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Politique des savoirs
samedi 17 avril 2004
« Les savoirs sociaux se sont invités en politique. C’est là un fait majeur, central, témoignant d’un renouvellement large et profond des formes de mobilisation, des terrains et des moyens d’action pour "défendre la société". » Cette approche entend baliser le sens que doit revêtir selon nous une écologie des savoirs non pas dans une perspective épistémologique (conduisant à des impasses) mais pratique. En effet, les "savoirs sociaux" sapent les bases technologiques, organisationnelles et institutionnelles du capitalisme industriel en opérant de l’intérieur une ouverture radicale de la propriété à des formes sociales d’organisation et de gestion de la production plus ouvertes, plus libres et plus épanouissantes.
Actup, Linux, en passant par le mouvement des intermittents jusqu’aux communautés paysannes des pays du Sud (la liste est loin d’être close), il faut être aveugle ou bien de très mauvaise foi pour ne pas le reconnaître : les savoirs sociaux se sont invités en politique, et depuis un certain temps déjà. C’est là un fait majeur, central, témoignant d’un renouvellement large et profond des formes de mobilisation, des terrains et des moyens d’action pour "défendre la société".
1- Pour ces collectifs, les savoirs s’affirment et "se vivent" comme les moyens d’une pratique politique renouvelée, toute entière tournée vers la définition et la reconnaissance de nouveaux droits d’usage : droit de contrôle du "droit d’abusus" détenu par les entreprises en ce qui concerne, par exemple, la commercialisation et la production de médicaments ou de semences ; droit de reproduire, de modifier et de redistribuer librement (gratuitement ou non) des versions successives d’un programme-logiciel ; droit d’intervention dans l’organisation et la gestion de services collectifs (transports, santé, culture, recherche) lesquels, le plus souvent, s’inscrivent dans un rapport de co-production.
Plus exactement, la politique pour ces collectifs, s’inscrit dans un rapport direct à l’intelligence sociale déployée "sur le terrain", au plus près des connaissances accumulées par les usagers sur leurs propres pratiques. Astuces, ruses clandestines, "arts de faire" mais aussi gestes utopiques, paroles ironiques, tactiques de résistance, stratégie de défiance : la politique se nourrit de l’expérience du sensible (J. Rancière), d’un "savoir sur les effets" (I. Stengers) qui dépasse, et de loin, le simple stade de l’injonction ou de la revendication de moyens pour un mieux-être social. Constitutive du social, la politique se déploie souterrainement, dans un "rapport à soi" qui échappe aux quadrillages imposés par un ordre socio-économique normatif et déréalisant. Elle exhibe au contraire une "éthique de la ténacité", pour reprendre la belle expression de M. de Certeau, qui récuse toute forme de rationalisation ou de restriction du pouvoir dont les individus disposent sur eux-mêmes pour choisir et organiser les moyens (et les fins) de leurs propres actions. Articulée aux savoirs, la politique s’identifie en somme à une multiplicité d’agencements de forces techniques, sociales, subjectives ancrées très profondément dans des rapports au monde qui n’ont d’autre visée que de (r)établir les conditions matérielles, sociales et juridiques de production et de reconnaissance d’une vie "personnelle", libre et singulière.
2- Qu’il s’agisse de médicaments, de logiciels, de semences, de transports… c’est, quant au fond, une même préoccupation qui émerge à travers cette question des droits d’usage : celle du contrôle social des libertés économiques en vue de limiter voire de supprimer le despotisme des droits de propriété logé au cœur même des manières de concevoir, d’organiser et de gérer la production de biens utiles socialement.
C’est pourquoi, on aurait bien tort de considérer l’action de ces collectifs de façon limitative, comme la simple expression de revendications de groupes minoritaires pour davantage de justice sociale. Comme critique radicale du modèle libéral de la libre entreprise, ces collectifs mettent à profit leurs expertises pour (tenter de) s’imposer de l’intérieur, comme co-producteurs de normes juridiques et de régulations politiques des "rapports sociaux de production et d’échange", comme se plairait à le dire une tradition bien établie du marxisme.
Cheval de Troie anti-capitaliste ?
C’est là toute l’originalité et la puissance d’action des "savoirs sur les effets" mobilisés et rendus publics par ces collectifs : casser l’unilatéralisme des rapports de pouvoir en forçant à une socialisation des pratiques de gestion ; en cherchant à peser sur les choix de conception élaborés dans les "laboratoires secrets de la production" des firmes pharmaceutiques notamment ; en déployant une activité d’information ou de prescription sur la fiabilité ou la qualité des produits consommés...
Bref, par contamination ou par immixtion, les savoirs sociaux agiraient comme un "cheval de Troie" au beau milieu des connaissances techno-scientifiques "cristallisées dans les machineries du capital" [1]. Certes, le phénomène est encore embryonnaire. Il n’en demeure pas moins révélateur d’une modification lente mais profonde de la répartition des responsabilités dans l’exercice des droits de propriété. En quelque sorte, les savoirs sociaux contribueraient à dénouer le lien organique entre droit d’user et droit d’abuser pour instaurer un régime de propriété qui reconnaisse à la collectivité des usagers une capacité et une certaine forme de pouvoir économique en matière de conception et de distribution de la production.
