Accueil > Les dossiers > De l’automne 2001 à l’été 2002, du n° 6 au 9 > N° 8 (printemps 2002) / banlieue rouge, banlieues vertes > dossier : banlieue rouge, banlieues vertes > Un exemple pratique de revenu garanti : le cas de la sidérurgie lorraine
Un exemple pratique de revenu garanti : le cas de la sidérurgie lorraine
vendredi 13 mai 2005, par ,
Les anciens ouvriers du bassin sidérurgique lorrain ont obtenu une forme de revenu garanti. Elle leur a permis de développer une créativité sociale, loin d’une mise au travail obligatoire dans les entreprises, de modifier leur relation au territoire, les modes de vie et les régulations économiques locales, en subvertissant les logiques dominantes. à partir de cet exemple, Anne Querrien, sociologue et urbaniste, et François Rosso, président de l’Union Régionale Lorraine de la Confédération Consommation Logement et Cadre de Vie, plaident pour l’extension du revenu garanti à tous, et non seulement aux travailleurs les plus âgés.
Depuis les restructurations de la sidérurgie, et dans toutes celles qui ont suivi, les travailleurs sont apparus, dans l’ensemble, préférer rester là où ils avaient enraciné leurs vies que de s’exiler ailleurs, comme lors du siècle des migrations qui fabriqua les villes industrielles. Le slogan "Vivre et travailler au pays", chanté sur le plateau du Larzac, donnant un côté un peu folklorique, s’est répandu dans différentes luttes locales.
Par exemple, les ouvriers du bassin sidérurgique lorrain ont obtenu un revenu garanti décent. Alors que la lutte en était encore à demander le maintien de l’emploi sur place, l’État et le patronat ont concédé ce revenu garanti, non seulement pour acheter la paix sociale, mais aussi pour garder un nombre suffisant de consommateurs et maintenir en vie un bassin d’habitat, dont une part notable des emplois, dans les services et les commerces étaient dépendants de la présence des ouvriers sidérurgistes. Contrairement au discours sur la ré-industrialisation véhiculé par les pouvoirs publics, les investissements dans les nouvelles productions fordistes n’ont pas organisé cette stabilisation. Le bassin de Longwy, choyé par les pouvoirs publics et l’Europe avec la création du Pôle Européen de Développement, a eu la perte de population la plus forte. Les aides financières pour l’installation d’"usines tournevis", symboles du mépris des élites pour le savoir-faire ouvrier, et la création de filières de formations industrielles sans débouchés sur ce territoire, ont condamné les jeunes diplômés à partir. Aujourd’hui, ces "nouvelles usines" ferment les unes après les autres ou réduisent massivement leurs effectifs. Loin de contribuer à fixer la population locale et de soutenir son engagement dans un nouveau développement économique, ces aides n’ont fait que reculer les échéances. En Lorraine, la vie s’est poursuivi grâce à un revenu garanti, procuré éventuellement par un emploi mais souvent autrement.
Malheureusement, ce revenu garanti n’a été fourni qu’aux travailleurs âgés de plus de 50 ans, comme préretraite, et non aux jeunes habitants. Ceux-ci pour ne pas rester au chômage ont investi dans la formation ou se sont expatriés à proximité, au Luxembourg, principalement, où les salaires sont plus élevés. L’investissement dans la formation, et peut-être dans une future migration, a été permis par le maintien du revenu des plus âgés. L’absence de revenu garanti pour les jeunes maintient la voie ouverte à la désertification. La région reste encore sous l’emprise d’un passé lié à ses ressources naturelles, alors que dans les grandes villes attractives la ressource principale est depuis longtemps l’activité humaine.
L’exemple du bassin sidérurgique lorrain, parmi de nombreux autres territoires, montre que les populations locales essaient un peu partout de transformer leur territoire dans un sens métropolitain, en y développant des activités commerciales, de loisirs et de tourisme, qui y fixent le désir de consommation, mais aussi y attirent les consommateurs des régions limitrophes. La mise en valeur du patrimoine local, y compris de ses origines industrielles, devient alors essentielle pour distinguer la région des autres. La passion de certains habitants pour leur pays devient une ressource et non une nostalgie. La ressource humaine, la capacité d’avoir des idées nouvelles, de les mettre en œuvre, d’organiser des services inédits, deviennent les forces productives principales, et l’investissement dans cette ressource humaine, dans la présence de la population, est un souci économique essentiel.
La transformation de l’espace industriel en espace urbain n’est possible que grâce à la socialisation du revenu, qui détache celui-ci des aléas d’une commercialisation de la production de plus en plus liées à des événements internationaux, alors que la mise en valeur d’un territoire exige une consommation régulière et un travail de service continu. Le caractère relativement limité du revenu disponible, par rapport à celui d’autres localisations métropolitaines, est compensé par des pratiques d’entraide et de bricolage au sein de la famille ou entre groupes d’amis (ces pratiques de bricolage permettent de disposer de maisons d’une valeur d’au moins 20% supérieure à celles qui sont vendues par les lotisseurs). Des pratiques associatives autour du loisir et du voyage complètent l’amélioration de l’ordinaire. Un nouveau mode de vie se met en place centré sur le hors travail, consacré pour partie au développement de nouvelles compétences soit directes, soit à travers la génération montante. Le choix de rester sur place n’est donc pas une résignation, mais l’affirmation de la volonté de développer ce nouveau mode de vie.
La garantie d’un revenu constant, augmenté éventuellement d’apports familiaux plus ou moins réguliers, a permis également le déplacement de l’habitat de l’immeuble collectif en location vers le pavillon individuel. La plus grande surface possible est recherchée pour pouvoir disposer d’un espace de bricolage et d’un espace de réception suffisant pour la famille et les amis, plutôt que restreint aux besoins du groupe familial étroit comme dans les normes de la location HLM. Les jeunes aussi, avec l’aide des parents, cherchent à s’installer en pavillon. Ainsi se développent, à côté des anciennes communes ouvrières, de nouvelles communes pavillonnaires qui n’avaient pas encore été urbanisées jusque là. En revendant leurs logements aux occupants, les entreprises sidérurgiques ont ouvert la voie à ce nouveau mode de vie qui détache l’habitat de l’emploi, tandis que l’État de son côté favorisait l’accession à la propriété de la maison individuelle par des aides personnalisées au logement. Ces aides, distribuées par les Caisses d’Allocations Familiales, sont un autre élément de salaire socialisé.
Le choix de l’emplacement du pavillon en fonction de la réputation de la commune explique que les lotisseurs délaissent les anciennes communes ouvrières pourtant mieux équipées en services collectifs. Les habitants investissent ainsi leur logement comme un capital-rentier, plus ou moins bien situé, plus ou moins bien valorisable, et éventuellement revendable en cas de changement de projet de vie. La nature rentière de ce capital logement, acheté pour une grande part avec les aides de l’État, est à souligner. Elle ne favorise pas l’organisation collective des habitants qui ne se rassemblent que pour lutter contre les malfaçons ou les erreurs de gestion de tel ou tel lotisseur. La tendance à porter les conflits individuellement par la voie juridique a des limites économiques parce que cela coûte cher, et les groupes de défense disparaissent très vite.
Dans le pavillon, au sein de la famille, se rassemblent plusieurs revenus : le revenu garanti de base du sidérurgiste en préretraite ou retraite, le revenu de sa femme qui travaille à temps plein ou temps partiel dans une société de service, commerce ou administration, et les premières rémunérations des enfants jeunes adultes pas toujours régulières, mais plutôt utilisées par eux pour des achats exceptionnels. Le caractère en grande partie garanti de ce revenu, fait de l’habitat le lieu central de la valorisation familiale, et fait du territoire accessible en voiture le territoire au sein duquel s’exerce cette valorisation. Même le petit centre urbain proche de l’ancienne commune sidérurgique s’atteint en voiture depuis le pavillon : la voiture une fois prise, tout un territoire devient accessible en moins d’une demi-heure pour faire des ballades. Les voiries qui ont été très fortement développées par l’État au moment des restructurations pour permettre d’aller chercher du travail plus loin, et d’abord pour permettre les regroupements des ouvriers dans les dernières usines en fonctionnement, sont fortement engorgées car l’industrie continue avec beaucoup moins de personnel mais tout autant de transports ! L’axe autoroutier où se situe les circulations les plus denses attire les nouvelles implantations. La liberté d’action qu’octroie le revenu garanti n’est certainement pas un frein à la mobilité, mais en ne laissant souvent pas d’autres choix que la voiture, elle est un facteur d’exclusion pour une partie de la population et risque de fragmenter ce bassin de vie. En effet, les transports publics interurbains de voyageurs, routiers et ferroviaires, n’irriguent correctement le territoire que dans la vallée de la Moselle et dans les agglomérations de Metz, Longwy et Thionville-Vallée de la Fensch qui bénéficient de transports urbains. Dans les zones périurbaines et rurales du bassin sidérurgique, les horaires sont organisés en fonction des rythmes de l’école et du travail. Espérons que les nouvelles possibilités ouvertes par la loi Solidarité et Renouvellement Urbain permettront une meilleure coordination pour les dessertes, les horaires et la tarification, et surtout un développement de ceux-ci pour concilier horaires de transports et rythmes de vie.
Le bassin sidérurgique a vu se développer une pléthore de centres commerciaux et de magasins de bricolage, qui fondent sur le caractère plus ou moins garanti du revenu des consommateurs leur confiance dans la rentabilité de leur offre. Celle-ci est différentielle suivant les emplacements que les magasins parviennent à occuper par rapport au réseau viaire. La facilité de circulation conduit les consommateurs à se faire experts et à établir des comparaisons entre toutes les offres qui leur sont faites, pour pouvoir informer familles et amis, et former une compétence spécifique. Comme dans le cas du logement, le caractère garanti du revenu facilite l’obtention de crédit. Il s’ensuit un développement vertueux de l’équipement individuel, et des capacités de bricolage ou de travail domestique, qui permettent de faire des économies. Côté magasins, cela donne les moyens d’une information détaillée et efficace sur les nouveautés, et la possibilité de nouveaux achats et de mise à jour par des clients solvables.
Les restructurations ont aussi poussé les travailleurs d’origines géographiques lointaines à renouer avec leurs régions. L’enracinement sur le lieu du travail industriel désormais fermé a été choisi au retour au pays mais le temps libéré et les revenus gardés ont permis de multiplier les allées et venues, et de donner aux comparaisons de nouvelles dimensions. Il ne s’agit plus de jauger les possibilités d’emplois des deux territoires, mais de se demander ce qui pourrait être rapporté du pays dans le territoire d’adoption, comme, par exemple, certaines plantes : des figuiers se sont ainsi mis à proliférer récemment en Lorraine grâce aux soins assidus des immigrés originaires d’Italie du Sud ; une fabrication de sauce tomate pour les pâtes s’est développée avec des tomates venues tout exprès du pays par des camions spéciaux. Les centres commerciaux ont eu vent de cette consommation "ethnique" et organisent des semaines italiennes, et autres, mais avec des produits souvent fabriqués en France à la manière de, qui n’ont pas la qualité de ceux produits par ces circulations lointaines.
La nécessité pour l’État de distribuer sur ce territoire du revenu garanti, au-delà de ce qu’il distribue déjà dans l’ensemble de la société, à travers les transferts et les minima sociaux, nous semble liée au fait que la capacité productive, en termes de ressources humaines, de ce bassin de vie, dépasse très nettement les potentialités d’actualisation offertes par les entreprises. Il existe donc un capital humain, un capital social, que le capital économique ne sait pas valoriser, qu’il a peut-être contribué à produire, mais qu’il ne sait plus valoriser. Il découle du côté de la population un investissement massif dans la formation des jeunes, qui s’est développée récemment très fortement dans les régions anciennement industrialisées, mais aussi une recherche de revenu, du côté de l’État pour ceux qui l’ont obtenu par le rapport de force pendant les restructurations (préretraites), du côté des services à la population (femmes), du côté de l’émigration proche (à Paris et dans les grandes villes, ou au Luxembourg pour les jeunes adultes). Ce revenu recherché garantit au total un revenu familial relativement stable qui permet d’habiter bien, de consommer bien, de circuler, y compris jusque dans le pays d’origine. Avec le développement de l’informatique domestique, il pourrait même soutenir une innovation technique et le développement d’un auto-emploi, comme dans le cas de certains systèmes de production locale italiens. Les conditions ne semblent pas cependant réunies et le passé industriel de la région limite peut-être les ambitions à des perspectives relativement sécurisées. Pour l’individu, pour la famille, le revenu garanti permet une consommation productive et originale, mais n’invite pas à risquer la création de nouvelles productions.
Donné à la fin de la vie de travail, en préretraite, le revenu garanti apparaît comme un moyen pour l’État de maintenir une capacité de consommation et d’utilisation des services publics et privés sur un territoire qu’il juge en déclin. Pour les personnes concernées il a permis de changer notablement leurs modes de vie : en conservant le même revenu sans les contraintes sur l’emploi de leur temps, ils ont pu organiser celui-ci et découvrir qu’ils souhaitaient avant tout de développer leurs compétences professionnelles et celles de leurs enfants, d’échapper au cadre étriqué où l’usine les avait enfermés, de voyager. De là à dire comme le font certains chercheurs italiens qu’investir dans le revenu garanti serait investir dans la population pour qu’émergent de nouveaux entrepreneurs qui relanceraient l’économie sur de nouvelles innovations, un pas difficile reste à franchir tant que le revenu garanti ne s’adresse pas aux jeunes, à ceux qui ont le tempérament de cette prise de risque. En prenant appui sur un revenu garanti, les jeunes pourraient libérer une créativité économique et sociale sur le territoire de la même manière que le statut des intermittents du spectacle le permet dans le domaine culturel.
Dans le cas des préretraités de la sidérurgie, l’État s’est borné à favoriser le développement de la consommation au sein du bassin d’habitat, et à reconnaître son rôle de moteur indispensable dans la mise en place d’une économie de services. La violence de la résistance ouvrière aux fermetures d’usines en Lorraine imposait de trouver une solution. Cette solution a été mise en œuvre en Lorraine et dans tous les bassins sidérurgiques français et même pour les établissements et les sièges sociaux d’Ile de France. Le contexte économique mondial a obligé l’État à se substituer aux entreprises en remplaçant un salaire par un revenu garanti. La distribution de revenus sociaux a été le moyen de relancer l’économie locale. Couplée à la solidarité familiale, cette distribution de revenus a permis l’émergence d’un nouveau mode de vie caractérisé par un logement de qualité, une forte densité d’équipements de santé, une offre de loisirs abondante, et surtout une mobilité fortement accrue. Il serait intéressant d’étudier localement les transformations sur d’autres territoires confrontés aux restructurations de la sidérurgie française ayant bénéficié du même revenu garanti pour savoir si comme en Lorraine, les ouvriers ont choisi de rester et d’améliorer leur position par eux-mêmes. Les collectivités territoriales n’ont accompagné ces transformations qu’avec retard et dans la méconnaissance de leur signification. Il serait temps de transformer l’essai en garantissant un revenu à tous, et non aux seuls travailleurs âgés, en investissant résolument dans le "capital social", la capacité créative de la population présente sur le territoire, les savoir-faire acquis et déployables hors de l’usine, hors de l’assujettissement à des machines, au capital. Le capital social est le capital d’une nouvelle "nouvelle économie", qui montre dans le bassin sidérurgique lorrain, comme en Inde, où cela fait déjà l’objet d’une théorisation autour d’Amartya Sen, sa capacité à développer les territoires méconnus ou abandonnés par le capital financier. Le revenu garanti est un investissement nécessaire pour mettre au "travail", pour valoriser ce "nouveau capital".