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Escarmouches dans la lutte pour le temps libre

dimanche 11 juillet 2004

Face aux réformes mises en œuvre ces derniers mois se sont développées une grande diversité de luttes, bien au-delà des seuls enjeux salariaux traditionnels, dont les formes éventuelles de convergence restent largement à construire : luttes pour un temps libéré de la contrainte salariale ? pour la continuité du revenu ? pour la protection de manières de vivre et de travailler menacées par les politiques de libéralisation ? Chronique des mouvements récents par François Rosso et Anne Querrien.

Alors que la lutte sur les retraites et contre l’augmentation du temps de vie travaillé continuait toujours, le gouvernement a décidé en juin 2003 d’avancer à marches forcées vers la réforme de l’assurance maladie. Il a réussi à rompre l’unité syndicale sur les retraites en agitant le spectre des déficits et de l’endettement des générations futures. Pourtant plusieurs luttes, entamées en ordre dispersé dans différents secteurs d’activité (éducation nationale, hôpitaux, intermittents, archéologie) sur des problèmes d’effectifs, de statuts et d’organisation du travail sont venus croiser la question des retraites, du temps libre rémunéré, comme bien commun à défendre en priorité. Aurait-on pu imaginer que dans une société fragmentée en secteurs public et privé, en corporations professionnelles, en classes d’âge, une unité de luttes sur certains biens fondamentaux puisse s’enraciner ainsi ?

Dès l’alternance politique de 2002, la mise en place d’une politique libérale est passé par la volonté de remettre en cause du statut des entreprises publiques, notamment d’EDF, et donc du régime de retraite de ses salariés ainsi que des modalités collectives de l’organisation du travail en son sein. L’attaque contre ces dernières au nom de l’homogénéisation européenne ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui et on découvre un peu tard qu’elles permettaient un prix de l’électricité plus bas que dans le reste de l’Europe au lieu du contraire. Le gouvernement réessaie sur cette entreprise la réforme d’ensemble des entreprises publiques qui avaient échoué en 1995 : c’est la population dans son ensemble qui avait rejeté l’alignement des entreprises publiques sur les entreprises privées supposées les seules normales, et affirmé par là que le confort des travailleurs était au contraire plus important. En janvier 2003, au cours d’un référendum, les salariés d’EDF ont rejeté la normalité proposée par la direction, à laquelle avaient acquiescé les syndicats et contre laquelle la CGT ne s’était pas prononcée.

Le gouvernement n’a pas tenu compte de ce premier avertissement, de ce décalage entre sagesse syndicale et aspirations des travailleurs. Il a appelé les syndicats à la rescousse pour une nouvelle tentative de réforme frontale des retraites. Le front syndical s’est retrouvé uni lors des manifestations du 1 février et du 13 mai 2003. Les manifestants sont venus nombreux défendre solidairement le maintien des retraites. Individualisme croissant dans la vie quotidienne et désir d’unité dans la lutte ne se contredisent pas, malgré les divergences entre organisations, les unes préférant le compromis immédiat et les autres la lutte sur la durée. Après chacune de ces manifestations unitaires, l’unité syndicale a éclaté quelques jours plus tard, et le gouvernement s’est appuyé sur ces organisations résignées pour passer en force. Pourtant le mouvement sur les retraites se poursuit par d’autres moyens moins visibles : meetings, groupes de discussion, publications…Les militants n’ont pas dit leur dernier mot, cherchent une argumentation, voire d’autres solutions.

Derrière les retraites un millefeuille de luttes

Le gouvernement a interprété le "vote républicain" du deuxième tour des élections présidentielles comme une adhésion massive à sa vision libérale de la société. Il a essayé de lancer ses réformes sur plusieurs fronts et a surtout retourné contre lui les catégories professionnelles correspondantes : enseignants, conseillers d’orientation, médecins, infirmières, ATOS, archéologues, intermittents, cheminots, chercheurs. Les luttes catégorielles dispersées se sont retrouvées unies contre ce qui est apparu comme la principale atteinte au temps libre, la menace d’une régression sur les règles de la retraite et d’une diminution de la socialisation des revenus.

Les associations de chômeurs se sont rebellées dès la fin de 2002 contre la nouvelle convention de l’Unedic qui programme la réduction de la durée d’indemnisation. En effet, l’obligation faite aux chômeurs de ne plus chercher librement du travail, mais de s’engager dans un contrat à prendre celui qu’on chercherait à leur imposer n’a pas réussit à faire baisser le nombre de chômeurs indemnisés. Le PARE, ce nouvel instrument de contrôle social, ce contrat de retour à l’emploi, cette invention du MEDEF, accepté par la CFDT et d’autres syndicats, l’aile résignée du mouvement social, malgré l’opposition de la CGT et des associations de chômeurs, est un échec et cette nouvelle convention prévoit le retour à l’équilibre financier de l’Unedic par la mise à contribution des chômeurs.

