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Comprendre la ville à partir de ses interstices

mardi 10 mai 2005

Les zones urbaines restées en marge des grands mots d’ordre institutionnels et des politiques de réaménagement révèlent par la négative les limites des régulations à l’œuvre dans nos sociétés. Elles peuvent donc, parfois, jouer le rôle d’un laboratoire où s’inventerait de nouvelles formes de relations sociales et d’activités économiques. Marc Hatzfeld, sociologue, a travaillé notamment sur les formes d’emploi dans ces "interstices urbains".

Avec Hélène Hatzfeld et Nadja Ringart, vous menez un travail de recherche centré autour de la notion d’interstices urbains. Qu’entendez-vous par là ?

Cela correspond à une façon de regarder le monde, plutôt de biais que de face, à partir de ses recoins cachés, comme révélateurs de l’ensemble, plutôt que de tenter des approches globales dont on sait d’une part qu’elles sont largement traitées par d’autres, et d’autre part qu’elles se révèlent souvent un peu décevantes. Nous avons creusé cette notion d’interstices dans notre étude sur les formes d’emploi dans les marges urbaines [1]. L’idée générale n’est pas nouvelle, on la retrouve chez de grands auteurs classiques comme Aristote, lorsqu’il explique que ce n’est pas le marbre qui fait la statue, mais son bord : c’est par sa surface, sa limite, que l’on peut comprendre ce qu’est un objet. C’est cette idée qui nous a incités à travailler à la marge. En ce qui concerne la ville, cet objet marginal, c’est l’interstice, qu’il faut comprendre dans une double dimension spatiale et temporelle. Du point de vue spatial, il s’agit de rechercher ces morceaux de ville qui échappent aux régulations générales. On en trouve partout, depuis les terrains vagues jusqu’aux squats, en passant par les recoins cachés, les parkings, les endroits accaparés par divers types de marginalité. Certains de ces interstices sont d’ailleurs organisés en tant que tels, par opposition à l’espace majeur. Et il nous a semblé qu’ils révélaient, comme le bord de la statue, le corps de la ville, dans la mesure où ce qui s’y passe raconte ce qui ne peut pas se passer dans le reste de l’espace urbain. Du point de vue temporel, les interstices renvoient au fait que la ville est en mouvement perpétuel, qu’elle évolue de façon plastique dans le temps. Des zones auxquelles était à une époque affectée une fonction précise perdent cette fonction à l’occasion de transformations économiques et sociales et deviennent tout à coup des endroits inutiles de la ville, et donc des poches qui favorisent l’apparition d’activités marginales.

Vous développez aussi, dans votre étude sur les formes d’emploi [2], une certaine fonction de laboratoire des interstices, qui peuvent favoriser l’émergence de formes innovantes de relations et d’activités économiques.

C’est-à-dire que cela a été notre façon d’aborder les choses. Cela nous intéressait de voir ce qui se passait dans le domaine de l’emploi, mais on pourrait aussi bien parler des relations amoureuses, de l’habitat proprement dit, des rencontres entre les gens... Beaucoup de choses se passent dans les interstices, parce qu’il y a une sorte de concentré d’humain et aussi une plus grande permissivité. Pour ce qui est de l’emploi et du caractère de laboratoire, il nous a paru intéressant de dépassionner complètement le regard, de le défaire de toute référence morale relative au travail et donc de voir dans ce qui se passait dans les interstices des indicateurs de ce qui pourrait s’inventer autre part. Quand on dit laboratoire, il faut d’ailleurs rester prudent : il ne s’agit surtout pas de dire qu’on expérimente dans les interstices des choses qu’on va pouvoir répéter grandeur nature à côté, ni même de dire que ce qui s’y passe correspond à une rationalité. Ce qui s’y passe est sauvage, accidentel, parfois volatile, et donc on peut s’attendre à tout et n’importe quoi. Mais le chercheur peut y repérer des formes qui pourront être rationalisées a posteriori, rendues intelligentes, mises en relation avec les exigences de l’espace majeur, et donc développées plus largement. Il s’agit donc d’un fourmillement d’idées qui peut être utilisé par ailleurs.

Vous parlez du caractère sauvage des interstices, mais un des aspects les plus frappants qui ressort de votre étude est justement que, par rapport à des zones où l’on a l’habitude de ne voir que le caractère d’économie informelle, il y a quand même des éléments de cohérence forts qui se dégagent, de manière assez inattendue, entre les professions culturelles dans le Bas-Montreuil, les jeunes de la cité de la Rose des vents à Aulnay-sous-Bois ou les communautés immigrées du faubourg Saint-Denis à Paris...

