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De quelques mutations du contrôle social et d’une réponse écologique en devenir

jeudi 1er mars 2007, par Bruno Villalba

L’histoire du contrôle social est difficile à traiter en raison de l’ampleur théorique du propos et de ses multiples ramifications (domination, pouvoir politique, légitimité, autorité...). Bruno Villalba, d’EcoRev’, propose non pas de fournir un cadre d’explication globale, mais souhaite identifier des éléments du conditionnement social aboutissant à de nouvelles règles de contrôle social. Dans ces conditions, comment une éthique écologique de soi peut se poser comme acte de résistance et d’insoumission volontaire ?

Nous proposons ici quelques sauts théoriques, permettant d’interroger une thématique : en quoi l’évolution technique et normative de nos sociétés (dématérialisation des normes de production, valorisation des modèles "ouverts" de communication, revalorisation d’une forme d’individualisme, prônant la responsabilité individuelle au détriment de l’imposition de normes sociales contraignantes...), valorisée par les modèles dominants (économique, culturel...) mettent-elles en place de nouveaux cadres du contrôle social ? Si le contrôle social de type bureaucratique et taylorien semble s’estomper, ce n’est pas pour annoncer la naissance d’un individu libéré du poids du conformisme social et du pouvoir étatique. Il doit dorénavant faire face à un pouvoir davantage intégré en amont dans son propre désir de se soustraire à l’autorité, en la niant comme contrainte coercitive, tant il a intériorisé les attentes de ce pouvoir. Il s’agit davantage d’un contrôle social qui révèle la coopération volontaire fournie par l’individu : son engagement subjectif au côté même de ces puissances, qu’il accompagne dorénavant dans un processus d’aliénation participatif.

Le penseur anglais de l’utilitarisme, Jeremy Bentham, théorise l’utilité du regard comme forme essentielle du contrôle. La maîtrise de l’espace visuel confère un pouvoir exorbitant à l’observateur, lui permettant d’imposer sa présence, même en son absence... Ce sera ainsi que devront (et seront) construites les "maisons de pénitence", "le panoptique, d’un seul mot son avantage essentiel, la faculté de voir d’un seul coup d’œil tout ce qui s’y passe" (Panoptique, 1839). Voir, contrôler, pour maîtriser... "On trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance".

Qui décide de l’importance de ce contrôle ? D’autant plus que, comme l’explique Bentham, ce système de contrôle réduit le nombre d’individus qui contrôlent et augmente la capacité du contrôle. La méthode du contrôle est posée, reste encore à peaufiner la technologie...

Contrôle technique versus auto-contrôle

Quelques décennies encore, et Orwell illustre parfaitement l’usage social d’un contrôle visuel du quotidien, et notamment l’intériorisation de ce regard potentiel de l’observateur... 1984 décrit un pays totalitaire, l’Océania, dirigé par un parti unique et sa figure emblématique Big Brother, figure tutélaire, dont la force tient dans le regard, incisif ("Big brother vous regarde"). La technique du Télécran, prolongement du regard de Big Brother, annule les frontières de l’intimité. Il permet de visualiser en permanence ce que vous faites, où que vous soyez, et affirme le pouvoir de celui qui détient le pouvoir de capter l’image. "O’Brien, en passant devant le télécran, parut frappé d’une idée. Il s’arrêta, se tourna et pressa un bouton sur le mur. Il y eut un bruit sec et aigu. La voix s’était arrêtée. Julia laissa échapper un petit cri, une sorte de cri de surprise. Même dans sa panique, Winston fut trop abasourdi pour pouvoir tenir sa langue. -Vous pouvez le fermer ! s’exclama-t-il. -Oui, répondit O’Brien. Nous pouvons le fermer, nous avons ce privilège." (1984, Folio) [1].

Certes, cela n’est pas sans évoquer la possibilité d’un contrôle technique de nos actes (achats, transports, loisirs, amitiés...) par le croisement des bases de données informatiques (au nom de notre propre sécurité). Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique (individuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle.