Au printemps 2003, c’est l’indemnisation du chômage des intermittents du spectacle qui a été rognée par la même alliance syndicale. Un mouvement militant affirmant le droit à ce mode de vie, à ce travail discontinu, qui laisse du temps libre tous les ans et pas seulement en fin de vie, s’est affirmé sous la forme d’une coordination, avec des modalités d’action spectaculaires et parfois esthétisantes, mais aussi en union avec le syndicat CGT du spectacle par des grèves traditionnelles. Les intermittents s’attaquent directement à la "société-entreprise", à l’aliénation de la vie au profit à travers le travail commandé. Réduire au maximum la durée de celui-ci est pour eux un impératif.

Les gels budgétaires et les coupures de crédit dans la fonction publique, et notamment pour la recherche, sont venus démontrer le peu de cas que le gouvernement se faisait du sens social du travail. La règle de ne remplacer qu’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite appliquée bestialement à tous les fonctionnaires revient à casser l’essor des secteurs du service public en expansion. Les projets de décentralisation et de transfert des fonctionnaires d’Etat vers les collectivités locales cassent les collectifs de travail et les communautés éducatives qui se mettaient en place difficilement depuis quelques années.

L’assujettissement de chacun à un territoire départemental ou communal semble difficile à admettre quand on a été formé à considérer la mobilité comme une garantie d’équité et un gage de promotion à venir. Toutes ces réformes chaotiques propagent l’impression d’une régression vers les temps antérieurs à la construction nationale. Alors que la défense des retraites et du chômage se heurte à la division syndicale, se confronte à la difficulté d’évaluer le futur, l’autodéfense des fonctionnaires se fait dans l’unité syndicale : on sait ce qu’on a et qu’on peut perdre, on n’a aucune garantie sur ce qui vient. A partir de la mi-mars 2003 une grève illimitée démarre dans des collèges et des lycées professionnels, là où sont accueillis les élèves les moins intégrés ; cette grève reprend l’ensemble des revendications évoquées ci-dessus : salaires, horaires, remplacements, décentralisation, retraites, dignité. Malgré l’émiettement syndical, la défense de la communauté éducative, de la vie en commun intercatégorielle dans l’établissement, de la prise en charge collective des jeunes, mobilise tous les personnels contre ce qui apparaît comme une mise en échec de leurs efforts respectifs, et non encore aboutis, pour créer un service commun.

La régression par rapport aux réformes récentes à peine entrées en vigueur est aussi ce qui mobilise les archéologues. Le service public de l’archéologie préventive, forme intelligente d’entrée dans la carrière pour beaucoup d’entre eux, sera remis en cause par le Parlement à l’été 2003.. Là aussi les formes de luttes (mise à nu devant l’opéra et autres mises en scènes) surprennent par leur imagination, malheureusement pas par leur efficacité.

Le service minimum dans les transports en commun, cheval de bataille traditionnel du gouvernement dans sa remise en cause du droit de grève ne fait pas l’unanimité parmi les usagers, censés être les principaux demandeurs de cette mesure. Et l n’a pas encore vu le jour.

Des luttes, des marches, en mal de représentation

Le bilan de l’agitation "réformatrice" du gouvernement est assez clair. Les mesures acquises sont celles qui profitent aux catégories qui le soutiennent, qui forment sa clientèle : médecins, hôteliers, restaurateurs. Les mesures controversées, acquises croit-il mais toujours contestées, sont celles qui lèsent la plupart des citoyens, et notamment les catégories rentrées récemment en lutte. La défense des retraites, du chômage indemnisé, des 35 heures, du maximum de temps libre rémunéré, semble pouvoir constituer a priori un front uni des salariés.

C’est dans l’unité qu’est organisée la manifestation du 13 mai 2003, mais dès le 15 la CFDT négocie "entre hommes" avec le gouvernement, la poignée de main Raffarin-Chérèque, est dans tous les médias, des milliers de militants CFDT rendent leur carte. Chérèque protège les travailleurs en place contre toutes les catégories nouvelles qui apparaissent du fait des transformations de l’organisation du travail. Et ces catégories ne se sentent pas liées par cette attitude protectrice, dont les bénéfices n’iront qu’aux plus âgés des salariés. Malgré l’annonce de l’accord gouvernement-CFDT et autres centrales, les actions sur les retraites, continuent de manière sporadique, et tous les secteurs de la fonction publique continuent leur mouvement jusque fin juin 2003. Et déjà se tiennent les premières réunions pour organiser l’action pour défendre la sécurité sociale, pour proposer des alternatives à la marchandisation de la santé…

L’arrêt apparent du mouvement fin juin n’est pour le gouvernement qu’une victoire à la Pyrrhus car rien n’est réglé. Les formes concrètes de travail autour desquels on se dispute, la nécessité de moyens pour valoriser le temps libre, rien n’est évalué à sa dimension réelle, celle de la mise en place de nouvelles manières de vivre et de produire. C’est ce qu’exprime avec force le mouvement des intermittents du spectacle, et la réécriture qu’il propose des annexes 8 et 10 de la convention de l’UNEDIC. Puisque aucun dialogue ne semble possible on en vient à se dire qu’il faut bloquer cette société, arrêter les festivals qui lui permettent de s’amuser et de faire vivre un certain nombre de villes. Ce sont d’ailleurs les élus de ces dernières qui interviennent et composent un "comité de suivi" pour essayer d’obtenir du gouvernement qu’il donne droit aux revendications des intermittents. Ceux-ci se posent en représentants de tous les travailleurs intérimaires, à contrats discontinus, et débordent le champ de la culture où on voulait les cantonner en faisant découvrir la diversité de leurs qualifications, et la parenté de leur sort avec celui de tous les jeunes embauchés aujourd’hui principalement en CDD. Loin de regretter ce mode de vie discontinu, les intermittents le revendiquent, et demandent les moyens de le vivre décemment, de faire de toute leur vie une force créative et d’offrir cette possibilité à tous les précaires qui additionnent les petits boulots pour des salaires misérables et sans lendemains. Des petits boulots dont la principale vertu pour les employeurs est de comporter moins d’obligations sociales, retirant aux travailleurs une partie de leurs droits, ceux à la retraite en particulier.

Pendant l’été, alors que pour les médias les luttes du printemps avaient été une défaite puisque suivie du compromis entre certains syndicats et le gouvernement sur des mesures globalement régressives, le Larzac a connu un rassemblement militant sans précédent, genre de grandes fêtes des retrouvailles intergénérationnelles, manière de dire ensemble "ce n’est qu’un début, le combat continue". 150 000 personnes officiellement, 300 000 en réalité se sont rassemblées, au point qu’il a fallu fermer l’accès au plateau par mesure de sécurité. De même, le Forum social européen à Saint-Denis a été une autre manifestation de cette entrée collective en dissidence, même si elle se heurte aux langues de bois, aux effets de pouvoir, aux restes d’impuissance militante.

Les enseignements de ce long printemps

Ces nouvelles luttes se sont presque toutes déroulées principalement sur le temps libre des vacances, des week-ends, de la retraite, du chômage et peu pendant le temps de travail. On pourrait conclure à leur légèreté, mais au contraire elles portent sur la place centrale que prend ce temps libéré dans notre société. Certains raisonnements sur l’Etat providence font de ce temps libre un temps essentiel pour consommer, et donc absorber les produits du système économique. Mais dans la lutte, ce temps libéré se montre aussi comme un temps de solidarité, un temps où l’union peut se créer malgré les différences catégorielles, un temps où se recherche la définition de biens communs, tels que le temps libre lui-même, mais aussi l’eau, le savoir, la santé, et autres objets des discussions des coordinations, commissions, associations qui forment le mouvement. Ce mouvement n’est pas un mouvement de salariés mais un mouvement de femmes et d’hommes qui travaillent parfois pour avoir les moyens de vivre mais qui cherchent d’abord à s’intéresser collectivement à autre chose, car ce qu’on leur fait faire dans leur travail ne les intéresse pas, ou s’il les intéresse est restreint, gangrené par les coupures budgétaires ou le marketing.

Ce mouvement fait apparaître aux côtés du salarié de nouveaux "personnages conceptuels" comme les appellent Félix Guattari et Gilles Deleuze [1] : l’intermittent, le professeur, l’emploi-jeune, le chômeur, le recalculé, le cheminot, l’électricien, le gazier, et tous se disent "le résistant". Ils ne savent pas bien à quoi ils résistent, mais ils savent qu’il faut tenir bon, s’arc-bouter sur ce qu’on a pour construire le monde nouveau. Ils ont l’air hétéroclites, ils viennent de secteurs qui ne se parlaient pas, certains sont vieux et d’autres jeunes. Leurs revendications sont dispersées ? Qu’à cela ne tienne. Ils tiennent à la vérité de leurs actions et de leurs convictions. Une vérité à découvrir chemin faisant.

François Rosso et Anne Querrien


[1Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991