Il y a effectivement des cohérences fortes. On parle d’économie informelle, mais de fait cette économie a une forme très précise, et on trouve des similitudes entre des interstices aussi divers que ceux que vous citez. Dans des endroits aussi différents par leurs origines et par leurs raisons d’être que ce coin du Xe arrondissement de Paris où la règle ne pénètre pas, n’a tout simplement pas lieu, ce coin plus vaste d’Aulnay-sous-Bois où la règle est interdite d’accès (même la police n’y met pas les pieds), et le Bas-Montreuil où la règle existe mais où elle est aménagée, détournée, contournée, on trouve des formes de régulation comparables. Je ne sais pas si ces formes de régulation correspondent à l’époque, à un fonds culturel commun, ou aux exigences de reflet de l’espace majeur, mais en tout cas, il s’agit d’espaces fort régulés. Une des formes de régulation que nous avons identifié est une régulation par l’appartenance. Nous avons même parlé d’appartenance communautaire, et on s’est fait un peu épingler sur ce terme, mais malgré tout on constate que ne disposant pas des règles établies au niveau national, les acteurs de l’interstice sont bien obligés de se référer à un ensemble normatif, et celui qui s’impose à eux, c’est celui du groupe. On a quelquefois des replis sur des régulations de type ethnique, c’est-à-dire des gens qui reproduisent ici les habitudes qu’ils avaient par ailleurs, qui sont celles de leur groupe social, que ce soit dans les rapports entre commanditaire et commandité, entre financier et entrepreneur. Mais parfois la communauté d’appartenance n’est pas ethnique, comme par exemple dans le Bas-Montreuil où elle correspond à une réalité professionnelle, les métiers modernes du son, de l’image et du spectacle vivant. Il s’agit d’un groupe qui, au fil des dernières décennies, a conçu des règles qui lui sont propres, qui tiennent à la fois à la culture propre de ce milieu, aux règles impliquées par l’industrie culturelle et enfin aux règles qui sont proposées par l’Etat, à savoir le système des ASSEDIC du spectacle.

Peut-on dire que le développement de formes d’activités économiques spécifiques aux interstices correspond à une certaine manière de composer avec un contexte général de désindustrialisation, avec précisément la multiplication des friches urbaines, et de dérégulation ?

Les interstices renvoient fondamentalement au fait que peu d’acteurs politiques sont capables de gérer l’ensemble d’un corps social sans aucune exclusive. Les seuls à l’avoir tenté ont été ce qu’on a appelé les régimes totalitaires. Les modes de régulation ne peuvent pas s’appliquer de façon identique à tous les niveaux de la société, et donc certaines parties du corps social échappent à la généralité régulatrice et deviennent des interstices. Tout peut s’y passer, le meilleur comme le pire. Au sujet de l’emploi, nous avons relevé des formes de travail qui ressemblaient vraiment à de l’esclavage, avec des types qui travaillent 12 heures par jour, n’ont pas à manger, dorment par terre. Ce n’est pas du tout cela qu’on cite en exemple, mais ça existe, il faut le dire, et c’est d’ailleurs l’effet du retrait de la règle. Et puis, d’autre part, on voit arriver aussi, du fait de ce même retrait de la règle, des débordements d’imagination qui produisent des façons de travailler et de se mettre en relation qui sont beaucoup plus libres et aussi beaucoup plus inventives. Dans notre étude, nous n’avons pas du tout utilisé des critères de bien et de mal, mais plutôt des critères d’inventivité, de considération pour la personne ou au contraire de son exploitation féroce. Et, de cette manière, nous avons découvert des façons de travailler qui offraient aux personnes beaucoup plus de considération, d’opportunités et d’intelligence que ce que la règle générale offre aux ouvriers et aux employés de notre pays.

Justement, c’est un autre point commun que vous retrouvez dans les différents interstices étudiés : un même refus du salariat. Il y a donc une part active, une part de choix délibéré dans le développement de ces activités.

Tout à fait, mais là encore il faut rester prudent. Il ne fait aucun doute qu’il existe toujours dans la marginalité une part de subjectivité : nous travaillons actuellement sur les SDF et on s’aperçoit que chez beaucoup d’entre eux il y a quelque chose qui est énoncé comme un choix. Mais cela n’explique pas tout. De nombreux jeunes d’Aulnay-sous-Bois ont vu leurs parents travailler chez Citroën, se rappellent du retour de leur père après la journée de travail. Citroën a débarrassé plusieurs générations de l’envie de travailler de façon régulière sur les chaînes : on n’a que les fruits de ce qu’on a produit. On mettait ensemble des gens qui parlaient des langues différentes pour qu’ils ne puissent pas se parler sur les chaînes, on n’avait pas 5 minutes pour aller aux toilettes dans la matinée, il n’y avait pas de syndicats, etc. Les jeunes ne veulent plus en entendre parler, et donc il y a incontestablement une part de choix. Chez les artistes et artisans de Montreuil, le choix est beaucoup plus raisonné, parce que lorsque l’on sort d’une formation d’ingénieur son ou de metteur en scène de théâtre, on peut travailler par exemple dans les grands studios de Boulogne, mais on sait qu’à ce moment-là on est appelé à vivre avec un portable allumé en permanence, que quand on accepte une mission, on doit être au garde-à-vous devant son patron, et il y a des gens qui ne peuvent pas supporter cela et qui préfèrent gagner deux fois moins d’argent et avoir plus de liberté sur les délais de livraison, le choix de leurs collaborateurs, ou de l’espace dans lequel ils travaillent.

