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L’entreprise : entre mythe et réalité

novembre 2000, par Alain Coulombel

Les années de dépression ont achevé la domination de l’économie sur une démocratie gestionnaire de plus en plus vidée de toute substance et soumise aux marchés. Alain Coulombel, enseignant en économie et conseiller régional Rhône-Alpes questionne ici le mythe d’une entreprise-citoyenne, constituant une nouvelle territorialité, et d’une démocratie d’actionnaires, qui viendraient prendre la place d’une politique moribonde et d’une véritable solidarité sociale.

Après avoir été longtemps synonyme d’aliénation et d’exploitation, l’entreprise a acquis au cours de ces vingt dernières années, une légitimité nouvelle lui permettant de se hisser au rang d’institution régulatrice incontournable.

Comme si la fin de l’âge "révolutionnaire" avait placé l’entreprise dans une position particulièrement favorable à l’expression de ses intérêts propres : par delà la recherche immédiate du profit ou de la rentabilité, par delà la recherche des facteurs clés de la compétitivité (flexibilité, qualité, délais…), la production d’un Ordre au service de son développement planétaire.

Simultanément, la "plasticité" remarquable qui la caractérise (tant au niveau de ses orientations stratégiques que du choix de ses structures ou de la recherche de nouvelles combinaisons productives) lui permet, aujourd’hui, de se présenter comme une alternative possible face à la crise des autres institutions régulatrices (l’État, la famille ou l’Église). "Autour de quelles valeurs de référence, s’interroge M. Le Net dans le journal La Croix, faut-il maintenant cimenter l’harmonie sociale pour mobiliser nos propres énergies ? Si l’État ne croit plus en ses vertus morales, si l’école réfute sa fonction civique, si la famille fait ce qu’elle peut dans un environnement qui s’abandonne, il reste l’entreprise" (cité par J.-P. Le Goff).

Qu’en est-il dans les faits ? L’entreprise peut-elle se substituer, à travers ses orientations économiques et organisationnelles, aux grands discours "prométhéens" qui ont nourri l’imaginaire de nos aïeux ? Peut-elle devenir cette "communauté" partout ailleurs introuvable ?

Tout pourrait le laisser croire : la fascination exercée par celle-ci sur nos contemporains, l’emprise sur les comportements ou la construction d’une "réalité" subordonnée à quelques principes simples, issus du monde de l’entreprise, comme l’efficience, l’efficacité…

Il est pourtant des réalités plus tenaces que les gadgets managériaux. La propriété privée des moyens de production reste l’une des caractéristiques de notre système, limitant la participation démocratique des salariés. L’entreprise reste dans bien des cas un lieu de contraintes fortes, un lieu où la légitimité patrimoniale l’emporte sur toutes autres formes de légitimité (les petites entreprises représentant en France plus de 90% du tissu industriel et commercial). Force est de constater, par exemple, que la valorisation -apparemment recherchée- des ressources humai-nes n’a pas fondamentalement modifié la distribution du pouvoir à l’intérieur des organisations ou amélioré la qualité des relations dans le travail. Les décisions stratégiques sont-elles de nos jours mieux partagées qu’hier ? Qui décide des restructurations ? De la manière de les conduire ? Du volume des licenciements ou de la nature des investissements stratégiques ?

C’est pourquoi la réhabilitation de l’entreprise ne saurait signifier la fin des contradictions et des tensions inhérentes à son fonctionnement. Bien plus, en investissant, peu à peu, toutes les régions de l’existence (vie privée, éducation, culture…), en s’éloignant de ses champs d’intervention traditionnels, l’entreprise rendrait plus difficile encore toute tentative d’élucidation de son essence et de ses objectifs. En effet, qu’entendons-nous aujourd’hui par "entreprise" ? Taille, secteur d’activité, process de production, forme juridique, environnement concurrentiel, nature de la demande… autant de combinaisons possibles et de réalités entrepreneuriales différentes. D’où la multiplication des disciplines et des savoirs sur l’entreprise ; correspondant, par ailleurs, à cette volonté maintes fois revendiquée d’ouvrir celle-ci, sur le monde, la société, le quotidien des hommes.