Mais la problématique de la vie privée et des bases de données contenant des renseignements personnels est aussi évoquée par l’esprit qui se dégage du roman de Franz Kafka, Le Procès. Dans ce roman, le personnage principal, Joseph K., se réveille un bon matin avec l’arrivée d’agents du gouvernement qui l’informent qu’il est en état d’arrestation. Qui l’accuse ? De quoi est-il accusé ? Pour qui travaillent ces agents ? Impossible de le savoir. Condamné, K. reste pourtant libre, conserve son emploi. Quelle signification doit-on accorder à cette liberté ? Elle apparaît en réalité comme l’instrument le plus redoutable dont dispose ce mystérieux tribunal. Si K. n’est pas emprisonné alors qu’il est accusé, quelle autre peine peut-il avoir à subir ? A la différence de L’aveu d’Arthur London, qui aboutit à l’exécution nécessaire du "traître", Kafka insiste sur l’importance de la suspension de la punition... et de la croyance que nous attribuons à la bureaucratie (policière, justice...) sur ce qu’elle sait de nous. Finalement, cela pose le problème de la nature de nos rapports avec les bureaucraties privées et publiques et les effets de ces rapports sur la dignité humaine et la liberté. Cet espace, dans lequel s’engouffre notre inquiétude à préserver un espace autonome, réellement anonyme face à l’omniscience bureaucratique, peut-il être préservé ? Et dans le cas contraire, comment envisager d’échapper à un auto-contrôle systématique, afin de ne pas donner prise aux griefs (mais lesquels, continue de se demander Joseph K.) ? Ces métaphores littéraires témoignent de la pauvreté de l’imagination de nos institutions coercitives...

Le déclin des institutions dominantes au profit des sociétés de contrôle ?

Michel Foucault participe à ce travail de déconstruction de l’omnipotence de l’institution sur l’individu. Le pouvoir de contrôle ne s’exerce pas seulement, et surtout pas exclusivement, par le titulaire légitimé du pouvoir (le roi, le président) ou encore par une classe sociale dominante (s’éloignant ainsi de l’approche déterministe de la critique marxiste du pouvoir). Il donne toute son importance aux techniques extra-institutionnelles de contrôle (gestion bureaucratique, pouvoir rationalisé de l’évaluation...) qui aboutissent à des pratiques d’auto-gouvernance des individus et des populations. Les outils conceptuels qu’il développe (savoir/pouvoir, discipline, biopolitique, gouvernementalité...) permettent d’expliquer ces nouveaux modes de contrôle qui répondent à une logique inédite de décentralisation des pouvoirs étatiques en affectant toutes les conditions d’organisation de la vie dans nos sociétés (médicalisation, législation, criminalisation, judiciarisation, urbanisation...) [2]. Ainsi, comme l’explique Foucault, s’interroger sur le contrôle social, c’est avant tout s’interroger sur soi : "Si on prend la question du pouvoir, du pouvoir politique, en la replaçant dans la question plus générale de la gouvernementalité - gouvernementalité entendue comme un champ stratégique de relations de pouvoir, au sens plus large du terme et pas simplement politique -, donc, si on entend par gouvernementalité un champ stratégique de relations de pouvoir, dans ce qu’elles ont de mobile, de transformable, de réversible, je crois que la réflexion sur cette notion de gouvemementalité ne peut pas ne pas passer, théoriquement et pratiquement, par l’élément d’un sujet qui serait défini par le rapport de soi à soi.

Alors que la théorie du pouvoir politique comme institution se réfère d’ordinaire à une conception juridique du sujet de droit, il me semble que l’analyse de la gouvernementalité -c’est-à-dire : l’analyse du pouvoir comme ensemble de relations réversibles- doit se référer à une éthique du sujet défini par le rapport de soi à soi. Ce qui veut dire tout simplement que, dans le type d’analyse que j’essaie de vous proposer depuis un certain temps, vous voyez que : relations de pouvoir-gouvernementalité-gouvernement de soi et des autres-rapport de soi à soi, tout cela constitue une chaîne, une trame, et que c’est là, autour de ces notions, que l’on doit pouvoir, je pense, articuler la question de la politique et la question de l’éthique." (L’Herméneutique du sujet, 1982)

