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Immigration "subie", xénophobie choisie
lundi 26 février 2007
La distinction entre immigration "subie" et immigration "choisie" entraîne l’"acceptation" d’une énorme régression idéologique, la division de l’humanité entre "espèces" nuisibles et utiles : selon Jean-Pierre Alaux, chargé d’études au Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés), les discours politiques (de droite comme de gauche) et médiatiques agitent les peurs pour justifier une démarche néo-colonialiste.
EcoRev’ - Projet d’immigration "choisie", morts de migrants au large des côtes africaines ou en Méditerranée, multiplication des expulsions... La politique de la France et de l’Union européenne se durcit. Cela révèle-t-il selon vous une profonde évolution des mentalités vers l’acceptation d’une maltraitance des migrants ?
Jean-Pierre Alaux - Si l’idée d’"immigration choisie", qui se trouve au centre de la modification de la réglementation française en matière de politique migratoire adoptée en cette année 2006, manifeste l’acceptation d’une vision très archaïque et donc très rétrograde de l’humanité, cette acceptation a été préparée par quantité de contradictions et de renoncements antérieurs, notamment depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Il existe une sorte de prédisposition des sociétés humaines à voir des dangers potentiels dans leurs semblables mal connus. Mais la modernité nous avait, me semble-t-il, appris à sortir de cette vieille paranoïa, au moins sur le plan des principes et du droit.
Peu après la Libération, l’humanité a mesuré les conséquences de son "altérophobie". C’est sans doute Robert Antelme qui, dans l’Espèce humaine, tire les conclusions les plus pertinentes du drame qui venait de se dérouler. Il écrit que l’apparition du nazisme s’explique par le fait que, dans le monde ordinaire d’avant-guerre, "tout se passe effectivement (...) comme s’il y avait des espèces", c’est-à-dire une fragmentation de l’humanité en subdivisions jugées plus ou moins humaines. Pour Antelme, des valeurs, des croyances, des comportements de tous les jours ont ouvert la voie au nazisme sans que nul ne s’en rende compte.
"Plus jamais ça", s’est-on juré ensuite. Et, pour en être tout à fait sûr, on a solennellement inscrit dans le droit un certain nombre de principes intangibles (voir la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU en 1948). En 1946, il y a soixante ans, la France a, pour sa part, affirmé dans le préambule de la Constitution d’alors que "tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés". En même temps, comme si de rien n’était, la France a continué à coloniser et à lutter contre les mouvements indépendantistes. Pour effacer les cicatrices économiques de la guerre, les pays européens ont instrumentalisé des migrants qui ne songeaient pas spontanément à venir. Et dès que sa reconstruction a été achevée, dans les années 70, l’Europe s’est murée.
Derrière ce grand écart entre les leçons théoriquement tirées de la Deuxième Guerre mondiale et les politiques effectivement pratiquées depuis, il y a la très vieille idée qu’existeraient des inégalités "naturelles". Pourquoi l’inégalité serait-elle plus naturelle que l’égalité ? Egalité et inégalité sont des résultats momentanés de l’histoire des sociétés humaines. De la paix et de la guerre, de la liberté et de l’aliénation, de la justice et de l’injustice, qui peut dire lesquelles sont naturelles et lesquelles ne le sont pas ?
C’est seulement la facilité qui porte à considérer l’inégalité comme naturelle. Ainsi qu’une absence d’anticipation à long terme de l’avenir.
Pour revenir à l’actualité et à la récente réforme dite "Sarkozy", qui relève en réalité de la responsabilité du gouvernement et du Parlement, elle incarne parfaitement l’"acceptation" d’une énorme régression idéologique.
Pour justifier sa réforme, le gouvernement a opéré une dichotomie de l’immigration qu’il a présentée à l’opinion comme allant de soi : une partie serait "subie", l’autre "choisie". En affirmant l’existence d’une "immigration subie", le gouvernement institue une catégorie d’êtres humains a priori nuisibles. Quand, par un souci factice de symétrie destiné à se donner l’apparence d’une position équilibrée, il tente de contrebalancer ce jugement xénophobe par l’invention de la notion d’"immigration choisie", il s’engage plus avant encore dans la discrimination. Car il s’agit, en réalité, d’une immigration "élue" par l’Etat français en raison de son utilité pour lui. Dans l’un et l’autre cas, les migrants ne bénéficient d’aucun droit inhérent à leur appartenance à l’espèce humaine.
