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La décroissance, la politique et "nous"

dimanche 15 avril 2007, par Patrick Dieuaide

Supplique pour une politique de la décroissance … Tel est en substance le constat de carence que fait Patrick Dieuaide, membre de la rédaction d’EcoRev’. Si l’on peine selon lui à dégager des perspectives politiques ou un modèle de société dont la "décroissance" serait porteuse, c’est notamment parce-que la question centrale des transitions, en particulier politiques et culturelles, vers une hypothétique société "décroissante" reste un impensé des objecteurs de croissance …

A l’adresse de celles et ceux qui n’auraient pas (encore) pris la véritable mesure des problèmes écologiques de ce début de siècle, les écologistes sont prêts, s’il le faut, à dégainer l’argument qui tue : "Si tout le monde consommait comme nous, Européens, il faudrait deux planètes en équivalent-hectares bio-productif ; il en faudrait cinq pour soutenir le mode de vie d’un Yankee.". Et de tirer les conséquences de ce constat des plus noirs en poursuivant par l’énumération d’un programme de politique économique combinant fiscalité écologique, aides à l’isolation, municipalisation de l’eau…., convaincus que la politique y peut encore quelque chose.

On peut douter qu’une telle démarche soit celle des "partisans de la décroissance". Ayant lu attentivement Georgescu-Roegen, ils savent au fond d’eux mêmes qu’il ne sert à rien de s’agiter de la sorte. Inscrite dans les tables de la loi de la thermodynamique, toute dégradation bioéconomique recouvre une dimension inéluctable. Bref, l’énergie se dégradant, l’humanité aurait mangé son pain blanc. Et si un combat politique doit être mené, c’est bien davantage pour tenter de "décoloniser notre imaginaire" comme se plaît à le dire Serge Latouche que de mener une politique volontariste cherchant en vain à réguler les comportements des agents ou à promouvoir une croissance "raisonnée", pire encore, un développement "durable".

C’est donc entendu, la décroissance est un "slogan politique", un "mot-obus" (Paul Ariès) inventé pour orienter et donner sens à nos actions quotidiennes dans un monde qui, de toute façon, court à sa perte ; un "mot-valise" aussi, suffisamment générique pour fédérer une palette d’associations et de mouvements alternatifs aux parcours politiques assez hétérogènes. Au-delà, la politique est affaire (une éthique) de conviction : conviction que l’homme fait partie d’un univers de rareté absolue ; conviction que sa "carcasse" (Yves Cochet ) est menacée au même titre que les koalas ou les ours blancs de la banquise ; conviction que sa survie sociale est subordonnée à sa survie biologique. Dont acte. Mais encore ? De quelle perspective politique, de quel modèle de société, le mot "décroissance" est-il porteur ?

Demain la décroissance mais en attendant, quelles transitions ?

S’il est un travail salutaire à porter au crédit des Partisans de la Décroissance, c’est bien celui de la dénonciation sans concession auprès de l’opinion des impasses de notre mode de vie, devenu une source d’aberrations et d’inégalités profondes à l’échelle planétaire. Coupant au plus court, les Partisans de la Décroissance s’empressent en retour de tirer argument de ce constat pour formuler, sinon un modèle de société, du moins une philosophie du vivre-ensemble fondée sur la convivialité, la sobriété, philosophie qu’ils résument sous l’expression joliment trouvée "moins de biens, plus de liens".
Un tel raccourci a cependant de quoi surprendre. On peut s’étonner en effet qu’un collectif de chercheurs, d’intellectuels et de militants, conscient au plus haut point des dégâts causés par une croissance capitaliste énergivore et aliénante, ne se soient jamais intéressés de près aux institutions, règles et autres normes qui gouvernent l’organisation et la gestion de la vie en collectivité.
A vrai dire, tout se passe comme si les Partisans de la Décroissance contournaient la question centrale des transitions, qu’elles soient sociale, politique ou culturelle, pour ne s’intéresser qu’au bien-être voire au Salut du genre humain. Louable intention. Mais le "temps présent" que nous vivons dans nos pratiques, ce temps qui passe et que les Partisans de la Décroissance s’acharnent avec un malin plaisir à faire le décompte au nom de notre bien-être, n’est pas seulement un temps subjectif ou biologique. Qu’on le veuille ou non, c’est aussi un temps que nous faisons nôtre collectivement, aussi bien dans les décisions que nous prenons, les activités que nous menons ou les paroles que nous échangeons. Le bonheur et la joie que j’éprouve le temps d’un instant dépendent directement des médiations en tout genre par lesquelles j’ai pu établir une relation de qualité avec mes proches ; de même, l’usage de l’automobile en auto-partage est inconcevable sans la définition et la mise en place de dispositifs de gestion des besoins collectifs, ce qui suppose de préciser les conditions concrètes de ce que l’on entend par "auto-partage", de débattre des "moyens de transport", du type de service que la collectivité est prête à prendre en charge dans ce cadre, de préciser éventuellement les ayants droits….

Ces considérations n’ont rien de trivial du point de vue de la démocratie et de la vie en collectivité. Elles interrogent au plus près les notions au parfum New Age de "spiritualité", de "sobriété" et surtout celle d’"autolimitation" présentée par les Partisans de la Décroissance comme le grand catalyseur du changement vers la société conviviale. _ Pour les Partisans de la Décroissance, les transitions vers la constitution d’un espace collectif de libre épanouissement de notre individualité sociale ne sont au mieux que des fables théoriques, au pire un effet de conscientisation tenant à une dynamique de décomposition des modes de vie. A l’ordre naturel du marché si souvent décrié par les thuriféraires de la pensée libérale, les Partisans de la Décroissance semblent opposer un ordre collectif spontané et bienheureux, au nom d’une représentation de la société à laquelle un Hayek ou un Max Stirner auraient eu probablement bien peu à redire.

Nulle part, à notre connaissance du moins, les transitions ne sont posées par ce courant de pensée comme un problème à résoudre, a fortiori comme un enjeu politique de premier plan quant à la définition des droits, aux types d’infrastructure, aux modes d’organisation des temps sociaux, aux modes d’occupation de l’espace susceptibles de forger une base politique et matérielle crédible à cette soi-disant "société conviviale". A ce niveau, la réflexion semble capituler pour céder la place à la realpolitik, aux compromis et à un objectivisme forcené dont témoignent la virulence et la démesure des propos dénonciateurs comme on peut les lire en feuilletant les pages du journal La Décroissance. Alors, "radicale", la théorie de la décroissance ? Gageons que le silence des "partisans de la décroissance" sur cette question des transitions vient de ce que celle-ci est encore un "work in progress". Il serait surprenant que les Partisans de la Décroissance, dont certains sont des philosophes et des économistes de renom, des professionnels réputés de la publicité ou des militants aguerris, se contentent de simples déclamations sur notre mode de vie et soient à ce point convaincus du caractère performatif de leur propre discours.

Une société conviviale qui risque de "nous" coûter cher

Aussi, n’ayant pas encore réfléchi à la manière dont nos actes individuels s’organisent et "font société" dans une perspective de "décroissance durable", la question politique de la possibilité même de ce modèle de "société conviviale" s’impose plus que jamais comme un impératif catégorique pour les Partisans de la Décroissance. Notons que cette question affleure dans les réflexions des auteurs même si, oscillant en permanence entre une conception néo-physiocratique et une vision post-matérialiste du lien social, les termes même dans lesquels celle-ci est formulée ne sont jamais clairement explicités.

En effet, pour les Partisans de la Décroissance, le lien social est perverti par un système d’objets matériels dont la production et la consommation programmées selon des normes marchandes se combinent de façon funeste pour étouffer toute créativité sociale et réduire à néant l’infinie variété de nos échanges. En contrepoint, les Partisans de la Décroissance développent une conception du lien social substituant aux biens matériels des biens relationnels ou symboliques, plus économes à produire et porteurs d’un modèle d’organisation de la société alternatif au marché (ou au prix), celui de la gratuité (voir Paul Ariès dans ce numéro).

Mais en quoi la gratuité, comme elle est posée par les Partisans de la Décroissance, constitue-t-elle un progrès social faisant la démonstration de la supériorité de ce modèle de "société conviviale" sur nos sociétés dites marchandes ? Gratuité de quoi ? Des biens relationnels eux-mêmes (du prix qu’il en coûte socialement de les produire), du droit d’en faire usage ou du service qu’ils nous procurent ? Sans aller plus loin dans le débat sur une question touchant aux droits de propriété, nous conseillons aux Partisans de la Décroissance de tourner leur regard du côté de l’économie du logiciel libre, domaine de la gratuité par excellence. Ils ne manqueront pas de s’apercevoir que la gratuité demande de solides protections institutionnelles (GPL, licence Creative Commons) sans lesquelles un collectif, une communauté voire une société donnée ne peut se donner les moyens de gouverner ses conditions existence, a fortiori de vivre et de produire ensemble.

Aussi, compte tenu de l’état actuel de la réflexion des Partisans de la Décroissance sur la question des institutions, nous ne sommes pas loin de penser que la "gratuité" est un modèle insoutenable politiquement, car des plus anti-démocratiques qui soient. Deux exemples, tirés de quelques lectures d’ouvrages sur la décroissance, illustreront nos propos : l’autolimitation et la relocalisation de l’économie à travers les systèmes d’échange locaux (SEL).

Dans l’esprit des Partisans de la Décroissance, l’autolimitation est un principe individuel de "reconquête du temps personnel" pour reprendre les termes de Nicolas Ridoux (auteur de La Décroissance pour tous [1], un livre clair et honnête). Qui contesterait ce principe ? Libres aux Partisans de la Décroissance de suivre le karma de leur choix, nous-mêmes (avouons-le) ne sommes pas insensibles aux rêveries, à la contemplation, aux petites satisfactions de nos bricolages clandestins. Là où ce principe fait question, c’est dans l’iniquité du modèle social de redistribution sous-jacent. Si l’autolimitation signifie ré-appropriation pour nous-mêmes du temps ou des ressources dégagées par la productivité de nos propres actions ou si, dans une version plus faible, la ré-appropriation est partagée dans un rapport de gré à gré avec nos proches, ce qui pouvait apparaître à l’échelle individuelle ou de quelques uns comme un modèle social propice à l’épanouissement personnel, risque fort de se présenter à l’échelle globale comme une société fragmentée, dominée par une logique individualiste (voire communautariste) de capitalisation des liens ou des réseaux sociaux sous toutes ses formes. Sous ce jour, la société conviviale pourrait bien ressembler comme une sœur jumelle à ce modèle ultraconservateur de "société de propriétaires", totalement repliée sur elle-même, dominée par une logique de rente insupportable et source de nouvelles et terribles inégalités, dans les domaines culturel et patrimonial notamment.

Un argumentaire similaire prévaut autour du principe de relocalisation de l’économie à travers notamment les systèmes d’échange locaux (SEL). Qui contesterait l’efficacité et l’utilité sociale des SEL ? En permettant d’intégrer étroitement règles d’échange et division du travail au niveau local, les SEL contribuent sans conteste au développement d’un esprit de partage et de coopération, renforce la solidarité de ses membres, favorise la circulation de l’information, des compétences et des savoir-faire… Pour autant, la constitution de micro-sociétés conviviales sous l’égide d’un médium monétaire réduit à une fonction d’unité de compte laisse sans réponse la question du mode d’organisation et de distribution des activités sur le territoire de ces communautés. Elle laisse également sans réponse la question inverse, plus importante encore, de l’organisation des territoires pour le soutien et le développement de ces activités. De ce point de vue, l’appartenance à un SEL, si légitime soit-elle dans une perspective micro-sociale de protection ou de redistribution, n’est en rien synonyme de "décroissance durable" pour un collectif ou une communauté donné. Si "décroissance durable" il y a, tout dépend de la manière dont les SEL s’inscrivent dans la distribution spatiale des facteurs socio-collectifs de productivité portés par les territoires ; mais aussi à la qualité des individus dont les SEL sont constitués. En somme, beaucoup de cette convivialité dépend du hasard ! C’est bien pourquoi, associer "relocalisation de l’économie" et "décroissance durable" sans poser la question des médiations au cœur des solidarités locales mais aussi de leur articulation à des niveaux supérieurs de régulation, c’est prendre un risque inconsidéré de renforcer les inégalités territoriales et d’acculer ces communautés à un isolement spatial subi plutôt que choisi.

Aussi, le principe de gratuité logé au cœur de cette "société conviviale" prônée par les Partisans de la Décroissance risque-t-il de "nous" coûter fort cher. "Nous", c’est-à-dire cette part de nous-même qui nous est commune, dont notre personne est largement tributaire, et qui ne peut exister et se déployer que dans un rapport à l’Autre "politiquement et socialement construit". Tout le problème, bien évidemment, réside dans ce que l’on entend par "rapport politiquement et socialement construit". Mais une chose est sûre, sans un "nous" de qualité, hybride c’est-à-dire ouvert au monde et riche d’expériences locales, pas de subjectivité politique capable d’émancipation sociale. Sans aucun doute, les Partisans de la Décroissance gagneraient à faire un effort pour marquer leurs écrits d’une "empreinte écologique" à la hauteur de cet enjeu.

L’écologie politique sur une ligne de crête

Ces quelques observations critiques témoignent de l’importance que nous accordons à la théorie de la décroissance, non pas tellement pour les propositions qu’elle formule, mais bien davantage pour le clivage qu’elle manifeste à l’intérieur du mouvement écologiste. Ce clivage nous paraît central et profond, peut-être irrémédiable, entre une écologie politique rattrapée par ses vieux démons scientistes et tentée par une lecture physicaliste des phénomènes sociaux et environnementaux et une écologie politique que nous qualifierons d’"institutionnaliste" faute de mieux et qui éprouve les plus grandes difficultés à trouver ses marques sur l’échiquier politique des grandes démocraties post-industrielles.

L’écologie politique souffre plus que jamais de ne pouvoir tenir ensemble le projet de faire entrer la nature en politique et celui de promouvoir la créativité sociale au cœur de la diversité locale des modes de vie. La tension est à son point extrême entre le besoin d’investir les rouages institutionnels de l’Etat pour infléchir voire redéfinir les politiques publiques et l’envie de couper court avec les instances du pouvoir pour re-territorialiser le lien social.

Non sans un certain goût du paradoxe, les "partisans de la décroissance" ont tranché la question en créant un parti politique et en souhaitant élire des députés pour porter la bonne parole de la décroissance et de la société conviviale au parlement. Grand bien leur fasse. Quant à nous, on aurait aimé que notre ami l’escargot puisse se promener dans un biotope plus conforme à sa nature. Cela augure mal de l’avenir de l’écologie politique.

Patrick Dieuaide


[1Nicolas Ridoux, La Décroissance pour tous, Parangon/Vs, Lyon, 2006