Par rapport à ces formes d’activité, quel peut être le rôle et le type d’intervention des pouvoirs publics, pour ne pas simplement "détruire" les interstices, mais pour opérer une sorte de tri entre ce qui relève de l’innovation et ce qui relève de l’exploitation ? Par exemple, dans le Bas-Montreuil, on voit très bien le rôle joué par quelque chose qui vient de l’Etat et de la règle au niveau national, à savoir le statut d’intermittent du spectacle.

Tout le monde sait que la règle de l’intermittence est détournée, les artistes le savent, l’ASSEDIC et l’ANPE également. Chaque artiste jongle avec ses heures et ses jours pour constituer un pactole d’heures qui lui permette de toucher les ASSEDIC. On l’accepte parce que c’est la façon qu’ont trouvé les Français de subventionner leurs artistes, qui n’est pas pire qu’une autre d’ailleurs. Bien sûr, on pourrait toujours imaginer que ce statut d’intermittence soit étendu à d’autres professions, mais cela me semble très difficile vu qu’actuellement les artistes sont payés sur les caisses générales, c’est-à-dire que toutes les professions cotisent pour eux. Si le statut était étendu, il n’y aurait plus assez de monde pour payer. Une autre manière de répondre, c’est de dire que la puissance publique tolère ces activités économiques parce qu’elle sait que c’est une exigence pour elle. Nous avons vu ainsi que les règles originales qui sont en vigueur dans le Sentier et sur le faubourg Saint-Denis sont indispensables pour que se maintienne une industrie textile en France. Ces conditions extrêmement rudes, et extrêmement libres aussi, sont nécessaires pour que les Français puissent se payer des vêtements aux prix actuels sans devoir les importer de Taiwan ou d’ailleurs, ce qui provoquerait une crise dans la structure économique du pays. Et puis à Aulnay-sous-Bois, la règle du droit ne pénètre pas parce qu’elle est la condition de la paix sociale. Si l’on interdisait aux gens de voler des voitures pour les transformer, de voler des auto-radios, de bricoler des décodeurs Canal+, etc., il y aurait l’émeute. Donc, dans tous ces cas, la règle se retire avec bon sens...

Les formes d’activités économiques dans les interstices ont pour caractéristique une très forte territorialisation et une autorégulation par le groupe. Peut-on dire que par là elles communiquent avec des formes d’économie de proximité ou de gestion participative des quartiers comme les régies de quartier, sur lesquelles vous avez également travaillé, voire avec une certaine forme de démocratie locale ?

Je dirais oui, mais à la condition qu’on sache les rationaliser. Pour ce qui est de l’exemple des régies de quartier, ce qui les rend motrices de la démocratie participative, c’est qu’elles sont parmi les rares acteurs qui sachent intervenir dans les quartiers de façon assez complète et que, ce faisant, elles permettent aux populations de donner leur avis, voire de gérer leur quartier. Donc il y a là quelque chose de vraiment réfléchi. Par contre, la seule référence communautaire ne permet pas forcément d’aboutir à des modes d’expression collective qui relèvent de la démocratie. Quelquefois cela relève d’un maintien de formes d’auto-respect de la communauté, mais de là à ce qu’on puisse parler de forme de démocratie participative, il y a quand même un pas. Alors que des outils très élaborés, comme le sont les régies, qui sollicitent les populations des quartiers où elles sont implantées dans des activités de compréhension, de gestion et de diffusion de la responsabilité d’appartenance à la cité, produisent de la démocratie participative spontanée et quelquefois abondante. Et elles précèdent en cela des instruments qui sont beaucoup plus formels comme les conseils de quartiers, parce qu’elles le font sur des objets concrets et non abstraits comme peuvent l’être le devenir de la ville, l’organisation du système éducatif, ou ce qu’on donne souvent à traiter aux conseils de quartiers et qui ne correspond pas vraiment à la réalité de ce que savent, vivent ou peuvent dire les gens.

Entretien réalisé par Olivier Petitjean


[1Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld et Nadja Ringart, Quand la marge est créatrice. Les interstices urbains initiateurs d’emploi. éditions de l’Aube, série "société", Paris, 1998, 160 pages. Le texte est téléchargeable sur le site du Ministère de l’Equipement :
http://www.urbanisme.equipement.gouv.fr/pu/interstices/sommaire.htm

[2Marc Hatzfeld, Topo-Guide des régies de quartier, éditions Desclée de Brouwer, 1998, 183 pages.