Il y aurait donc deux espèces humaines. La première à laquelle nous appartenons, nous les nantis par le hasard de la nationalité ou de la bonne fortune. Elle aurait "par nature" tous les droits habituellement reconnus à l’être humain. Quant à la deuxième, celle des étrangers qui doivent ou veulent s’exiler pour réussir à s’approcher du bien-être, de la sécurité ou de la liberté, elle n’aurait d’autres droits que ceux que nous déciderions de lui reconnaître dans la mesure de son utilité à notre propre prospérité.
Il y a là une dérive extrêmement nocive parce qu’elle nie l’égalité. C’est en cela que nous sommes revenus, sans que l’opinion publique s’en soit aperçu, à des valeurs collectives inconscientes qui ont prévalu dans les années 30 et 40 du siècle dernier, à une idéologie discriminatoire et dominatrice à la faveur de laquelle pointe l’idée d’une humanité supérieure et d’une humanité inférieure.
Ces "valeurs" vous paraissent-elles acceptées par l’opinion ?
Vous me demandez si les Français sont "résistants" ? Je les crois globalement passifs parce que manipulés. D’un côté, on leur fait avaler le besoin migratoire, par exemple pour assurer dans l’avenir le financement de leurs retraites ou pour asseoir la compétitivité de secteurs économiques faibles, ou encore pour compenser le déficit de "cerveaux" dans un certain nombre d’activités de pointe. Ce formatage utilitariste, que beaucoup de ses promoteurs -Sarkozy notamment- nient contre toute évidence, est honnêtement assumé par quelqu’un comme Roselyne Bachelot-Narquin députée UMP, ancienne ministre de l’écologie dans le gouvernement Raffarin. Dès octobre 1999, elle écrivait, dans le Monde, qu’"il faut avoir le courage ou le cynisme de dire que nous allons nous livrer à une démarche néo-colonialiste de grande envergure pour assurer la survie de nos sociétés post-industrielles vieillissantes. Après avoir pillé le tiers-monde de ses matières premières, nous nous apprêtons à le piller de ce qui sera la grande source de richesses du troisième millénaire : l’intelligence". Voilà pour l’"immigration choisie".
D’un autre côté, on leur présente le monde comme dangereux en raison de la quantité d’êtres humains défavorisés qui voudraient accéder à leur part du "gâteau" en migrants sous des cieux moins pénalisants que les leurs. L’angoisse ainsi développée les pousse à accepter le passage de la répression à ce qu’il ne faut pas hésiter à appeler un "état de guerre" contre les migrants : morts par balle à Ceuta et Melilla, pirogues qui coulent entre le Sénégal et les Canaries... Tout ça provoque deux choses dans l’opinion occidentale : d’abord de l’angoisse devant le spectacle de ce qu’elle vit comme une invasion. Personne n’explique à cette opinion que, à force de fermer les frontières partout, les politiques créent des entonnoirs où les migrants se regroupent. Il n’y a pas davantage de migrants aujourd’hui qu’il y a un an. Ils sont simplement plus visibles parce que groupés au lieu d’être dispersés. Cette concentration est très télégénique. Et la médiatisation qui va avec convient parfaitement à la montée en puissance d’un réflexe défensif. La théâtralisation des mouvements migratoires constitue un excellent levier de régression des idées.
La deuxième chose qu’induit le phénomène, c’est la légitimation, dans l’opinion occidentale, de l’idée de mort dans les mouvements migratoires, comme s’il s’agissait d’un prix naturel à payer par une majorité de l’humanité décidée à se rendre sur le territoire de la minorité. Pour à peine caricaturer, je dirai : les nantis se paient des billets d’avion et, le cas échéant, des visas ; quant aux défavorisés, ils jouent leur vie. Ils la jouent contre les éléments naturels -les déserts et les océans- et contre les barrages de plus en plus artificiels que sont les déploiements policiers ou les instruments de détection aux frontières. C’est cette sophistication de la chasse aux migrants qui les poussent à prendre des risques mortels. En réalité, les migrants sont de plus en plus souvent tués par la construction politique de la répression qui leur est opposée. C’est ce que j’appelle le passage de la répression à la guerre contre l’immigration.
On voit bien comment l’acceptation de cette surmortalité migratoire, tout sauf naturelle, peut être le véhicule d’une formidable dévaluation de la valeur de la vie d’une majorité de l’humanité et comment elle subdivise l’espèce humaine en fractions qualitativement inégales.
Vous estimez donc qu’il y a manipulation de l’opinion publique par les politiques ?
Oui, bien sûr. Au lieu d’identifier les causes de ces départs et de tenter d’y remédier sur le fond, c’est-à-dire de défendre une conception égalitaire de l’humanité, l’Occident se laisse convaincre qu’il serait plus en danger qu’auparavant et qu’il est donc possible d’exercer davantage de répression. De plus en plus de gens se disent qu’ils peuvent crever. Et ils crèvent réellement dans les déserts, dans la mer. La seule réaction de l’Union européenne est de construire ce qu’ils appellent Frontex, une force de l’ordre navale et s’il le faut terrestre qui ira fermer les frontières dans les pays qui seront débordés à un moment donné. Bref, on répond a une phénomène de fond reposant sur l’injustice dans le monde par un dispositif de guerre.
En agitant les peurs, on pousse à considérer les étrangers comme des nuisibles, pas comme des êtres humains. Sous la pression du discours et de l’image, on s’interdit toute réflexion sur la réalité.
On a pourtant vu récemment des mobilisations en France contre les expulsions d’enfants scolarisés ou en faveur des squatteurs de Cachan...
Oui, c’est vrai. Heureusement que, dans un pays comme la France et aussi en Europe ou aux Etats-Unis, des minorités se mobilisent. S’agit-il de mobilisations sur le fond -à savoir sur la conscience d’une consolidation de croyances selon lesquelles il existerait plusieurs humanités- ou de mobilisations émotives qui veillent à atténuer les conséquences les plus affectivement scandaleuses de la nouvelle guerre ? Je les ressens comme plus humanitaires que politiques. On comprend bien pourquoi on peut être instinctivement révolté contre les expulsions d’enfants scolarisés. Mais, à y bien réfléchir, est-ce que ces éloignements forcés sont plus scandaleux que ceux qui frappent des exilés adultes ?
Vous pointez aussi l’utilisation de plus en plus fréquente du terme de "migration illégale" par les politiques et les médias. La banalisation de cette expression est-elle une autre manière de faire porter la responsabilité des drames sur les migrants et de les rendre ainsi plus acceptables pour les Occidentaux ?
C’est un autre mode d’intoxication des esprits. La Déclaration universelle des droits de l’homme prévoit, dans son article 13, que toute personne a le droit de quitter son pays et de voyager. Ça ne donne absolument pas le droit de s’installer n’importe où. C’est donc un droit assez théorique sur le plan opérationnel. Mais il garantit en tous cas le droit de migrer. Tant que le migrant est en chemin, il n’est pas en situation irrégulière. En banalisant l’expression "migration illégale", les ministres de l’Intérieur minent ce droit et accréditent l’idée qu’un migrant est, par définition, dans l’illégalité. Voilà comment, peu à peu, il est possible de s’habituer à l’existence de deux humanités dotée "par nature" de droits différents en matière de déplacements.
Les pays du Sud acceptent-ils sans broncher la politique migratoire du Nord ?
Dans les relations d’Etat à Etat, il est inutile de changer les idées et les valeurs. Les rapports de forces suffisent. Comment voulez-vous, à supposer qu’ils le souhaitent, que les gouvernements du Sud résistent à l’externalisation par l’Union européenne de sa politique de lutte contre l’immigration ? L’UE n’accorde son aide, sa coopération, ses préférences commerciales qu’aux pays qui lui garantissent qu’ils récupèreront leurs ressortissants en situation irrégulière chez nous ainsi que tous les étrangers qui ont transité par leur territoire pour gagner l’Europe. On appelle ça les "accords de réadmission". Il en est de même en matière de répression policière. Un "partenaire" de l’Europe qui ne sévirait pas contre des migrants de passage à destination de l’Union serait pénalisé. Compte tenu de la différence de puissance entre un Etat du tiers-monde et l’Europe, la résistance est exclue d’avance. C’est ainsi que le Maroc, la Libye ou le Pakistan, pour ne citer que quelques exemples, jouent, sur leur territoire, les gardes-frontières de l’Europe avec leurs moyens à eux, c’est-à-dire moins d’encadrement juridique, moins de contrôles des juges, moins de souci des droits fondamentaux. Bref plus de violence et d’arbitraire. Vous voyez les "avantages" de cette sous-traitance ? Tout ça se passe loin. Aucune main européenne n’est salie. En bref, l’Europe passe des contrats dont on ne peut nier le caractère mafieux.
Le discours de la gauche est-il porteur d’alternatives ?
Il est absolument identique à celui de la droite. L’accession de la gauche au pouvoir en 1981 a entraîné son alignement sur les positions de la droite. Dans les années 80, la montée du Front national a servi de justificatif à cette mutation. Depuis, on n’en sort pas. Quand Ségolène Royal dit aujourd’hui qu’elle va substituer une "immigration concertée" à l’"immigration choisie", on en a un bon exemple. Elle s’aligne ni plus ni moins sur la philosophie sarkozyenne. L’ennui, c’est qu’elle évite de l’admettre et qu’elle juge que, parce que socialiste, elle doit vendre à l’opinion une apparence de désaccord. D’où l’invention d’un grossier tour de passe-passe sémantique qui ne peut tromper que ceux qui ont envie de l’être. Immigration concertée avec qui ? Avec des Etats qui, pour la plupart, sont des crapules ? Et sans le moindre souci pour la liberté individuelle des deux tiers de l’humanité.
C’est catastrophique que la gauche aussi subdivise l’humanité. Le plus grave tient au fait qu’elle le fasse à l’aide d’euphémismes. A tout prendre, la franchise de Roselyne Bachelot-Narquin est plus saine. Car elle est susceptible d’ouvrir les yeux, alors que les tricheries du style de celle de Ségolène Royal invitent au sommeil.
Le paysage de la gauche n’est pas homogène. On entend des discours et des solidarités intéressants du côté du PCF, des Verts, de l’extrême-gauche. Mais ils ne pèsent pas lourd. Au temps de la "gauche plurielle", ni le PCF ni les Verts n’ont quitté le gouvernement Jospin quand M. Chevènement a fait adopter sa loi sur l’immigration.
Les régularisations massives observées ailleurs, comme en Espagne ou en Italie, ont-elles changé le regard des citoyens ?
Je n’ai pas l’expérience de l’Espagne ou de l’Italie. Un étranger en situation régulière est toujours moins anxiogène que ses homologues en situation illégale, et donc moins générateur de fantasmes liés à la "clandestinité", un mot qui n’est pas courant pour rien.
Reste la réalité de l’existence des étrangers régularisés dans des sociétés économiquement libérales. Combien d’entre eux restent condamnés au travail au noir total ou partiel ? La semaine dernière, j’ai rencontré un réfugié statutaire, qui a donc une carte de séjour de dix ans et le droit au travail, auquel un employeur a proposé de travailler, contre le SMIC, 61 heures par semaine pour 35 déclarées. A prendre ou à laisser...
Que penser de ce phénomène paradoxal qui voit les pays riches fermer leurs frontières tout en assurant la survie de certains secteurs d’activité grâce au labeur de migrants payables à moindre coût ? N’est-ce pas l’illustration que ces économies prospères ont besoin d’un contingent d’esclaves auxquels ni le droit social ni le droit du travail ne bénéficient et que, si les Etats entendent limiter le nombre d’entrants, ils cherchent aussi, en fermant les frontières, à créer les conditions de l’esclavages ?
Dans ces conditions, les régularisés sont -hélas- souvent maintenus dans les conditions de surexploitation qui étaient les leurs quand ils étaient sans papiers.
Propos recueillis par Simon Barthélémy