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Faut-il baisser les prélèvements obligatoires ?
novembre 2000, par
Une frénésie semble s’être emparée de la classe politique sur le thème de la nécessaire baisse des impôts, décrétés insupportables. Quel contre-feu à ce nouveau prêt-à-penser de la gauche sociale-libérale ?
C’est à partir du début des années 70 que s’affirme le thème du poids excessif des prélèvements obligatoires (P.O.). Inspirés des thèses ultra libérales de Laffer, les apôtres du moins d’impôt avançaient qu’au delà d’un certain seuil —placé à 40 à 45 % bien qu’aucune méthode scientifique ne permette de le déterminer, l’accroissement des prélèvements obligatoires réduirait les rentrées fiscales et sociales en décourageant l’activité (fuite des capitaux, exode des cerveaux, travail clandestin, fraude fiscale, etc.). A contrario, en réduisant les impôts et cotisations sociales, on encouragerait l’activité, dynamiserait l’économie, et en conséquence on augmenterait les rentrées fiscales. C’est le sens de la célèbre formule de Laffer : "trop d’impôt tue l’impôt". On aura reconnu là la vulgate libérale des théoriciens de l’offre. Giscard, du temps de sa présidence, affirmait même qu’à 50 % du PIB on serait passé sournoisement au socialisme, Mitterrand fixait dès 84 à son gouvernement (déjà Fabius…) l’objectif de réduction d’un point chaque année du fameux taux de P.O. C’est ainsi que la baisse des P.O. semblait s’imposer avec la force de l’évidence, sans qu’il n’y ait besoin d’en faire la démonstration.
Pourtant avec 3800 milliards de F. de prélèvements, soit environ 46 % du PIB, la France n’est pas la championne du monde, comme on l’entend si souvent. En fait les sociétés développées dépensent, et donc prélèvent, des sommes assez semblables à périmètre social comparable. Les différences tiennent à la façon dont certaines fonctions collectives sont assurées, notamment la part de la sécurité sociale (maladie ou retraite) laissée aux assurances privées ou fonds de pension ainsi que la part de l’éducation assurée par le secteur privé.
Un indicateur in-sensé…
Que mesure exactement l’instument de mesure auquel il est si souvent fait référence (le taux de prélèvements obligatoires) dans ces débats ? Le taux de prélèvements obligatoires (impôts + cotisations sociales / PIB) est un animal statistique étrange. D’une part car il multiplie les doubles emplois. En effet, les salariés paient des cotisations sociales pour financer les retraites, mais les impôts prélevés sur les pensions de retraite (IRPP et TVA) sont aussi comptés au numérateur. De même pour les impôts et les cotisations sociales acquittés par les fonctionnaires. La technique de calcul employée a donc pour effet de surévaluer le poids réel de ces prélèvements et de déformer la réalité.
De plus, cet indicateur ne permet pas de faire des comparaisons internationales sérieuses ; il est pourtant systématiquement utilisé dans ce sens. Seules sont prises en compte (par définition) les contributions obligatoires à des organismes publics ou parapublics. Les cotisations volontaires ou même obligatoires à des caisses d’assurances privées ou des fonds de pension ne sont pas comptabilisées. Ainsi, si les P.O. aux états-Unis sont sensiblement moins élevés qu’en France, surtout à cause des cotisations sociales, c’est que seules les dépenses publiques sont comptabilisées.
Les Américains sont ceux qui dépensent le plus pour leur santé (en moyenne par habitant) mais comme ces dépenses sont, pour l’essentiel, privées, il n’en est pas tenu compte dans notre indicateur. Ce n’est pourtant pas, comme en témoigne un récent rapport publié sous l’égide de l’ONU, le peuple le mieux soigné et loin s’en faut.
De même pour les retraites complémentaires : elles proviennent de cotisations obligatoires en France alors qu’elles sont assurées par des fonds de pension aux états-Unis.
Et l’éducation ? L’enseignement est-il un service public jusqu’à la fin de l’école primaire, du secondaire ou jusqu’à la fin des études ? À titre indicatif, signalons que la scolarité dans une bonne université américaine revient à environ 150 000 F.
Bref, s’il fallait raisonner à périmètre social comparable et intégrer dans l’indicateur les dépenses privées de santé (directes ou en primes d’assurance), de retraite, et d’éducation, notre fameux taux de prélèvement apparaîtrait, oh surprise, plus élevé aux états-Unis qu’en France ! Et je ne parle ici ni des équipements collectifs ni des transports en commun ni du logement social ou encore d’un éventuel revenu minimum.
Dès lors, les taux de P.O. reflètent davantage des choix de société qu’une quelconque efficacité des politiques publiques. Il n’y a en fait aucune corrélation entre performances économiques et niveau des prélèvements. Il suffit d’observer les résultats du commerce extérieur de la France pour s’en rendre compte. En fait ces prélèvements permettent l’amélioration des qualifications, renforcent les infrastructures et favorisent dans une large mesure la compétitivité internationale.
…qui ne donne aucune indication sur la structure des prélèvements.
Le système fiscal français est bien peu progressif. Seuls l’Impôt de Solidarité sur la Fortune et l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques (IRPP) sont progressifs. Les autres sont au mieux proportionnels, voire dégressif dans le cas de la TVA puisque la propension à consommer diminue quand le revenu augmente, ainsi que des cotisations sociales du fait du plafond de la sécurité sociale. La France est même l’un des pays de l’OCDE où les prélèvements sont le moins progressifs (15 % de l’ensem-ble des prélèvements contre 30 % en Italie, 26 % au Royaume Uni et 24 % en Allemagne). Cela est dû au fait que l’impôt sur le revenu ne représente que 20% des recettes fiscales en France, soit deux fois moins que la TVA. Si théoriquement l’ensemble des contribuables est soumis à l’impôt sur le revenu, en réalité la moitié des ménages en est exonérée, et pas seulement les plus pauvres. Les effets cumulés des multiples avantages proposés aux foyers aisés (quotient familial très inégalitaire bien sûr, mais aussi avoir fiscal, crédit d’impôts pour les dépenses de domesticité et travaux d’entretien du logement, loi Pons, prélèvement libératoire sur les revenus des valeurs mobilières, etc.) conduisent à réduire considérablement l’impôt de nombreux foyers fiscaux aisés [1]. Pourtant quand il est question de baisses d’impôts c’est toujours l’impôt sur le revenu qui est visé en priorité, tout simplement parce qu’il est la cible principale des contribuables aisés, ceux qui ont l’écoute des média et des parlementaires. Surfer sur le thème populaire des baisses d’impôts leur permet de défendre leurs intérêts catégoriels.
La deuxième caractéristique du système fiscal français tient au fait qu’il favorise largement les revenus du capital en sur-fiscalisant les revenus du travail. En vingt ans le taux d’imposition des revenus du travail en Europe est passé de 35 à 41 % tandis que la fiscalité sur le capital a été réduite. Sans compter qu’à la faveur de la libre circulation, 68 % des revenus des capitaux mobiliers échappent à toute imposition [2].
Ces prélèvements sont indispensables… et devront augmenter
Au delà de la démagogie, la seule perspective réaliste si l’on veut maintenir et améliorer notre système de protection sociale et poursuivre le combat pour la justice sociale, est au contraire d’augmenter progressivement ces prélèvements, et donc d’y accoutumer les citoyens.
- La protection sociale
Le nombre de retraités va augmenter. Il y a actuellement 2 actifs cotisant à un système de retraite pour 1 retraité, en 2010 il y en aura 1,4 et 1,25 en 2040. Si l’on veut maintenir le système de retraite par répartition et garantir le pouvoir d’achat des futurs retraités, il faudra augmenter les cotisations prélevées sur les salaires. Où est le problème ? Nous vivons dans une société industrialisée, qui connaît chaque année d’importants gains de productivité, qui s’enrichit donc globalement. Les gains de productivité devraient permettre, bien répartis, de pérenniser le système par répartition aisément, même en maintenant les seuls salaires comme assiette de prélèvement. Or, depuis plus de vingt ans maintenant, l’essentiel de ces gains alimente les profits et les revenus financiers, faisant baisser la part des salaires dans la valeur ajoutée de 10 points (elle est passée de 70 % en 1980 à 60 %). Tous les discours alarmistes sur l’avenir des retraites présupposent en réalité que les revenus de la propriété vont continuer à capter l’essentiel du supplément de richesses créé chaque année, contribuant ainsi à un creusement de plus en plus insupportable des inégalités !
Les dépenses de santé aussi vont augmenter. Elles augmentent avec l’âge, et l’espérance de vie s’accroît de près d’un trimestre par an. Mais ces dépenses sont aussi fortement élastiques par rapport au revenu. De plus, les progrès techniques ouvrent de nouvelles possibilités de soins et provoquent un accroissement de la demande, tandis que l’élargissement de l’accès aux soins et le développement des couvertures complémentaires jouent dans ce sens. La croissance des dépenses de santé, loin d’être une spécificité française, est le fait de l’ensemble des pays de l’OCDE. En France elles représentaient 7,6 % du PIB en 1980, 9,8 % en 1993 [3]. En soit cela n’a rien n’anormal ni même d’inquiétant, même si ces observations n’empêchent pas d’être attentifs à certaines dérives inhérentes à notre système de soins (rémunérations à l’acte, prescription libre d’examens ou de consultations, pratiques des laboratoires…). Quand, dans les années soixante les ménages s’équipaient massivement en biens de consommation et que la part de ces dépenses s’accroissait dans le budget des ménages, on y voyait le signe d’une amélioration sensible des niveaux et des modes de vie. Mais ces dépenses étaient privatisées. Les dépenses de santé sont, elles, largement socialisées, ce qui signifie que, si l’on veut maintenir notre système d’assurance maladie, il faudra accepter de cotiser davantage.
- L’éducation et la formation
L’école a un coût. Et ce coût est proportionnel au niveau de formation, donc inégalement réparti entre les catégories sociales. Un étudiant coûte de 2 à 4 fois plus cher qu’un élève de primaire, selon qu’il fréquente une université ou une grande école. Or les cadres supérieurs envoient près de 80 % de leurs enfants dans l’enseignement supérieur et ces derniers "reçoivent en moyenne trois fois plus que l’ensemble des jeunes du même âge et près de sept fois plus que les jeunes des ménages ouvriers." [4] Et comme la formation d’un intellectuel est beaucoup moins coûteuse quand il reçoit une part de sa formation dans sa famille, le coût marginal d’un bachelier ne cesse d’augmenter.
- La justice sociale
La tendance lourde à l’œuvre depuis une vingtaine d’années (les années de dérégulation libérale), c’est le creusement des inégalités et le développement de la pauvreté, la précarité, l’exclusion. L’amélioration du rendement de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune ces dernières années ne doit rien à un relèvement du taux d’imposition ou à un élargissement de l’assiette fiscale aux multiples exonérations (outil de travail, œuvres d’art, forêts…). Elle résulte tout simplement du fait que les assujettis à cet impôt se sont considérablement enrichis. Les revenus invraisemblables distribués ces dernières années à des "managers" ou à des sportifs, journalistes et artistes ne semblent plus émouvoir grand monde, tant s’est répandue l’idéologie des "gagnants." Les 5 % des ménages les plus riches disposent de revenus 25 fois supérieurs au revenu des 10 % les plus pauvres. Plusieurs millions de Français ne survivent que grâce aux revenus de transferts, aux prélèvements obligatoires donc.
Dans ce contexte, et au moins à court terme, seule la fiscalité semble en mesure d’enrayer, au moins en partie, la logique à l’œuvre et de garantir un minimum de cohésion sociale. De ce point de vue, dans une société où n’a pas encore complètement disparu la "passion d’égalité" le niveau des prélèvements obligatoires est le reflet d’inégalités jugées insupportables. Les républicains avaient institué l’égalité devant l’impôt, il faut aujourd’hui faire avancer l’idée de l’égalité par l’impôt.
Toutes ces observations quantitatives n’empêchent pas de réfléchir sur une amélioration de notre système fiscal : dans un sens d’une plus grande justice et d’une meilleure cohésion sociale et d’une meilleure efficacité écologique. Loin d’être neutre, l’impôt doit au contraire permettre d’infléchir les comportements de chacun (individus, entreprises). Ce pourrait être l’objet d’un prochain article.
[1] Sur ce point voir la récente note de la fondation Copernic rédigée par Marc Gicquel et Gérard Gourguechon
[2] Chiffre de 1994 (rapport Ducamin) cité par la dite note de la fondation Copernic
[3] Source INSEE données sociales 1996.
[4] B. Mendès France, Economie et Statistique n°203, oct. 1987.