En forçant un peu plus encore le trait, nous verrions dans cette forme implicite de délégation de pouvoir, l’indice avant-coureur d’un mécanisme de contrôle social des conditions d’accès des firmes aux marchés des biens et des services. Autrement dit, s’imposerait, par le truchement de l’expertise sociale, l’exigence d’un accord préalable au niveau de la manière dont les représentations et les pratiques de consommation sont prises en compte dans les stratégies d’investissement et les plans de production des entreprises. De fait, les entreprises ne seraient plus totalement maîtres des conditions d’engagement des capitaux qu’elles ont en charge de faire fructifier. Leur valorisation s’inscrirait dans un régime de droits de propriété qui soustrait la gouvernance d’entreprise du pouvoir des actionnaires et qui affirmerait, en contrepartie, une autonomie propre au processus social de coopération dans la conception et l’organisation de la production.
3- Il est à noter qu’une logique similaire de transformation des rapports de propriété prévaut sous l’égide du rapport salarial.
Face à la pression de la concurrence par l’innovation, au développement de produits sur-mesure et de technologies de plus en plus complexes, à la production de services de plus en plus personnalisés, le travail demandé aux salariés n’a plus rien d’immédiat. De plus en plus, les directions d’entreprises, ignorantes du "travail à faire", demandent aux salariés de produire la connaissance de leur propre travail. Cette production de connaissances repose sur des formes d’engagement et d’implication qui font jouer un rôle central à l’initiative, à l’intuition, aux jugements, mais aussi aux capacités langagières et discursives des individus et plus largement aux "savoirs sociaux" (qualités relationnelles, savoir vivre…). Il est à noter que ce réquisit, devenu explicite aujourd’hui à travers le discours sur les compétences ou encore sur le Knowledge Management, n’est pas chose nouvelle. Depuis fort longtemps, l’écart mis en évidence par les sociologues du travail entre travail réel et travail prescrit devait pointer le rôle critique décisif joué par les "savoirs ouvriers"dans le fonctionnement des organisations tayloriennes.
"Production de soi" en plein boom
Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que cette "production de connaissances" (et non plus le travail direct) est devenue un facteur central dans la construction de la performance des entreprises. Or cette production est paradoxale à plus d’un titre :
– D’une part, cette production prends du temps, un temps d’autant plus important que les problèmes qui se posent sont nouveaux, complexes et que leur résolution appelle une foule d’activités intermédiaires comme réfléchir, comparer, tester, dialoguer, écouter, s’informer, lire, voyager… ; un temps donc que les entreprises aimeraient bien rationaliser dans le contexte d’une compétition tirée par l’innovation mais qui précisément, de par les multiples dimensions qu’il recouvre (individuel/collectif, privé/social) n’est pas (ou jamais totalement) contrôlable.
– D’autre part, cette production est singulière car la connaissance produite ne vaut pas seulement comme information sur le travail "à faire" mais aussi comme construction de capacités (capabilities) et au-delà (via les apprentissages) comme capacités à développer ses propres capacités, bref comme auto-valorisation des savoirs sociaux et comme capacité politique qu’ils offrent à leurs détenteurs de s’auto-organiser.
Ainsi, la "production de connaissances" renvoie-t-elle à un travail de "production de soi" (A. Gorz) dont le procès, social, auto-expansif et déterritorialisé, traverse de part en part les murs des entreprises. Et il n’y a aucune raison de penser, comme A. Gorz, que ce procès commence et se termine sur le lieu de travail, dans l’emploi, au sein des entreprises. Car ce travail-là n’est pas de même nature que celui dépensé sous le commandement capitaliste dans le procès de consommation de la force de travail. Bien au contraire, tout les sépare : alors que dans la "production de connaissance", la force de travail est posée comme but ou finalité d’un travail concret marqué par un libre déploiement de la subjectivité des individus ; cette même force, une fois produite, est posée comme moyen ou instrument sous l’autorité du chef d’entreprise pour être consommée comme travail abstrait ; elle est produite librement d’un côté, consommée et usée de l’autre ; source d’émancipation pour le travailleur d’un côté ; elle subit l’exploitation et la domination de l’autre.
Aussi, l’intrusion des savoirs sociaux au cœur des rapports économiques conduit-elle au développement d’une tension extrême entre production et consommation de la force de travail (notamment dans la frange la plus qualifiée du salariat où la production de connaissance occupe une grande partie du temps de vie). Au plan institutionnel, cette tension atteint une forme paroxystique au cœur même des rapports de propriété.
