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Herbert Marcuse, l’utopie de la science et des techniques
mercredi 3 mai 2006
Philosophe américain d’origine allemande, élève d’Heidegger, Herbert Marcuse (1898-1979) dénonce l’aliénation dans le travail et démasque la technique et la science telles qu’elles sont prises dans l’engrenage d’une croissance illimitée de la fin des années 60. On le considère comme l’un des Pères de la "Nouvelle Gauche" américaine, celle qui s’enracine dans les milieux étudiants et intellectuels, témoigne d’une "sensibilité révolutionnaire" à forte composante humaniste, hédoniste et esthétique, et remet en cause non seulement les rapports de production capitaliste mais aussi l’ensemble des relations que les hommes établissent avec la nature.
Il n’y a guère, même parmi les économistes bourgeois, un savant sérieux pour nier qu’il soit possible, au moyen des forces actuelles de production, tant matérielles qu’intellectuelles, de supprimer la faim et la misère, et que l’état présent des choses soit dû à l’organisation socio-politique du monde. Mais bien que nous soyons tous d’accord à ce sujet, nous ne voyons pas encore assez clairement ce qu’implique cette suppression techniquement possible de la pauvreté, de la misère et du travail aliéné : en fait, ces possibilités historiques doivent être pensées selon des formes qui mettent l’accent sur la rupture plutôt que sur la continuité avec l’histoire passée, sur la négation plutôt que sur le positif, sur la différence plutôt que sur le progrès. C’est, en d’autres termes, l’activation, la transformation, la libération d’une dimension de l’existence humaine non située au-delà de la base matérielle. C’est l’activation d’une dimension "biologique" de l’existence humaine, la transformation des besoins (...).
Car c’est avant tout la continuité des besoins développés et satisfaits dans une société répressive qui reproduit toujours à nouveau la société répressive dans les individus eux-mêmes. Les individus reproduisent dans leurs propres besoins la société répressive, même à travers la révolution, et c’est précisément cette continuité des besoins répressifs qui a empêché jusqu’à maintenant le saut de la quantité à la qualité propre à l’avènement d’une société libre (...).
Quelle est cette tendance inhérente au développement actuel des forces de production et qui permet ce saut de la quantité à la qualité ? Avant tout la technicisation de la domination qui sape le fondement même de la domination. La réduction progressive de la force de travail physique dans le processus de production - dans le processus matériel de production, le travail physique étant remplacé par un travail mental - concentre progressivement le travail socialement nécessaire dans la classe des techniciens, des scientifiques, des ingénieurs, etc. Vous voyez qu’il s’agit là bien sûr de tendances, mais de tendances qui en sont seulement à leur début et continueront à se développer, et qui, je le crois, doivent continuer à se développer, précisément parce qu’elles sont nécessaires au maintien de la société capitaliste. Si le capitalisme ne réussit pas à utiliser ces nouvelles possibilités des forces de production et de leur organisation, la productivité du travail se trouvera en-dessous du niveau requis par le taux de profit ; il ne pourra par ailleurs soutenir à la longue la concurrence des sociétés dans lesquelles le développement, notamment sous la forme de l’automation, n’est pas entravé par les nécessités du profit et d’autres conditions du même genre (...).
Comme Marx l’avait déjà montré dans les Fondements de la critique de l’économie politique, l’automation complète du travail socialement nécessaire est incompatible avec le maintien du capitalisme. "L’automation" désigne d’une manière abrégée la tendance qui vise à exclure toujours plus le travail physique, le travail aliéné, du processus matériel de production. Cette tendance conduit - et là, j’en viens à des possibilités "utopiques", mais nous devons leur faire face pour voir ce qui est réellement en jeu - à une "expérimentation" intégrale au niveau de la société tout entière. Supprimant radicalement la pauvreté, cette tendance déboucherait sur le jeu, elle inviterait à jouer avec les possibilités de la nature humaine et extra-humaine pour en faire le contenu du travail social, à faire de l’imagination créatrice une force productive, à appliquer l’imagination méthodiquement entraînée, à développer librement les possibilités d’une existence humaine libre, sur la base des possibilités correspondantes du développement des forces de production. Mais pour que ces possibilités techniques ne servent pas à leur tour la répression, pour qu’elles puissent remplir leur fonction de libération et de pacification, il faut qu’elles soient soutenues et obtenues par des besoins eux-mêmes libérateurs et pacifiants (...).
Les nouveaux besoins (...) se définissent tout d’abord comme la négation des besoins qui supportent l’actuel système de domination ainsi que des valeurs qui les portent : par exemple, ils sont la négation du besoin de lutter pour vivre (...), la négation du principe de rendement, (...) de la compétition, la négation du besoin de conformité (...), la négation du besoin d’une productivité gaspilleuse et solidaire de la destruction, la négation enfin du besoin vital de répression mensongère des instincts. Ces besoins seraient niés dans le besoin vital de la majorité ; dans le besoin de tranquillité, le besoin d’être seul (avec soi-même ou ceux qu’on a soi-même choisis), le besoin de disposer d’une sphère privée (ce qui, les biologistes nous le rappellent, constitue un besoin nécessaire de l’organisme), le besoin de beauté, le besoin de bonheur gratuit, "non gagné" - tout cela n’étant pas compris seulement comme besoin individuel, mais comme force de production sociale, comme besoin social agissant qui doit déterminer l’organisation et la direction imprimées aux forces de production.
Ces nouveaux besoins vitaux rendraient alors possible, en tant que force de production sociale, une transformation technique totale du monde vécu, et je crois que ce n’est que dans des conditions de vie ainsi transformées que de nombreux rapports, de nouvelles relations entre les hommes seront possibles. (...) J’espère n’avoir pas besoin de préciser qu’en parlant d’écarter les horreurs de l’industrialisation capitaliste, je n’envisage pas une régression romantique en deçà de la technique : je crois au contraire que les possibilités libératrices et les bienfaits de la technique et de l’industrialisation ne pourront être visibles et réels que lorsque l’industrialisation et la technique capitalistes auront été éliminées.
Herbert Marcuse
La Fin de l’utopie, coll. Combats © Éditions du Seuil, 1968, pour la traduction française