Accueil > Les dossiers > De l’automne 2003 à l’été 2005, du n° 14 au 17 > N° 17 (été 2004) / Face à l’insécurité sociale, réinventer les droits > dossier > Droits sociaux, une idée neuve en Europe

Droits sociaux, une idée neuve en Europe

lundi 5 juillet 2004, par Olivier Petitjean

Le dossier que nous publions dans ce numéro est issu d’une double interrogation. La première est relativement classique : face à la politique libérale "réformatrice" menée par les gouvernements européens, comment dépasser une perspective simplement défensive, et quelles sont à cet égard les leçons à tirer des mouvements de ces derniers mois ? La seconde est plus spécifique : quel peut être l’apport de la pensée écologiste au développement d’un projet politique "offensif" et au renouvellement de l’Etat social ? Présentation.

L’un des points de départ de ce dossier est l’intuition que la question des droits constitue l’une des clés du problème. Comment mieux résumer les politiques menées actuellement à l’échelle européenne que comme une entreprise globale de "casse" de l’Etat providence et de remise en cause tous azimuts des droits ? L’enjeu ne saurait être réduit au seul aspect des droits sociaux stricto sensu, les luttes récentes ayant montré combien derrière des questions typiquement "sociales" comme celle des retraites se cachaient des enjeux plus généraux, comme celui du temps ménagé hors de la subordination salariale, de ses usages et de ses supports, parmi lesquels précisément les dispositifs de socialisation portés par l’Etat social (voir l’article de F. Rosso et A. Querrien). Il est donc essentiel de traiter ensemble non seulement les différentes branches de la Sécurité sociale (maladie, vieillesse, chômage), mais aussi les diverses prestations sociales, les services publics, les politiques publiques de logement, de transports, etc. Ce caractère "englobant" est certes à double tranchant : si le motif de la défense des droits dessine une sorte de dénominateur commun aux mouvements, il peut aussi être un signe de repli sur des valeurs morales abstraites et d’impuissance à imaginer un projet positif. Mais il permet sans doute surtout de poser la bonne question : quelles sont les finalités que l’on se donne ? Le progrès ou la régression globale des droits et des libertés dans nos sociétés, à court terme et à long terme, ne doivent-ils pas précisément constituer l’un des critères essentiels pour juger un projet politique ? À cette aune, le "projet" de la plupart des gouvernements européens, consistant à créer une insécurité sociale systémique censée bénéficier à la croissance des entreprises et en retour à la société, apparaît comme une contradiction en actes. Mais les discours traditionnels sur la défense de l’emploi suffiront-ils à maintenir les droits (sans même parler de les faire progresser) ? Malheureusement, la réponse à cette question est tout sauf évidente. C’est ici qu’intervient la pensée écologiste, à travers au moins deux aspects : l’universalisation des droits et la critique des politiques publiques basées sur de grands systèmes centralisés.

Avancer pour ne pas reculer

Le premier aspect amène à remettre partiellement en cause la vision canonique selon laquelle l’Etat providence et les droits sociaux auraient connu une consolidation continue jusque vers le milieu des années 70, qui aurait ensuite cédé la place au néo-libéralisme et au démantèlement des acquis de l’ère précédente. Cette lecture passe sous silence une opposition tout aussi importante dans le mode d’attribution des droits, entre une logique "travailliste" et "assurantielle" basée sur la cotisation salariale (où les droits sont attribués au travailleur en tant que travailleur - passé, présent ou futur -, parce qu’il a cotisé, et secondairement à sa femme et à ses enfants) et une logique de prestations ou de droits universels qui ne sont plus ouverts en fonction d’une cotisation et sont plus ou moins déconnectés de toute identité ou statut particulier. Cette seconde logique, présente dès le départ, a connu une montée en puissance avec les luttes des années 70 (féministes, liées au cadre de vie, etc.) dont sont issus en partie les mouvements écologistes, et court jusqu’à des avancées aussi récentes que la Couverture maladie universelle, qui visent à "boucher les trous" du système en ouvrant des droits hors de la situation salariale (et familiale) traditionnelle. Elle préside également à une conception des services publics basée sur l’égalité et l’universalité d’accès, par opposition à la conception libérale de services minimaux destinés à servir de "filets de sûreté" à ceux qui ne peuvent pas satisfaire leurs besoins sur le marché [1].