En effet, en se produisant eux-mêmes (comme capabilities), les salariés ont toute légitimité pour revendiquer l’exclusivité des droits de propriété (usus, abusus, fructus) sur les savoirs dont ils sont les auteurs (individuellement ou collectivement) et qu’ils ont développés et accumulés par leur propre travail. En retour, cette légitimité se heurte à celle du capitaliste pour qui la "production de connaissances" et leur incorporation dans les produits, les technologies et les services fait partie du travail qu’il est en droit de commander aux salariés. Cette légitimité, il la détient formellement en vertu des droits de propriété qu’il dispose sur leur force de travail, droits qu’il s’est procuré en toute légalité sur le marché du travail. Car à ses yeux, le contrat de travail continue et ne cessera jamais d’avoir force de loi. L’asymétrie de position jouera toujours en sa faveur.
Reste que "le loup est entré dans la bergerie". Si la tendance devait se confirmer, l’importance croissante accordée aujourd’hui aux savoirs, à la subjectivité et à la coopération sociale dans la construction des rapports de travail au sein des entreprises, laisse deviner d’un écart sans cesse croissant entre le temps consacré à la "production des connaissances"et le temps que représente le travail "abstrait" directement dépensé sous le contrôle des entreprises. Cette disproportion, signalée très tôt par Marx dans son fameux passage prophétique des "fragments sur les machines", met en évidence la "base misérable" sur laquelle le travail des individus est reconnu et rémunéré comme travail productif. Ce qui revient à dire, en somme, que la lutte de la Société pour le droit à l’autovalorisation de sa puissance créatrice ne fait que commencer et que ce combat sera, n’en doutons pas, sans merci.
4- Et la dynamique historique du capitalisme dans tout ça ? Une chose est sûre : ça grouille, ça pousse, ça ronge ! Les "savoirs sociaux" sapent les bases technologiques, organisationnelles et institutionnelles du capitalisme industriel en opérant de l’intérieur une ouverture radicale de la propriété à des formes sociales d’organisation et de gestion de la production plus ouvertes, plus libres et plus épanouissantes.
C’est là une grande satisfaction si l’on comprend par cette ouverture l’idée d’une nécessaire rupture avec les formes de gouvernance centralisées, disciplinaires et mutilantes héritées de l’ère fordienne. Par le truchement des savoirs, le capital est condamné à se socialiser dans des dispositifs techno-organisationnels qui reconnaissent de nouveaux droits d’usage et au-delà de nouvelles libertés matérielles et politiques dans le rapport des individus au travail. Mais grande inquiétude aussi si la contrepartie de ces libertés est une étatisation (disciplinarisation) de l’espace public combiné à un renforcement des procédures marchandes de normalisation et de codification des outils cognitifs et autres "technologies de l’esprit" (L. Sfez) qui soutiennent la puissance créatrice et coopérative du travail social.
Il n’aura en effet échappé à personne que la prolifération des savoirs sociaux dans tous les recoins de la vie sociale et productive s’accompagne de nouvelles formes de segmentation (qualifiés/non qualifiés ; mobiles/immobiles ; jeunes/vieux ; homme/femme), de nouvelles figures du travailleur (le "professionnel autonome", les "knowledge workers"), d’une ethnicisation des savoirs et des compétences (l’informatique aux indiens, l’électronique aux coréens…). Bref, ça "re-territorialise" à grand pas, de gré ou de force, mais dans des conditions toutefois largement renouvelées.
C’est en effet au monde de la Finance qu’il revient d’exhumer les capacités cognitives immergées dans des rapports sociaux de travail devenus illisibles pour les entreprises. Qu’il s’agisse de fonds de pension dans le portefeuille desquels les firmes sont considérées comme des stocks de compétences, des brevets multiples et variés comptabilisés au bilan des firmes comme des actifs immatériels ou des stock-options émises pour tenter de soudoyer les savoirs stratégiques d’une petite élite de la communication, de la finance et de la recherche, les innovations financières ne manquent pas pour essayer d’enclore la "société du savoir".
Cette dynamique est perverse. Si elle ne privilégie plus le contrôle direct des capacités de travail sur le lieu de travail (c’est déjà çà de pris), elle subsume a contrario les savoirs sociaux dans un rapport direct à la création de valeur pour l’actionnaire. C’est là une manière extrêmement violente d’encastrer l’Economique et le Social. Mais il s’agit là aussi d’une transformation sans précédent de la manière dont la Société considérée dans son ensemble est appelée à s’impliquer dans l’organisation et au développement de la production. L’ "enveloppement" par la Finance de tout l’espace du Social signifie en effet la reconnaissance implicite du caractère directement productif pour les entreprises des relations de coopération et d’échange qui structurent et organisent une large part de la vie sociale et collective des individus.
Et de cette reconnaissance implicite à la reconnaissance explicite matérialisée par exemple par un droit au revenu, il n’y a qu’un pas. Peut-être est-ce là un terrain commun de luttes pour toutes les associations, tous les groupes minoritaires, tous les Damnés de la terre qui, de près ou de loin, ne cesseront jamais de mobiliser leur intelligence et leur savoir faire pour travailler à la construction de ces relations.
Patrick Dieuaide
[1] André Gorz, L’immatériel, Galilée, Paris, 2003, pages 110 et 111