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Philosophie de la liberté ou psychologie de la soumission

A propos du livre Philosophes dans la tourmente

jeudi 1er mars 2007, par Jean Zin

Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, s’interroge dans Philosophes dans la tourmente (Fayard, 2005) sur la dissidence et les parcours biographiques des philosophes de la liberté, notamment les philosophes français (Sartre, Canguilhem, Foucault, Deleuze, Derrida), face une psychologie de la soumission, du conditionnement et de la normalisation, héritière de la bonne vielle méthode Coué et de l’hypnose, incarnée aujourd’hui par les thérapies cognitivo-comportementales (TCC).

L’auteure s’intéresse à leur rejet de la normalisation et à leur position par rapport au tragique de l’existence ou par rapport à la psychanalyse : comment leurs propres fêlures pouvaient s’intriquer avec leurs oeuvres sans pouvoir les expliquer de façon simpliste ni avoir les oeuvres sans leur part d’ombre, sans pouvoir diminuer enfin le témoignage de leur liberté dans cette lutte avec l’ange. Point de vue partiel et partial sans doute mais qui n’est pas sans valeur pour défendre la liberté de l’esprit contre une entreprise de contrôle généralisé, surtout en ramenant au jour l’oeuvre de Georges Canguilhem. Philosophe de la médecine méconnu du grand public mais qui a eu une très forte influence sur la Sorbonne, il fournit la critique la plus aboutie, sans doute, de la psychologie avec sa thèse de médecine (soutenue en 1943 !) sur "Le normal et le pathologique". Effectivement, qu’est-ce que la normalité en 1943 ? "Aucune norme issue de la vie, et mieux encore qu’aucune norme incluant la mort dans le processus de la vie, ne saurait conduire à préférer Pétain à de Gaulle, le fascisme à l’antifascisme" (p. 34). Le paradoxe, souligné par Michel Foucault qui fut son élève, c’est que Canguilhem, philosophe du concept apparemment bien loin de toute philosophie de l’engagement, fut un résistant de la première heure tout comme Jean Cavaillès qui en est mort. "Parmi les philosophes français qui ont fait de la résistance pendant la guerre, l’un était Cavaillès, un historien des mathématiques, qui s’intéressait au développement de leurs structures internes. Aucun philosophe de l’engagement politique, ni Sartre, ni Simone de Beauvoir, ni Merleau-Ponty n’ont fait quoi que ce soit " (Dits et écrits IV, p. 586). Cet engagement provient d’une démarche philosophique : la philosophie du concept est plus rigoureuse et plus clairvoyante, la liberté y prend un sens plus concret - en raison de son exigence rationnelle - que celle du caprice subjectif dans une société de marché : "Tout homme devait être à ses yeux un rebelle, mais toute rébellion avait pour visée l’instauration d’un ordre supérieur à celui de la liberté subjective : un ordre de la raison et du concept." (p. 25) Ce n’est pas la psychologie qui éclaire l’acte mais la situation du moment toute chargée d’histoire qui dicte ce qu’il faut faire, en suivant des règles bien précises si on veut arriver à ses fins.
A partir d’une analyse médicale de la normalité -qui l’amène à remettre en question la frontière entre le normal et le pathologique situés sur un continuum, car il n’y a pas de critère biologique de la normalité - Canguilhem dénonce en 1956 la psychologie comme une "philosophie sans rigueur, parce qu’éclectique sous prétexte d’objectivité, une éthique sans exigence, parce qu’associant des expériences sans jugement critique, et enfin une médecine sans contrôle" (p. 57), voire "une barbarie des temps modernes". En lieu et place de son impossible unité, on ne trouvait que les professionnels de la soumission, c’est-à-dire d’une instrumentalisation de l’homme menaçant sa liberté (aujourd’hui il faudrait y rajouter les professionnels de la communication qui sont les nouveaux sophistes...). On est dans l’imitation, l’éducation, la persuasion, l’hypnose, l’ordre impératif, la culpabilisation, l’aveu et, plus généralement, la défaite de la pensée. Il terminait ainsi sa présentation de la psychologie : "Quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre. Si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le conservatoire de quelques grands hommes, si on va en descendant, on se dirige sûrement vers la Préfecture de police. (...) En acceptant de devenir, sur le patron de la biologie, une science objective des aptitudes, des réactions et du comportement, cette psychologie et ces psychologues oublient totalement de situer leur comportement spécifique par rapport aux circonstances historiques et aux milieux sociaux dans lesquels ils sont amenés à proposer leurs méthodes ou techniques et à faire accepter leurs services." (p. 59 et p. 61-62). Il récusait aussi la réduction de la pensée au cerveau ou à un simple mécanisme cognitif, comme si on pouvait avoir un jour l’autobiographie d’un ordinateur à défaut de son autocritique (p. 66).