A la suite de Foucault, Gilles Deleuze analyse le principe du contrôle. Dans son livre Pourparler (Minuit, 1974), il décrypte le mécanisme du contrôle, qui complète l’enfermement disciplinaire. "L’étude socio-technique des mécanismes de contrôle, saisis à leur aurore, devrait être catégorielle et décrire ce qui est déjà en train de s’installer à la place des milieux d’enfermement disciplinaires, dont tout le monde annonce la crise. II se peut que de vieux moyens, empruntés aux anciennes sociétés de souveraineté, reviennent sur scène, mais avec les adaptations nécessaires. Ce qui compte, c’est que nous sommes au début de quelque chose. Dans le régime des prisons : la recherche de peines de "substitution" au moins pour la petite délinquance, et l’utilisation de colliers électroniques qui imposent au condamné de rester chez lui à telles heures. Dans le régime des écoles : les formes de contrôle continu et l’action de la formation permanente sur l’école, l’abandon correspondant de toute recherche à l’Université, l’introduction de "l’entreprise" à tous les niveaux de scolarité. Dans le régime d’entreprise : les nouveaux traitements de l’argent, des produits qui ne passent plus par la vieille forme-usine. Ce sont des exemples assez minces, mais qui permettraient de mieux comprendre ce qu’on entend par crise des institutions, c’est-à-dire l’installation progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination. Une des questions les plus importantes concernerait l’inaptitude des syndicats : liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines ou dans les milieux d’enfermement, pourront-ils s’adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre les sociétés de contrôles ? [...] Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires." Cela ne doit pas donner le sentiment d’un déclin inéluctable du pouvoir des institutions. Au contraire. Le travail de démantèlement des réseaux sociaux par les contraintes du système productiviste se poursuit, au point, comme le montre Michalis Lianos (Le Nouveau Contrôle social, Paris, L’Harmattan, 2001) qu’il amène le sujet contemporain à supporter de plus en plus mal toute forme de contact en dehors de la médiation des institutions ; elles sont alors perçues comme des lieux favorisant les échanges, assurant aussi un cadre sécuritaire propice... Pour cet auteur, la menace, aujourd’hui, naît de cet ordre sécuritaire et des nouvelles formes de contrôle social qui en découlent : en se saisissant des situations croissantes de discrimination et d’insécurité sociale, le pouvoir se loge "dans l’écart qui nous sépare". C’est ce qui fait dire à M. Lianos, que "le danger se trouve dans la fusion totale entre liberté, satisfaction et contrôle, et la passivité volontaire qui peut s’ensuivre".

Terminons ce cheminement par l’apport de Pierre Bourdieu. Il insiste sur le rôle essentiel du symbolique dans les formes de la domination, tant politique que sociale ou culturelle. Ce travail symbolique, entrepris par les instances dominantes, vise à désocialiser et déshistoriciser les formes de la contrainte politique, lui conférant une dimension "naturelle", et par conséquent acceptable par nature. Ainsi, par exemple, "le discours néolibéral n’est pas un discours comme les autres. A la manière du discours psychiatrique dans l’asile, selon Erving Goffman, c’est un "discours fort", qui n’est si fort et si difficile à combattre que parce qu’il a pour lui toutes les forces d’un monde de rapports de forces qu’il contribue à faire tel qu’il est, notamment en orientant les choix économiques de ceux qui dominent les rapports économiques et en ajoutant ainsi sa force propre, proprement symbolique, à ces rapports de forces. Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la "théorie" ; un programme de destruction méthodique des collectifs." ("L’essence du néolibéralisme", Le Monde diplomatique, 1998)

Une éthique écologique de soi comme acte de résistance

Nous nous acheminons donc, insouciants, vers un contrôle "d’engagement" [3], dans lequel nous vivons dans le mythe de notre propre pouvoir à façonner les contraintes qui pèsent sur nous, alors qu’à chaque négociation à laquelle nous participons, nous nous enferrons un peu plus dans cet auto-contrôle. La normalisation de nos comportements passe davantage par un dispositif d’auto-ajustement à un comportement valorisé à travers l’ensemble des outils de socialisation (et notamment ceux provenant des acteurs de socialisation les moins institutionnalisés, comme les réseaux d’amis, les impératifs culturels, etc.).
Le conditionnement ne résulte plus guère de l’imposition d’une pratique ou d’une idée par la puissance publique ; elle participe davantage à un travail d’hybridation de la conscience individuelle qui accompagne les discours dominants. L’évolution des pratiques addictives doit davantage à une collaboration bien comprise de chacun, au nom de la santé et de la sécurité publique, qu’à une augmentation de la capacité répressive des autorités politiques ou morales. Le conditionnement résulte donc d’une appropriation volontaire du cadre de la réflexion sociale et politique, inséré dans tous nos comportements : en participant, loyalement, honnêtement à une politique publique, à un travail, à une formation universitaire, nous édulcorons sa dimension contraignante, en gommant l’impératif social qui l’accompagne, et en valorisant nos propres raisonnements, qui nous font nous aligner, rationnellement et affectivement, à cette politique. Dans la poursuite de ces approches socio-techniques mises en place par Foucault, Deleuze... il ne faut pas sous estimer, comme le démontrait Jacques Ellul, ce travail de la propagande de l’autorité politique visant à minimiser son propre cadre d’imposition du réel, au profit d’une vision enchantée de l’espace politique, enfin dépolitisé et conforme à une vision rationnelle, moralement acceptable, et géré en bon père de famille, plein de bon sens....

Face à la contrainte sociale du système productiviste libéral, les pensées marxistes et surtout anarchistes avaient tenté de construire une éthique du soi libéré de cette contrainte. Face au conditionnement imposé par les outils techniques (de la Mégamachine à la banalité de l’usage des technologies de l’information et de la communication dans nos espaces intimes), alliés privilégiés des vieilles institutions politiques et morales, toujours présentes, quelle réponse peut apporter l’écologie politique [4] ? Peut-elle prétendre à construire sa propre propagande ?

Comme le souligne Félix Guattari, "quoi qu’il en soit, toutes les anciennes formations de pouvoir et leurs façons de modéliser le monde ont été déterritorialisées. La monnaie, l’identité, le contrôle social passent sous l’égide de la carte à puce. Les événements d’Irak, loin d’être un retour sur terre, nous font décoller dans un univers de subjectivité mass-médiatique proprement délirant. Les nouvelles technologies sécrètent, dans le même mouvement, de l’efficience et de la folie. Le pouvoir grandissant de l’ingénierie logicielle ne débouche pas nécessairement sur celui de Big Brother. Il est beaucoup plus fissuré qu’il n’y paraît. Il peut exploser comme un pare-brise sous l’impact de pratiques moléculaires alternatives." (1996, Chimères)

Incontestablement, l’écologie politique possède certaines ressources propres à créer un "sens", comme l’entend Ivan Illich, c’est-à-dire une réponse qui organise l’action de nos vies quotidiennes face à notre propre responsabilité historique (et non pas exclusivement métaphysique). Elle offre une réponse éthique originale par le refus d’un enfermement volontaire dans le désir de réalisation de soi à travers la compétition (professionnelle, affective, consumériste...). Elle propose une méthode applicable dans la réalisation de nos désirs journaliers, adaptés à cette contrainte historique (une économie des besoins, notamment en termes de mobilité). Ainsi, pour André Gorz, il faut regagner une autonomie sur l’institution médicale, afin de rétablir un rapport sain et démédicalisé à la santé, de construire un art de vivre sans lequel il ne peut y avoir ni sécurité ni émancipation individuelle et collective [5].
Sans doute lui manque-t-il encore une capacité à organiser la cohérence pas seulement de son discours, mais surtout de son pouvoir politique.

Bruno Villalba


[1La novlangue constitue aussi un bel exemple de l’utilisation du langage comme mode de contrôle social, sans doute plus insidieux encore que la puissance inquisitrice du regard. Pour une critique réactualisé de la novlangue libérale, voir l’essai stimulant de Éric Hazan, LQR. La propagande du quotidien, éd. Raison d’agir, 2005 et sa lecture ici

[2Voir Beaulieu, Alain (dir.), Michel Foucault et le contrôle social, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2005

[3Philippe Zarifian, A quoi sert le travail ?, La Dispute, 2003

[5Voir