Dans une tribune du Monde (datée du 17/06/92), A. Brunaud, alors président national du Centre des Jeunes Dirigeants, affirmait que l’entreprise ne devait plus être "cette forteresse autarcique vouée à la seule création de richesse et guidée par les seules lois du rationalisme économique." L’invitant à prendre la mesure de ses responsabilités, l’auteur insistait sur la nécessité pour l’entreprise d’apporter "sa dynamique intellectuelle, son efficacité organisationnelle et son potentiel d’innovation à la résolution des grands problèmes de notre société." Finalité sociétale (ou citoyenne) de l’entreprise venant redoubler ses objectifs économiques traditionnels et conduisant celle-ci à réclamer l’élargissement de ses prérogatives, tant en matière de formation que de valorisation ou de construction des identités, tant en matière de politique sociale que de conduite des politiques publiques…

Or, comme le souligne Robert Castel, "il est paradoxal qu’un discours apologétique sur l’entreprise se soit imposé précisément au moment où elle perdait une bonne part de ses fonctions intégratrices." En effet, les impératifs dictés par la concurrence nationale et internationale, l’émergence de nouveaux facteurs clés de la compétitivité (recherche de flexibilité, minimisation des coûts et des délais, optionalité des produits, production à flux tendus) rendent illusoires toute volonté de faire participer l’entreprise à une dynamique d’insertion qui se heurterait à ses intérêts économiques fondamentaux. En conséquence, la remise en cause par les praticiens d’entreprise ou les chercheurs eux-mêmes, du privilège accordé à la seule dimension technico-économique de l’entreprise, relèverait d’un parti-pris difficilement soutenable au regard des pratiques gestionnaires actuelles : précarisation du salariat et "remontée de la vulnérabilité de masse" (R. Castel), remise en cause du contrat de travail traditionnel, gestion brutale des sureffectifs, atteintes redoublées au droit syndical, sujétion grandissante du personnel à travers l’utilisation de techniques manipulatoires sophistiquées, re-tour de la morale en entreprise… Difficile, dans ces conditions, d’admettre une quelconque démocratisation de l’entreprise moderne.

Le discours "gestionnaire" n’est pas neutre. Nous savons aujourd’hui qu’en se dotant de nouvelles grilles d’analyse "les managers modernistes entendent désormais accaparer les espaces de liberté que se créent les salariés dans l’exercice de leur activité, pour les mettre au service de la productivité de l’entreprise." (J.-P. Le Goff).

En ce sens, imposer aux salariés une disponibilité permanente (sous prétexte de pression concurrentielle), généraliser le management en temps réel, accroître la tension de l’organisation, revient à renforcer le poids de la contrainte économique mais en lui associant des moyens d’investigation supplémentaires -ô combien plus injonctifs. L’appari-tion de nouvelles pathologies professionnelles (stress, syndrome du "burn-out") serait à cet égard symptomatique des dégâts causés par cette sur-rationalité. Volonté de maîtrise totale sur les corps et les processus, s’accompagnant d’une analyse de plus en plus subtile du temps industriel dans sa globalité. Ainsi, quand l’entreprise taylorienne privilégiait l’analyse du seul processus de production, le management actuel a fait de la construction d’une hypothétique "performance globale", son objectif principal. D’où l’intérêt porté, sans exclusive, à l’ensemble des processus et des fonctions : logistique, recherche-développement, approvisionnement, distribution, conception des produits…

D’autre part, cette rationalité cherchant à se substituer peu à peu aux autres systèmes de légitimation (politique ou religieux), "la totalité de la vie sociale, comme le souligne D. Méda, est désormais justiciable d’une approche économique, de même que l’ensemble de l’activité humaine". Il y a pourtant bien opposition entre plusieurs principes d’organisation : démocratie contre marché, justice sociale contre efficacité, compétitivité contre cohésion sociale, croissance contre développement durable…

Et si la dimension politique -qui s’exprime prioritairement dans le débat ou la parole- est au fondement du lien social, on ne saurait demander à l’entreprise de renforcer le rôle du politique (fondé sur un rapport d’égalité), elle qui précisément travaille à son affaiblissement. L’entreprise ne peut pas être ce lieu d’expression des pratiques démocratiques, fondées sur un rapport d’égalité. Tout au plus pourrions-nous lui demander, à partir d’une logique de compromis négociés (dont il reste à prouver la faisabilité) d’infléchir une partie de ses priorités. C’est à renouer le fil entre cette dimension politique et la sphère productive qu’il faut aujourd’hui travailler, sans quoi rien ne saura empêcher la réification des rapports salariaux comme l’instrumentalisation "dure" des ressources humaines -"il y a là un vrai risque démocratique, avec des entreprises se disant citoyennes et oubliant, à l’intérieur, ce qui fonde une démocratie : l’expression d’une communauté, un mode de participation concurrentiel à la prise de décision…" (P. Louart, RFG n°96).


À lire

– Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Folio
– Elie Cohen, Encyclopédie de gestion, Economica
– Dominique Janicaud, La puissance du rationnel, Gallimard, 1985
– Jean-Pierre Le Goff, "La difficile réconciliation de l’entreprise moderne et de la démocratie", in Problèmes économiques, n° 2412
– Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier