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Épargne salariale : glissements progressifs vers l’individualisme patrimonial

novembre 2000, par Francine Bavay

La loi sur l’épargne salariale est passée en première lecture. Francine Bavay, vice-
présidente verte du Conseil Régional d’Île-de-France chargée des affaires sociales, en fait l’analyse comme glissement vers l’individualisme patrimonial.

Le projet de loi qui vient d’être débattu au Parlement a pour buts explicites de généraliser les possibilités d’épargne existant dans les grandes entreprises aux petites et moyennes, et d’allonger la durée d’immobilisation de cette épargne. Il introduit, d’autre part, pour la première fois, un fléchage de l’épargne d’entreprise vers l’économie solidaire. Selon ses promoteurs, il s’agirait de rétablir l’égalité de traitement entre salariés des petites et grandes entreprises et d’améliorer l’impact d’un produit dont le succès a été limité (250 milliards de francs en stock) depuis la création de l’intéressement en 1959 et de la participation en 1967.

En fait, les objectifs, et les conséquences, sont autres.

La loi votée en première lecture au Parlement va permettre de prolonger la durée d’immobilisation des capitaux (précédemment limitée à cinq ans) sur les plans d’épargne d’entreprise en créant un PPESV (plan partenarial d’épargne salariale volontaire) à 10 ans. Immobiliser un capital en épargne longue transforme de fait un plan d’épargne en fonds de pension. Exonérer ces plans de cotisations sociales, comme cela était prévu, revient à siphonner les ressources de la retraite par répartition. Des réticences de tous les groupes de la majorité plurielle se sont donc exprimées et ont entraîné le gouvernement à proposer des amendements à son projet.
La sortie des PPESV ne peut désormais se faire qu’en capital, quoique éventuellement fractionné. Ceci étant, toute sortie en capital peut être transformée en rente ipso facto en réinvestissant. D’ailleurs, les fonds de pension américains, pour limiter leurs frais de gestion et reporter le risque sur le futur retraité, incitent maintenant souvent à la sortie en capital.
L’exonération des cotisations socia-les serait "compensée" par une mesure de taxation sur les abondements des entreprises dépassant quinze mille francs. La moyenne de ces participations se situant autour de sept mille francs, il s’agit d’une mesure cosmétique, sans impact réel.
Ces modifications ne changent pas la nature du projet. Le gouvernement voulait augmenter les incitations à proposer de l’épargne salariale. Il a gagné, en première lecture.
Par delà le débat conjoncturel, l’impact à long terme de ces décisions qui se situent en accompagnement des nouvelles tendances du capitalisme doit faire l’objet de la plus grande attention car ces glissements progressifs remettent en cause les fondements même de notre solidarité sociale.

Contre les systèmes de solidarité, la protection individuelle

Les différents rapports sur les retraites et les débats qu’ils ont engendré ont montré l’hostilité des Français à la remise en cause du principe de solidarité par répartition au profit de la capitalisation individuelle réservée aux plus nantis, qui ont d’ailleurs déjà accès à l’assurance-vie et ne nécessitaient donc pas une nouvelle offre d’épargne. Des plans d’épargne tels que le PPESV ne peuvent que faire le lit des fonds de pension, mettant ainsi gravement en danger l’équilibre du système de retraite par répartition puis le principe lui-même.
Le gouvernement a ainsi utilisé une méthode rampante pour faire sans dire, espérant une fois le fait accompli -la capitalisation choisie par les mieux protégés- faire accepter aux plus fragiles "l’inéluctable" évolution qu’il souhaite, à périmètre de solidarité réduit. Par mimétisme avec les pays anglo-saxons. Pas d’autre raison à invoquer puisqu’on sait déjà que la capitalisation n’est pas un système de pension plus robuste aux crises que la répartition, au contraire, et qu’elle devra faire face aux mêmes pressions démographiques [1]. Il n’y a donc aucune argumentation rationnelle, rien que la mondialisation mimétique.

Actionnariat salarié, une avancée démocratique ?

Les plans d’épargne salariale transforment les salariés -qui l’acceptent- en actionnaires de leur entreprise. Cela améliorerait la démocratie interne aux entreprises ! Certes, elle a bien besoin d’être améliorée, mais la méthode retenue risque d’être insatisfaisante. Les petits actionnaires et leurs avocats savent déjà ce qu’il en est de la démocratie actionnariale qui les nie ouvertement ! Quant aux salariés, ceux des entreprises anglo-saxonnes sont encore mieux à même de dire que cela ne leur a pas donné le moindre pouvoir supplémentaire et que cela n’a pas empêché les inégalités de revenus de se creuser depuis vingt ans aux États Unis.
La notion d’épargne salariale s’est progressivement étendue à l’actionnariat des salariés. Les textes relatifs à la participation prévoyaient déjà la possibilité de paiement en actions de l’entreprise, notamment au travers de fonds communs de placement d’entreprise. Ce sont pourtant surtout les privatisations qui ont développé l’actionnariat salarié. Les conditions très avantageuses pour les salariés dont elles ont été assorties ont entraîné plus des deux tiers des salariés à souscrire. Mais le nombre total d’actionnaires en France stagne et même régresse. C’est la raison pour laquelle un effort particulier est orchestré vers l’actionnariat salarié qui est de fait sous influence des décisions patronales.
Face aux restructurations, l’existence d’un actionnariat salarié serait censé protéger contre les OPA hostiles. En fait, le poids de l’actionnariat salarié, inférieur à dix pour cent des parts dans les cas les plus favorables, quelques pour cent en général, ne permet pas vraiment de contrer efficacement. Il transforme surtout les salariés en masse de manœuvre des directions. La raison est donc plus simple, et plus cynique. Elle transfère une partie du risque entrepreneurial sur les salariés. Qui ne devraient pas vraiment en voir l’avantage.

Baisse tendancielle des cotisations des entreprises…

Par contre, les plans d’épargne présentent un intérêt certain pour les entreprises : ils leur permettent de limiter leurs cotisations sociales (20 milliards de francs d’exonérations de charges sociales en 1999, trente milliards avec le financement des retraites pour un flux de 45 milliards de francs d’épargne salariale).
La compétition "globalisée" entre États les incite à un comportement de dumping des cotisations sociales. L’État organise ainsi les conditions de la disparition des organismes de protection sociale au profit des assureurs privés de tout poil. C’est un procédé qui accompagne toutes les évolutions présentes. La directive européenne sur les mutuelles va dans le même sens. Les projets de l’OMC sur les services aussi. Les organisations solidaires sont ainsi doublement mises en danger, sur leurs fondements principiels par la mise en concurrence directe avec le système privé lucratif, sur leur équilibre financier par le pompage des ressources de cotisation sociale. L’application de la réduction du temps de travail a aussi été accompagnée d’une réduction drastique des cotisations des entreprises.

…et des salaires

Depuis quinze ans, les salaires ont baissé de plus dix points dans le partage des fruits de la croissance. Le gel global des salaires est aujourd’hui échangé contre une redistribution individualisée des dividendes, à l’usage d’une minorité. L’actionnariat salarié permettrait de compenser en partie la faible évolution des salaires en assurant un salaire différé. En un mot, ce qu’on ne sait pas faire aujourd’hui, on le fera faire par ceux qui nous succéderont ! A la différence près, qu’il n’y a pas d’assurance de réalisation de la prophétie (!) de valorisation des actions.
Les rémunérations non salariales non seulement ne génèrent pas de charges sociales mais elles produisent aussi moins d’impôts (près de 5 milliards d’exonérations fiscales en 1999 pour les mêmes 45 milliards). Ce sont donc les ressources publiques qui pâtissent de cette évolution. à terme, les retraites, la protection sociale en général, mais aussi les politiques publiques seront par conséquent affectées.
De plus, bien qu’une circulaire l’exclue formellement, la possibilité de substitution de l’épargne à du salaire n’est pas un risque abstrait, comme l’a montré l’étude INSEE de 1996. Dans le cadre d’accords 35 heures, la possibilité est aujourd’hui ouverte de transformer une partie de la rémunération en épargne. La norme de progression des salaires, déconnectée de l’évolution des gains de productivité depuis une vingtaine d’années, risque d’être définitivement mise à mal, et cela au profit de l’élargissement des inégalités salariales. Les précaires, malgré quelques améliorations en terme de durée de présence dans l’entreprise restent exclus de ces rémunérations.