L’un des principaux apports de ce livre est de considérer que la critique de l’utilitarisme cognitiviste et de l’idéal de la "grande santé" passe donc par la philosophie et par l’histoire, à l’opposée de l’introspection narcissique et d’une prétendue transparence à soi. Comme le signale l’introduction, "Jamais la psychologie du conditionnement et de l’aliénation sexologique ou échangiste n’a été aussi prégnante qu’aujourd’hui. Au point que l’on assiste désormais à une amplification de toutes les plaintes (...) Comment ne pas voir dans cette curieuse psychologisation de l’existence qui a gagné la société entière, et qui contribue à sa dépolitisation grandissante, l’expression la plus sournoise de ce que Michel Foucault et Gilles Deleuze appelaient "un petit fascisme ordinaire", intime, désiré, voulu, admis, célébré par celui-là même qui en est tantôt le protagoniste et tantôt la victime ?"

Cependant, bien que tout cela soit fort bien venu dans l’affrontement avec les forces de normalisation sociale, on n’est pas obligé pour autant d’adhérer à une position qu’on peut juger parfois un peu trop idéaliste. Ainsi, on peut prendre ses distances avec Elisabeth Roudinesco lorsqu’elle croit pouvoir invoquer cette "ultime barbarie" afin de contester les "raisons biologiques neuronales ou cérébrales pour expliquer de prétendues différences innées entre les sexes et les races, réinventant ainsi des discriminations que l’on croyait abolies" (p. 68).

C’est un sujet délicat (et dangereux) mais il ne devrait pas être si difficile pourtant de faire la part de l’esprit immatériel (ou de l’information) indépendant des corps qui le reproduisent et la part des corps matériels avec leurs différences génétiques qui en modifient l’expression (les prédispositions génétiques). D’ailleurs si Roudinesco peut accuser le cognitivisme de ne pas être sexué, la sexualité est comme désexualisée chez elle, coupée du corps sexué dans ses différences anatomiques et hormonales.

Admettre la réalité de tout notre être de relations ne doit pas amener à occulter le poids du corps et de son passé, du stress, de la fatigue, des cycles biologiques, de la maladie ou des drogues, sans tomber pour autant dans le désir machinique, la tyrannie des humeurs ou des instincts dont l’inhibition est la fonction première du cerveau, s’il n’est pas toujours le lieu où ça pense pour nous...

L’humanité chevauche l’animal par le langage, surmonte perpétuellement son animalité, tout en restant en grande partie animale ! Il semble difficile aussi bien aux philosophes qu’aux psychologues de reconnaître les parts respectives de l’esprit et du corps, des finalités et des causes matérielles, de reconnaître la réalité des faits dans leur intrication, mais la philosophie préserve du moins la liberté et la responsabilité en s’interrogeant sur ce qu’elle fait, sur le bien connu et sur la norme, en prenant conscience de toute l’étendue de notre ignorance (c’est le sens du "connais-toi toi-même"), rejoignant la psychanalyse dans l’analyse du transfert, c’est-à-dire la mise en cause du sujet supposé savoir et de l’hypnose ordinaire des discours normatifs.

Jean Zin