Le système actuel est de fait structurellement un mixte de ces deux logiques. Les distinguer permet toutefois de comprendre comment certains syndicats peuvent en arriver à accepter, sous prétexte de "sauver notre sécurité sociale", le sacrifice de la dimension de droit universel pour ne retenir que la dimension assurantielle (inséparable il est vrai de la gestion paritaire des caisses). La tentative de "recalcul" des droits des chômeurs est symptomatique d’une logique où ce sont les rentrées de cotisations qui deviennent déterminantes des droits ouverts et non l’inverse. Le retour que l’on nous programme de divers côtés à une application stricte de la logique travailliste, loin de "préserver l’essentiel", représente en fait un gigantesque pas en arrière par rapport au système de 1946, certes basé sur la cotisation, mais couplée à la répartition, c’est-à-dire à une socialisation des cotisations qui permet d’ouvrir un droit collectif global, et non seulement de rendre individuellement son argent au travailleur.

La défense à tout prix du primat de la cotisation est d’autant plus condamnée à l’échec que la nouvelle nature du travail pourra de moins en moins rentrer dans les cadres classiques du salariat (voir l’article de J. Zin). Sans une relance de la dynamique d’universalisation, on ne pourra que subir un recul des droits au niveau de toute la société. C’est le sens, entre autres exemples, de la proposition de revenu garanti universel, qui vise à maintenir et étendre les "anciens" droits sociaux liés au salariat tout en répondant aux besoins et aux aspirations des couches sociales hors salariat. Similairement, une question comme celle de la fragmentation des statuts dans le domaine du travail précaire ou de la lutte contre l’exclusion ne constitue pas un inconvénient extérieur, mais le cœur même du problème, l’enjeu étant alors d’assurer une "continuité de droits", sinon un statut spécifique des travailleurs "atypiques", comme le suggèrent les luttes des intermittents en France ou des précaires en Italie (voir la Charte précaire italienne).

Bien entendu, toutes ces propositions doivent également être jugées sur leur impact social global. Il y a toujours un risque que la promotion d’un nouveau droit puisse se révéler contre-productive sous d’autres aspects (voir l’entretien avec Y. Sintomer). Nous sommes de fait dans une situation où coexistent différents enjeux : des enjeux salariaux classiques aussi bien que des enjeux "post-salariaux", voire dans certains cas le retour à des situations d’exploitation pré-salariale. Il ne s’agit pas de nier cette complexité mais de trouver les meilleures formes de construction des droits sur une base universelle, répondant potentiellement à toutes ces situations.

De nécessaires reformulations

Le second aspect est le mouvement de redéfinition des droits lié aux préoccupations écologiques, remettant en cause la manière dont leur satisfaction a été organisée institutionnellement, techniquement et socialement. Ce point concerne d’abord les "droits environnementaux" (à l’énergie, à l’eau), pour lesquels les écologistes proposent de substituer aux grands systèmes centralisés reposant sur une politique d’offre massive (dont la "satisfaction" du droit à l’énergie par le nucléaire est le paradigme) des systèmes décentralisés basés sur les besoins réels et la "demande". Mais il ne s’y limite pas. Après-guerre, les pouvoirs publics ont affirmé fortement le droit à l’alimentation à travers des politiques publiques visant à produire des aliments en grande quantité et à bas prix et qui ont mené, de par leur réussite même, à l’agriculture industrielle et productiviste. On peut suggérer qu’aujourd’hui, autour de la Confédération paysanne, s’ébauche une reformulation du droit à l’alimentation (droit à une alimentation "de qualité") et, par là, une politique agricole alternative passant par d’autres canaux que les subventions à la production (contrats d’exploitation prenant en compte l’entretien du territoire, alliance avec les consommateurs pour le respect de certains critères). Un autre exemple, à propos de la Sécurité sociale, est le passage du "droit aux soins" au "droit à la santé", d’une vision de la santé centrée sur le curatif, l’offre de soins et la réponse technique à une vision qui prenne en compte tous les facteurs physiques et sociaux influant sur l’état de santé, depuis l’état de l’environnement jusqu’aux conditions de travail et de vie : les risques de santé ne sont plus "extérieurs" au fonctionnement global de la société. Il ne s’agit pas d’imposer une définition univoque de la santé, appuyée sur un environnement et des comportements "sains", mais d’élargir les facteurs à prendre en compte et à internaliser, faute de quoi il sera impossible d’imaginer une solution alternative à la crise de la Sécu (voir les textes d’A. Gorz et A. Cicolella).

