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Une convention sur les savoirs

samedi 17 avril 2004, par Didier Muguet

Alors que les appels se multiplient pour se mobiliser contre la "guerre à l’intelligence" ou pour sauver la recherche, il semble opportun de s’interroger sur ce que cachent ces grands mots d’ordre massifs, unifiés, majoritaires. Ces expressions ont-elles même un sens ? Ne serviraient-elles pas plutôt à occulter des contradictions irréductibles liées à la mise au travail des facultés intellectuelles ? La recherche, le savoir, la culture ont-ils besoin d’être sauvés ou transformés ? A quoi servent-ils ? Quels sont les intérêts qui les commandent ? Des scientifiques ont élaboré un projet suggérant de modifier leurs rapports avec leur milieu et de transformer la "recherche libre" en recherche associée aux acteurs collectifs préoccupés par la construction d’un "bien commun".

La question d’une nouvelle politique pour le savoir a été évoquée lors d’un atelier du 2e Forum social de Porto Alegre, intitulé "Faire le lien entre savoir traditionnel et savoir scientifique", où s’est s’ébauché autre chose qu’une simple revendication de la société civile. Une association de scientifiques anglais, l’ISIS (Institute for science in society) [1] a réussi à initier une convergence entre des associations du tiers monde - ThirdWorldNetwork, Research Foundation for Science, Technology and Ecology (RFSTE, cf le site, Tebbteba - et d’autres associations de scientifiques anglo-saxonnes (comme les Scientists for global responsability, SGR).

Objectif : définir les contours d’une alliance entre défenseurs des droits et savoirs des communautés paysannes, et scientifiques en lutte contre la mainmise des firmes sur les politiques de recherche. Mobilisés les uns et les autres contre les effets de l’essor des biotechnologies et des droits de propriété intellectuelle sur le savoir et le vivant (depuis le développement du génie génétique à but lucratif jusqu’aux conséquences destructrices de la privatisation des semences pour les paysans), la nécessité d’un changement de politique du savoir leur est apparu comme une évidence. Il fallait redéfinir les sciences de la vie. Pas seulement créer des comités de vigilance sur les usages et prendre en compte les risques ignorés, pas seulement au sens où les sciences ne seraient pas suffisamment fiables dès l’instant où elles excluent des acteurs qui peuvent porter des objections indispensables à leur avancement.

Le syntagme "sciences de la vie" est utilisé par les firmes multinationales qui ont pris le contrôle de toute la chaîne allant de la production alimentaire, des semences et intrants chimiques au médicament ; il désigne désormais de manière hégémonique le complexe des technosciences du vivant où la production de savoir est indissociable des opérations de pouvoir qui tentent de reconstruire la vie (humaine, animale, végétale) pour l’inscrire dans les processus de la valorisation capitaliste, pour la rendre manipulable et disponible à l’appropriation par le brevet et les droits de propriété.

Il ne s’agissait plus d’un débat académique ou d’un changement épistémologique mais d’une question de vie ou de mort, notamment pour les communautés paysannes pratiquant des cultures vivrières basées sur la biodiversité. Les effets d’une technologie politique (les artefacts sont une politique, comme l’écrit justement Langdon Winner [2]) dont le but est de rendre les agriculteurs dépendants menacent directement l’existence la diversité des pratiques agricoles et des modes de vie.

Résister à ce mouvement bicentenaire d’industrialisation de l’agriculture par le capital implique de sauvegarder, diffuser, développer les savoirs sur les semences, les plantes, les techniques, d’échanger, de partager, de coopérer pour redéfinir une communauté des usages.

Pour sortir des enclosures il faut construire ici et maintenant des alternatives pratiques où se recomposent des liens collectifs qui redéfinissent un bien commun.

Leader de l’ISIS, qui mène des contre-expertises en génétique moléculaire, Mae-Wan Ho est une scientifique "dissidente" qui milite en Grande-Bretagne contre les nuisances du génie génétique [3]. Elle a pris une part active au grand débat national sur les OGM de l’été dernier. Lors de la consultation lancée par Tony Blair pour tenter de faire avaliser les OGM, le public interrogé s’est massivement prononcé contre une technique jugée globalement hasardeuse, néfaste, sans intérêt mais très lucrative pour ses concepteurs. Alors que le gouvernement convoquait des experts estimant qu’il n’y avait « aucun argument scientifique pour interdire toutes les récoltes et produits OGM », l’ISIS réunissait d’autres experts, dont le rapport et les questions sont restées sans réponse. Nous connaissons bien en France ces avis d’experts du pouvoir chargés de faire avaler les plus grosses couleuvres par de grandes proclamations incantatoires où l’autorité sert d’argument scientifique (l’Académie des sciences a eu ce rôle avec l’amiante, la dioxine, les OGM…)

Au tournant des années 80, la génétique moléculaire est devenue à la fois une entreprise financière en plein essor, et un bricolage « invraisemblable et dangereux » selon Mae-Wan Ho. Raisons suffisantes pour abandonner un terrain sur lequel les objections n’ont plus prise et créer un institut indépendant des contraintes du privé ou du public.
Sa critique porte sur deux axes : le fait que la discipline soit de plus en plus dirigée par les firmes et le fait que le régime de savoir de la biologie moléculaire soit fondé sur une instrumentalisation de la vie.

Les mouvements d’opposition aux OGM et au génie génétique tant du côté des scientifiques que des associations paysannes du tiers-monde ont déjà cherché à construire des coordinations internationales, mais il semble cette fois qu’une convergence prometteuse a pu se réaliser.
Mae-Wan Ho a présenté au 2e Forum social mondial une large plate-forme , fruit de discussions collectives et de compromis. Avec cette "Convention sur le savoir", « le but n’est pas d’arriver à produire une convention internationale légale, ce qui serait le meilleur moyen de la tuer. (...) Elle appartient à la société civile globale. Elle voudrait rassembler toutes les propositions apparemment disparates sur le savoir pour en faire le point central d’une campagne pour "reclaim" (« reclaim est un terme difficile à traduire, à la fois guérir, se réapproprier, rendre à nouveau habitable, etc ». Isabelle Stengers) tous les systèmes de savoir au service du bien public et pour créer un autre monde ».

Même si le texte peut sembler limité à une déclaration de bonnes intentions parfois naïves et plein d’illusions sur la dégradation des idéaux d’indépendance scientifique, sa tentative pour redéfinir un statut du scientifique et envisager un nouvel agencement pour sa production de savoir est d’une grande importance.

Le premier point important soulevé par la "convention" réside dans son appellation : con venire, se rassembler, s’engager, s’exposer et créer un nouvel accord qui ne soit pas soumis à un point de vue transcendant ou supérieur, par exemple celui de l’expert qui aurait le dernier mot. C’est le choix d’en finir avec les hiérarchies, le point 3 de la partie "Propositions pour une convention sur le savoir" : savoir est à prendre dans son sens le plus général, c’est-à-dire incluant la science et les autres disciplines occidentales, aussi bien que les connaissances indigènes des multiples communautés dans le monde.

1. Le savoir ne doit pas servir des fins destructrices, l’oppression et les agressions militaires. Les scientifiques doivent être responsables de leur recherche, renoncer aux recherches nuisibles…

2. Le savoir appartient à toute la société et ne peut être privatisé ni contrôlé. Nous rejetons toute privatisation du savoir et toute enclosure de données par les firmes privées. Nous rejetons les brevets sur les organismes vivants.

3. Le savoir est varié, non exclusif et pluraliste, et aucun système de savoir ne peut dominer les autres. Les systèmes de savoir indigènes doivent être protégés et développés. Les échanges et alliances entre les différents systèmes de savoir doivent être promus de manière à améliorer un mode de vie soutenable et l’équité.

4. Le savoir doit nous aider à vivre de manière durable, écologique avec la nature. Ses pratiques doivent être en adéquation avec le principe de précaution.

5. Le savoir doit être ouvert et accessible à tous. Il doit être digne de confiance et vrai. Les controverses doivent être débattues en public de manière à être compréhensibles par tous. Les gens doivent être consultés et participer à toutes les étapes de décision, depuis la recherche et développement jusqu’à l’introduction de nouvelles technologies dans la société.

6. Le savoir doit servir l’intérêt public et non celui des firmes. Il doit être indépendant des intérêts commerciaux et du contrôle gouvernemental. Les fonds publics doivent être attribués en priorité aux recherches qui bénéficient à toute la société...

« Aucun système de savoir ne peut dominer les autres ». Ce point est de grande importance dans la mesure où au cours des deux derniers siècles de l’histoire occidentale un mode de présentation de la pratique expérimentale a été érigé en modèle de science et "la science" en modèle de savoir. L’identification de la pratique expérimentale constructrice de "faîtiches" [4] avec une production de faits indiscutables qui délivreraient un accès privilégié au monde a servi de base a l’idéalisation d’un modèle de savoir neutre et objectif. Il pouvait être étendu au monde et jouer comme principe de régulation, normalisation ou disqualification. Le modèle dominant des disciplines scientifiques instituées a servi à imposer un point de vue "qui se targue d’être neutre et se désolidarise des valeurs".

C’est sur ce point de l’homogénéité des savoirs dominants avec les dispositifs de pouvoir où ils s’inscrivent et la mise sur la touche de savoirs minoritaires, non conformes, traditionnels, insurgés, que les participants de l’atelier défenseurs des droits de communautés paysannes du Sud ont souligné les préjugés en défaveur des "savoirs indigènes". Vandana Shiva l’a fait remarquer à propos de la politique du savoir dans la "Convention sur la biodiversité", cet accord entre états qui fixe les nouvelles modalités de la commercialisation de la biodiversité au moyen de contrats bilatéraux. Il y a dans ce texte « le préjugé implicite d’une hiérarchie entre systèmes de savoirs occidentaux scientifiques et systèmes traditionnels non scientifiques… La Convention oppose la connaissance traditionnelle qui serait locale, donc d’importance et de validité limitées, à la connaissance scientifique qui serait cosmopolite… La dévalorisation des systèmes de connaissance indigènes est liéé à l’imposition du système réductionniste qui réduit la biodiversité à ses structures chimiques ou génétiques. » [5]

L’affirmation d’une supériorité des systèmes scientifiques sert de base à la naturalisation d’éléments de la biodiversité et des pratiques par lesquelles des humains y construisent certaines formes d’attachements, et à renvoyer les savoirs populaires divergents à des interprétations. Les sciences fabriquent de la nature comme mise à l’écart de vivants, d’activités réduites à des éléments séparées des milieux avec lesquelles elles se sont co-produites. Pour fabriquer des artefacts dans les réseaux socio-techniques, il faut instituer des domaines dénués de valeur, leur nier toute valeur intrinsèque, transformer par exemple un vivant en stock de gènes, éléments pouvant faire l’objet d’une appropriation une fois valorisés par le travail du scientifique.

Cette mise en "état de nature" est une construction politique qui nie l’existence, la validité des agencements, des multiples liens que des communautés peuvent créer avec le monde végétal, animal, et la manière de faire tenir ce cosmos. Cette opération de négation et destruction, d’éclatement ou de dissolution de pratiques humaines, de savoirs, permet aux firmes de biotechnologies de faire apparaître de nouveaux objets neutres et objectifs qui vont pouvoir être recodifiés pour être mis sur le marché.

La référence aux savoirs traditionnels ne renvoie pas à l’idée d’identités culturelles à défendre, mais à la question de disqualification de pratiques où se sont inventés d’autres façons de penser les liens entre le savoir et son milieu. Pourtant, les revendications de savoirs traditionnels ne sont pas figées dans la référence au passé mais tentent plutôt de faire exister les exigences d’un avenir à construire. Ce que voudraient occulter les savoirs dominants...

De manière significative, ces revendications insistent sur leurs oppositions aux normes de l’activité scientifique : la croyance en la neutralité de la recherche vis-à-vis des valeurs, en une séparation entre le monde des faits et les représentations ; les séparations entre le sujet et les formes de savoirs produites, entre l’activité et le sens qu’elle produit ; l’occultation des effets sur le milieu.
La politique du savoir doit justement s’opposer au modèle de savoir désubjectivé, dévitalisé, détaché de ses conditions de production, de ce qui le contraint et de ce qu’il engage. La "Convention" envisage ainsi les manières de "désidentifier" le scientifique de la disciplinarisation étatico-académique.

Pour sortir des enclosures, des agencements de pouvoir, « nous avons besoin de modifier profondément la façon dont le savoir est acquis et appliqué. En particulier, il nous faut transformer la manière dont la recherche scientifique est dirigée. Les scientifiques devraient travailler plus étroitement, si ce n’est plus directement, avec les communautés locales afin que les intérêts et les aspirations des gens puissent configurer la recherche. Plus encore, les scientifiques pourraient bénéficier grandement des savoirs locaux. »

Didier Muguet


[1Les textes de Mae-Wan Ho cités sont disponibles sur le site de l’Isis.

[2Langdon Winner : La baleine et le réacteur. A la recherche de limites au temps de la haute technologie. Ed.C.L. Mayer, 2002.

[3Elle est notamment à l’origine de la Lettre ouverte des scientifiques du monde à tous les gouvernements demandant l’arrêt des disséminations d’OGM et l’interdiction des brevets sur le vivant.

[4cf. Bruno Latour : Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faîtiches, Les Empêcheurs de penser en rond, Synthélabo, 1996.

[5Voir son texte sur le site du ThirldWorldNetwork : The politics of knowledge at the CBD