Avènement de l’individualisme patrimonial ?

Cachée derrière l’argument de l’amélioration des capacités d’épargne d’entreprise pointe la logique de l’individualisme patrimonial, qui substitue responsabilité individuelle -pour ceux qui en ont les moyens- à protection collective. Ce modèle s’appuie sur la "création de valeur" pour les actionnaires comme impératif catégorique de toute gestion d’entreprise [2]. La fuite en avant dans la logique patrimoniale sert ainsi à l’introduction, par effraction, de l’individualisme dans les rapports sociaux. La société actionnariale de l’épargne salariale généralisée constituerait le patrimoine en support d’appartenance à la société. Ce mirage de "démocratie salariale", par construction censitaire (!), introniserait de fait la fracture patrimoniale entre les actionnaires et les autres et instituerait la logique financière comme alpha et omega de la citoyenneté, au mépris de la réflexion politique solidaire.

La résistance est là

Dans un tel contexte, l’encouragement de l’économie solidaire dans la loi peut ne sembler qu’un élément d’accompagnement social de l’individualisme patrimonial [3]. Il peut néanmoins aussi être considéré comme le ferment d’une résistance nouvelle. Car la seule chance que la tendance dominante d’évolution du capitalisme puisse être contrée réside en fait dans la mobilisation, politique au sens large du terme, autour de la réponse aux besoins sociaux, dans toute leur diversité. Dans la réinjection du social dans l’économique. En un mot, c’est le « réenchantement » de la notion d’intérêt général que promet l’économie solidaire si les acteurs de terrain s’en emparent.
C’est cette petite graine qui est plantée dans la loi. En effet, les mesures favorisant l’investissement dans l’économie solidaire sont trop timides puisque limitées au PPESV. Elles auraient pu être appliquées à toute l’épargne salariale existante et, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire, à l’épargne domestique des ménages (assurance-vie, SICAV…) pour la réorienter significativement vers le développement de l’économie solidaire.
Par delà l’aspect quantitatif, il s’agit bien du premier pas vers une évolution de fond. Qui aurait dit à la fin du XIXe siècle, dans une période de libéralisme triomphant, que la notion de service public allait voir le jour et avoir le succès qu’elle a eu ? L’économie solidaire est dans la même situation. Elle repose la question de l’initiative d’intérêt général, à visage humain donc de proximité. Sa promotion constitue la base de la résistance aux dérives individualistes du néo-libéralisme. Elle doit donc légitimement être couplée à la bataille qui reste à mener pour taxer l’épargne d’entreprise au premier franc. À la deuxième lecture de la loi.


[1Voir Les retraites au péril du libéralisme, rédigé par un groupe de travail réuni sous l’égide de la Fondation Copernic, coordonné par P. Khalfa et P.-Y. Chanu, Paris, Syllepse, 2000.

[2Frédéric Lordon, "Fonds de pension et nouveau capitalisme", in L’année de la régulation, Paris, éd. La Découverte, vol 4 (2000).

[3NDLR : pourquoi avoir en effet placé un volet "épargne solidaire" comme une sucette dans cette loi inacceptable, alors qu’il aurait été plus clair de présenter un projet de loi spécifique et global sur cette question ?