Toutes ces reformulations consistent à placer la dimension de la contre-productivité au cœur du problème. Ivan Illich avait dégagé trois dimensions de la contre-productivité des grandes institutions sociales (éducation, transport, santé…) : d’abord, elles engendrent des pollutions et des externalités négatives ; ensuite, à partir d’un certain seuil d’encombrement, elles produisent l’effet exactement inverse de ce pour quoi elles sont conçues ; enfin, elles tendent à créer une dépendance et un usage contraint en détruisant toute possibilité d’atteindre le même objectif de manière autonome [2]. On peut sans doute encore élargir la perspective à partir du constat que les problèmes de contre-productivité sont consubstantiels à n’importe quelle forme d’institution sociale dans la mesure où les droits doivent être produits dans des conditions matérielles et historiques déterminées, avec de multiples externalités, contraintes, effets en retour, etc. Le problème devient alors de définir des modes de fonctionnement minimisant les contre-productivités, et surtout évitant la destruction des modes de satisfaction autonomes ou locaux, qui crée des effets d’irréversibilité.

Cette considération peut sembler aller de soi. Le problème est qu’elle est masquée dès lors que l’on ne retient que l’affirmation formelle, juridique, du droit. Derrière la reconnaissance consensuelle des droits se cache le redoutable problème de leur mode de satisfaction et de production sociale, qui requiert un tout autre type d’approche politique : comment organiser et produire les droits, comment mettre en relation une "demande infinie" et un "système fini". C’est la logique de la "norme" que Foucault oppose à une conception de la politique rabattue sur les problèmes de la philosophie du droit (voir son texte dans ce dossier), et qui requiert l’invention et la mise en œuvre de nouvelles formes démocratiques, participatives, au-delà du parlementarisme classique (Y. Sintomer).

Un projet politique : développer les droits

Ces développements nous ramènent à notre propos initial : le développement des droits apparaît comme une composante essentielle du progrès matériel de la démocratie, c’est-à-dire des libertés et des possibilités individuelles et collectives [3]. Il devrait donc constituer l’un des facteurs structurants de tout projet politique. Or cette perspective basée sur les droits se heurte souvent à deux types de critiques. La première porte sur son caractère d’"utopie dangereuse", selon le mot de Robert Castel à propos du revenu garanti [4]. Mettre en avant les droits n’aurait aucun sens dans la mesure où ils renverraient à une exigence inconditionnée, sans principe de limitation. La revendication des droits serait toujours excessive et potentiellement autodestructrice dès lors qu’elle n’est pas strictement encadrée par des "devoirs" ou des "appartenances". Mais, dans la perspective adoptée ici, la revendication des droits ne peut avoir d’autre limite que leur propre contre-productivité éventuelle. C’est également ce qui la différencie de la simple invocation stéréotypée de multiples droits "imprescriptibles" et "non négociables", telle qu’on la trouve souvent dans les mouvements actuels. Se contenter de la "revendication" sans se poser la question du mode d’organisation et de production de ces droits revient trop souvent en pratique à rester prisonnier d’un imaginaire de l’abondance, et à ne pas voir de possibilité de progrès des droits sans "retour de la croissance" ou du "plein emploi". En fait -et les deux exemples de l’alimentation et de la santé l’illustrent bien -, le problème n’est pas d’abord de la quantité d’argent disponible (même si les raretés créées de toutes pièces sont aussi à combattre), mais de réorganisation sociale.

La seconde critique récurrente est que cette approche par les droits serait insuffisante pour fonder une communauté politique. En négligeant le besoin d’appartenance, elle s’exposerait à un redoutable retour de bâton à travers la montée des crispations identitaires. C’est au fond la critique du "droit de l’hommisme" : les droits seraient en eux-mêmes inconsistants, de l’ordre de l’universel abstrait, et devraient être subordonnés aux nécessités de la cohésion communautaire. Il n’est certes que trop évident que le rapport à la Sécurité sociale et aux services publics constitue l’un des principaux ressorts du vote d’extrême-droite : dans un contexte d’accroissement de l’insécurité sociale où les autres appartenances sociales (locales, liées au travail) ont été laminées, la seule instance à laquelle se raccrocher est la protection assurée par l’Etat, plus ou moins liée à la nationalité, qui peut faire l’objet d’un surinvestissement dès lors que ses ressources apparaissent limitées ou incertaines. Mais il faut sans doute renverser les termes du problème. De fait, cette identité "nationale" a été construite politiquement, et en particulier à travers les politiques sociales. Comme l’a souligné R. Castel, les identités d’aujourd’hui sont inséparables d’un certain type de système social, ce qui rend d’autant plus redoutables les politiques de restriction des droits [5]. Habermas a montré de son côté que la citoyenneté et le sentiment d’appartenance se fonde sur des procédures partagées, des habitudes communes et des solidarités concrètes. Cet aspect prend d’autant plus de force si l’on prend en compte la dimension éminemment matérielle des politiques publiques et des institutions sociales. Ce sont les droits eux-mêmes qui créent du commun et des identités collectives. Ce caractère "acquis" doit certes inciter à une certaine prudence, il ne signifie certainement pas que la situation actuelle soit indépassable. C’est à la politique de proposer une perspective d’extension des droits et indissociablement de réinvention de la citoyenneté, au lieu d’entretenir la logique de peur et de repli. Même la mise en avant du thème de "l’insécurité sociale", qui peut être utile pour démystifier les discours sécuritaires et pointer les vrais problèmes, se laisse parfois contaminer par cela même qu’elle entend combattre, en encourageant une vision sécuritaire du social où la défense de l’Etat providence "à la française" se combine allègrement avec la clôture identitaire.

Il n’est pas jusqu’à l’invocation de la Résistance et du programme de 1945 (voir les extraits que nous en donnons) qui ne puisse se révéler ambiguë, quand on sent y poindre la nostalgie du compromis communisto-gaulliste des Trente glorieuses (voire la haine des Allemands et des "traîtres", redirigée contre la Banque centrale européenne de Francfort…). La référence à ce moment fondateur ne vaut justement qu’en tant que moment politique d’affirmation des droits et d’invention de biens communs. Voilà ce qui est à "retrouver", et c’est peut-être précisément l’espace européen qui offre aujourd’hui, malgré tout, le plus de perspectives pour cette réinvention politique, à condition de ne pas de reconduire la clôture "nationale-sociale" à un niveau supérieur, en mettant en place de force une "Europe forteresse" protégée de la misère du monde (voir l’article de Yann Moulier Boutang). Bien au-delà du problème de sa ratification ou non, le projet de Constitution européenne jonglant entre d’un côté affirmation des droits et de l’autre soumission des sociétés au projet néo-libéral est emblématique du terrain politique qui s’offre à nous.


[2Némésis médicale, maintenant réédité dans le tome 1 des Œuvres complètes, Paris, Fayard, 2003. Cf. pp. 659-676 de cette édition.

[3Cette perspective est inspirée des travaux d’Amartya Sen (mais en prenant peut-être davantage en compte les phénomènes de contre-productivité). Cf. par exemple Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, 2000.

[4L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003

[5Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi (avec C. Haroche), Paris, Fayard, 2001.