des forums sociaux mondiaux puis continentaux actuels. Si la
chronique rapporte le plus souvent d’autres moments, le retour de la
contestation a d’abord manifesté ses effets en Europe. Lorsque face au
sommet intergouvernemental d’Amsterdam en 1997, des syndicalistes
critiques, des chômeurs et précaires en lutte, organisent des " Marches
européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions " qui
rassemblent 50 000 manifestants. Ce cycle s’est probablement achevé à Gênes
en juillet 2001 avec l’assassinat de Carlo Giuliani par la police. Les
rassemblements centraux ne donnent plus le la. Non que la division entre
" violents radicaux " et " démocrates pacifiques " soit devenue réelle et
intenable, mais en raison des insuffisances du centrement sur l’ordre
symbolique qu’a traduit ce cycle. Le " retour au quotidien " était-il
inscrit dans cette torsion initiale ? La guérilla communicationnelle bute
sur la logique de l’abstraction réalisée qu’elle prétend miner. Et la
posture dénonciatrice de ruiner la capacité d’énonciation. Il faudra
trouver autre chose. Ainsi, les accusations de collusion avec l’État,
portées à Gênes contre d’imaginaires black-blocks, en disent-elles
davantage sur l’activité de police à l’intérieur du mouvement que sur les
mouvements de la police. Malgré la formidable épaisseur du mouvement
italien, sa consistance politique semble menacée d’effondrement. Inspirée
du Front Zapatiste de Libération Nationale sans bénéficier de son ancrage,
une guérilla communicationnelle trop bien finalisée aurait évacué
l’aventure et la prise de parole. L’invitation à fuir hors la gangue des
formes apprises proposée par le slogan deleuzien, " résister c’est créer "
exige une pause. Au mot d’ordre s’intercale un silence. Résister, d’abord à
soi, reprendre souffle, là où on se trouve, et, avec sa peur, ses
implications, travailler le magma de dispositions et de significations que
nous portons, et qui, parfois, nous porte ; se soumettre à la question :
" Qu’est-ce que je fous là ? "

Rythmer. Échapper à l’agenda adverse, le percuter ; utiliser les
territoires sans jamais -sinon comme leurre- figurer de scène centrale ;
autant d’objectifs très mal amorcés par des forums où l’inquiétude
s’autorise à peine question pour n’obtenir que curiosité timide, pesante
culpabilité ou froide indifférence. Conciliabules de dortoirs, balades,
repas, rencontres ; dedans comme dehors, chercher un partage. Ces " espaces
alternatifs " évoquent le stage parking. Il ne se passe rien. Vous devez en
être. En jouir sera hors programme. Homologue à ce qu’il refuse, ce
panachage de nationalismes internationalistes et d’élites de la social-
démocratie mondiale bruit des échos de la représentation politique au
détriment de la présence. La centralisation fabrique ce porte-à-faux
stérile. L’organisateur insiste : " le mouvement social " devra accéder à
la civilité politique ; dépourvue de perspective, la spontanéité défensive
des dominés n’est rien ; le parti, la conscience, ont pour fonction de
rédimer le chaos ; ils sont tout. Ces prétentions exorbitantes sont
ridicules et inacceptables. Pour le précariat, sans revenu ni titre, sans
organisation représentative ou logement, sans accès aux soins, emploi ou
reconnaissance, l’ordre social paraît interrogé depuis le manque, la
privation. Le citoyen figure un dangereux fantasme collectif de
normalité et de plénitude. Vers quoi un mouvement non-citoyen peut-il
tendre ? Comment irait-t-il au bout de sa force ?

En mars 1994, le mouvement anti-CIP contre le SMIC-jeunes pointait le sort
des entrants dans le salariat : appauvrissement, précarité, dépendance. Le
retrait du projet de loi ne fut pas suivi d’une politisation durable et
l’on a vu pulluler depuis d’infâmes dispositifs d’insertion dans l’emploi.
En 1995, sous-jacentes à la défense du service public et des retraites,
affleuraient des interrogations sur la richesse : prémices d’une définition
du bien commun. Ce questionnement chemine encore. Mais à refuser
d’envisager la fonction de l’État, ses manifestations restent ineptes ou
rares. L’État et sa déconcentration ne peuvent s’analyser sans penser
ensemble l’affaire Durn, du nom de cet intello-précaire qui, en mars 2002,
se donna la mort après avoir tiré sur le conseil municipal " gauche
plurielle " de Nanterre, et des phénomènes tels les occupations de centres
d’action sociale municipaux durant lesquelles, opposant à l’arbitraire
kafkaïen des institutions parole et égoïsme collectif, ceux que l’on dit
exclus, cherchent à s’approprier leurs conditions d’existence. Par-delà
leur disparité, de tels phénomènes désignent un État capillaire autrement
diffus et composite que l’organe central et surplombant que l’on nous somme
de voir en lui. Parmi les mouvements contestataires de ces dernières
années, ceux des sans-papiers, des chômeurs et précaires, ont été seuls à
chercher d’emblée à imposer une loi, sans, comme d’autres, se construire
sur le refus d’une loi particulière. Il ne s’agit pas de redire " papiers
et revenu pour chacun ", mais de souligner la dimension affirmative de ces
mots d’ordre. Par leurs exigences, ces mouvements ont également produit un
effet de vérité : l’État social, le biopouvoir, organise l’incertitude dont
relève la précarisation.

Confrontés à une gestion de crise alliant répression policière,
verrouillage médiatique et mesures partielles, ces mouvements investissent
davantage depuis lors des luttes territorialisées, telle celle pour la
gratuité des transports. Après la défaite des mouvements de précaires en
1998, la remise en ordre martèle sa double injonction : Travail !
Sécurité ! La politique du devoir être prescrit et la soumission à
l’incertitude et l’aspiration à la stabilité. Pour l’incertitude, les
restrictions des droits des précaires, tel le PARE (Plan d’Aide au Retour à
l’Emploi), s’appliquent au niveau européen. L’état d’exception marque les
relations internationales comme la " question sociale ". Le mondial et le
socius semblent placés sous le signe de la guerre continue aux Barbares de
l’Empire et aux pauvres du Précariat. Stabilité ? La mort ne finira pas.
Mais cette apparente homogénéité doit elle aussi être passé au crible de la
pratique. Comment se joue le rapport activité locale, activité
internationale ? Paradoxe travailliste ? Syndicalistes et précaires ont,
par le passé, rejoint ATTAC. Ce choix, alternatif au souci qui anime les
mouvements de précaires, rompait avec les pratiques d’autodéfense sociale.
A-t-il permis un gain de légèreté ? Des malheureux jouissent de voir
transformé les curieux en auditeurs (d’experts). Ce dispositif à fabriquer
des culs-de-plomb n’offrira jamais d’occasion de danser. Car la coopération
et la liberté, la multiplicité des pratiques - et parmi elles la pensée, si
bien refoulée par " l ’université populaire " - sont parmi les conditions
initiales de tout mouvement réel.

Après Gênes et plus encore le 11 septembre 2001, la crainte prolifère et
modifie la donne. Un ministre Vert avait promu le PARE en 2000 ; à
l’automne 2001, droite et gauche votent la Loi de Sécurité Quotidienne
(L.S.Q) qui instaure, entre autres nouveaux délits, celui de "fraude
d’habitude " prévoyant de sanctionner qui utilise gratuitement les
transports en commun de 7500 euros d’amende et 6 mois de prison ferme. On
cherche à détruire les habitudes non conformes à la valorisation, là où
elles sont fragiles : on parle de 400 000 fraudeurs quotidiens dans Paris
intra muros, mais le fichier LUTIN mis en place par la SNCF - celle-ci
joue un rôle d’avant garde pour la pénalisation de la fraude d’habitude -
ne recense que 35 000 identités ; comme l’indique parfaitement la notion
d’habitude, on veut en fait casser une éthique de réappropriation de
l’espace public et de la richesse, enrayer l’auto-valorisation. Face à des
comportements massifiés, on condamne des centaines de contrevenants pour en
terroriser des millions et naturaliser chez tous les usagers la
tarification, le paiement. On le voit, si la propagation de l’angoisse par
criminalisation s’oppose au renouveau des mouvements sociaux et vise à
prévenir la diffusion des luttes, la production et la gestion des
illégalismes par l’État visent à " défendre la société " contre des formes
de vie qui la nie et lui échappe. Porteurs de risques et précaires sont
alors en première ligne pour faire office de cobayes de mesures de
criblage/traçage/bridage.

Attribut du commun, la stratégie n’appartient à personne. Le remède est
tactique. Afin d’amender le conservatisme écologiste, Félix Guattari
insistait, depuis la clinique, sur les notions d’écologie mentale et
sociale. Le désastre subjectif consécutif à vingt ans de socialisme a
renforcé jusqu’à l’insoutenable les non-valeurs, l’inégalité, le mépris, la
concurrence et rend urgent l’appropriation de tels instruments au moment
où, à gauche, pour pallier l’absence de réalité vivable, on change de fusil
et d’épaule et susurre une rhétorique du " projet de société : " emploi
pour chacun " ou " nouvelle alliance ", peu importe le contenu lorsqu’un
ersatz d’ivresse lui est associé.

Avec des contrôleurs SNCF auxiliaires de police approvisionnant des prisons
privées pour défendre la segmentation tarifaire et la relégation faut-il
encore " défendre le service public " ou le redéfinir radicalement ?
Construire des valeurs d’usage suppose de ne pas se prêter à un formalisme
juridique vide. ANPE dédiées au placement précaire, aux radiations, à la
ventilation des chômeurs ; disponibilité sans limites du travail vivant,
racket des brevets ou tarification des transports ; l’appropriation
privative du vivant et le rétrécissement de l’espace public marchent de
front car le travail, c’est à dire l’exploitation, ne se résume pas à
l’emploi ; tout comme le salaire social, préfiguration du communisme, ne se
borne en rien à ce que le financement par cotisations salariales autorise.
Pour la valorisation, la frontière temps de travail/temps de vie ne
signifie plus rien. Mais, mauvaise routine, on laisse les questions au
repos, préférant, par des dichotomies sans portée, continuer d’opposer
chômage et travail, public et privé, travail et loisirs. Composés de
salariés du public et du privé, de chômeurs, de salariés en formation,
d’allocataires, les mouvements de précaires ne sont pas ces expressions
catégorielles ou corporatives que d’aucuns veulent y voir. Ces réseaux sont
suffisamment hétérogènes et expérimentés pour échapper en partie à cette
culpabilisation diffuse. Les luttes de sans-papiers et de migrants forment
pierre de touche, motif d’une solidarité non pas abstraite mais immanente,
de cette solidarité qui bricole, et arrache à ce monde, les " garanties "
nécessaires à d’invisibles mobiles.

Se frotter aux amateurs d’autorité dont regorge la gauche est moins joyeux.
Les contradictions, l’évitement demeurent. La revendication d’un revenu
garanti n’a ainsi été abordée au FSE de Florence en novembre 2002 que lors
d’ateliers et de rencontres informelles, pour ensuite être intégrée aux
annonces de mobilisations inclues dans la déclaration finale. Le FSE n’a
pas su se prendre part à ce désir de conquête. La revendication sous sa
forma actuelle reprend pourtant les résultats d’une patiente recherche
collective qui pourrait inspirer bien des considérations sur la " défense
des retraites ". Posant l’exigence d’un revenu garanti à hauteur de 50 % du
produit intérieur brut (PIB) par tête elle évite toute référence à un
montant nominal et arrime le revenu revendiqué à la richesse sociale en
tant que telle, du moins sous sa forme monétaire. Mais, dans ces milieux,
le sordide " qui ne travaille pas ne mange pas " n’a pas encore été
remplacé, même par l’attristant réalisme d’un " qui ne mange pas ne
travaille pas ".

Le rappel est violent : pas question d’oublier l’ordre symbolique dont
dépendent tant de protagonistes, et, surtout, ne s’y borner jamais.
L’adoption prévue d’une Constitution européenne au printemps 2004 pourrait
s’accompagner de luttes territoriales et la régularisation des sans papiers
comme la revendication d’une garantie de revenu donner lieu à des
initiatives coordonnées. Ainsi, le 30 octobre 2003, " fête de l’épargne et
des banques ", sera journée argentine pour le droit au revenu garanti en
Europe. Mis à l’épreuve, le Forum Social Européen de Saint-Denis évitera-t-
il bourgeoisement ces questions ? Comme ailleurs, à Paris et dans la région
on dissuade, pauvres et précaires de se poser en demandeurs. On expulse des
usagers de circuits institutionnels pourtant dédiées au soin de la
population ; on ne réalise ni logement ni accès aux transports. La
générosité de marchand de sable du premier édile municipal de ce pays
dissimule un projet de rationalisation drastique de l’aide sociale
parisienne. Les départements, Paris compris, s’impliquent dans la gestion
de la main d’ ?uvre, de l’insertion et des pauvres et le projet chiraquien
de RMA (Revenu Minimum d’Activité), qu’il aboutisse ou non, va conforter
cette tendance. La concomitance de l’adoption de la Constitution européenne
et des élections régionales en France pourrait favoriser une repolitisation
du social face à l’ensemble de ces fragments d’État. Nous verrons d’ici là
ce que peut bien vouloir dire pour la gauche l’appétit de mouvement.


À consulter sans modération : www.ac.eu.org !