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Pour une décroissance libertaire
dimanche 15 avril 2007, par
Jean-Pierre Tertrais est membre de la Fédération anarchiste à Rennes. Sa formation politique dans les luttes écologistes et sa réflexion sur les questions d’environnement le poussent à écrire en 2004 une brochure aux Editions du Monde libertaire. Suite à cette brochure qui connaît un succès inattendu, il rédige un livre plus fouillé sur les mêmes questions. Ses interventions dans les cercles libertaires et leur public chaque fois nombreux témoignent de l’intérêt très fort pour la décroissance.
Epuisement des ressources, pollutions multiples, accumulation des déchets, déforestation, perturbations climatiques… Sous l’impulsion de la révolution industrielle et de la colonisation, deux siècles d’une croissance économique ininterrompue ont gravement endommagé la planète. Nous sommes la première génération, dans l’histoire, à transmettre à ses descendants un héritage moins favorable que celui qu’elle a reçu. Un chiffre significatif : au niveau mondial, nous consommons en une année, en termes d’énergie fossile, ce que la nature a accumulé en un million d’années ! A tel point qu’aujourd’hui, le vieux rêve de domestication de la nature, entretenu par la fascination de la techno-science, vient se briser sur l’écueil des limites physiques.
(Trop) lentement, la prise de conscience progresse : non seulement le délire productiviste, la consommation marchande n’engendrent pas l’épanouissement et la liberté escomptés, mais la planète est en péril. L’homme est possédé par la technique. Les promesses de bonheur s’inversent en menaces de mort. Dans les milieux autorisés, la panique s’installe : après avoir nié la pertinence des concepts de l’écologie, on a brandi la trousse à pharmacie du développement durable ; certains hasardent même à présent (encore rarement) la perspective – menaçante ? – d’une décroissance. Qu’en est-il exactement ?
L’inéluctable décroissance
Lorsqu’un ménage dépense chaque mois 130% de ses revenus, il compromet sérieusement son avenir : c’est l’aberration à laquelle nous nous livrons à l’échelle de la planète. La notion d’empreinte écologique met clairement en évidence l’impasse suicidaire dans laquelle nous nous sommes fourvoyés. Elle mesure la pression qu’exerce l’homme sur la nature. C’est un outil qui évalue la surface productive nécessaire à une population pour répondre à sa consommation de ressources et pour éliminer ses déchets.
Or selon le rapport Planète vivante 2002 du WWF, l’empreinte écologique globale de l’humanité a presque doublé au cours des trente-cinq dernières années, et dépasse sans doute aujourd’hui de près de 30% les capacités biologiques de la Terre. Nous vivons donc en "surrégime" par rapport aux ressources de la planète, c’est-à-dire en état de "dette écologique". Nous dilapidons non seulement les intérêts, mais le capital. La demande moyenne mondiale en surface approche les 2,5 ha par personne – et en hausse – (de 1 pour l’Afrique à plus de 1O pour les Etats-Unis), alors que la capacité biologique globale est de 1,9 ha – et en baisse. Vers 2050, si nous ne changions pas de cap, l’empreinte écologique dépasserait de 100% les capacités de régénération de la planète (or le rythme de croissance augmente avec la Chine et l’Inde, notamment). D’ici quelques décennies, il nous faudrait les ressources équivalant à plusieurs planètes : or nous n’en avons qu’une ! Notre mode de vie "occidental" n’est pas généralisable aujourd’hui à l’ensemble de l’humanité (les ressources totales n’y suffirait pas !) ; il le sera encore moins pour les générations futures. La décroissance n’est donc pas un choix, politique ou idéologique ; c’est une nécessité absolue.
Le capitalisme est sans issue
Puisqu’il nous faut impérativement adopter la sobriété, s’efforcer de vivre mieux avec moins, désencombrer notre espace physique et mental pour atteindre l’essentiel, la question suivante se formule donc ainsi : la société actuelle – le système capitaliste en l’occurrence – peut-elle mettre en œuvre cette décroissance incontournable ? Sinon, quel mode d’organisation sociale serait-il susceptible d’assurer le bien-être de ceux qui nous succéderont ?
Parce qu’il est fondé sur l’accumulation et la concentration du capital, le système capitaliste ne peut partager les richesses ; il "produit" donc constamment de nouveaux pauvres. Si ces nouveaux démunis ne disposaient pas de quelques miettes, ils risqueraient de se révolter. C’est précisément parce que les dirigeants ne veulent pas prendre ce risque de soulèvement social que le capitalisme est condamné à une croissance économique continue, illimitée. Or cette croissance, on l’a vu, n’est plus possible. Donc le capitalisme ne peut qu’aggraver la crise écologique. Pour surmonter ses contradictions internes, il est acculé à une fuite en avant permanente dont le prix sera payé par les générations futures.
Imaginons que la direction d’une grande entreprise décide, par un louable souci écologique, de réduire sa production : elle ne bénéficie plus d’économies d’échelle, elle augmente ses prix de vente, elle perd des parts de marchés ; elle se suicide donc économiquement. Le dilemme est cruel : croître ou disparaître. Ainsi, la nature même de la concurrence capitaliste interdit à tout entrepreneur de s’orienter vers une décroissance. Si, au contraire, toutes les filières développées par le capitalisme ont été les plus gaspilleuses en énergie et en matières premières (agriculture, transport…), c’est parce que le gaspillage, comme les inégalités sociales, en est un des moteurs essentiels.
C’est bien la raison pour laquelle les dirigeants s’acharnent à valoriser la simplicité volontaire, c’est-à-dire la capacité pour un individu de remettre en cause son mode de vie dans le sens d’une plus grande sobriété énergétique Il ne s’agit pas de nier l’intérêt, et même la nécessité, d’un changement de comportements individuels, mais ce que cherchent à faire oublier les décideurs, c’est que les principales causes des dégâts environnementaux sont les politiques menées depuis un demi-siècle par les gouvernements successifs : l’aménagement du territoire soumis à l’exigence de compétitivité internationale, à l’idéologie de la concentration liée à l’impératif industriel, le délire routier et autoroutier au détriment du rail, le triomphe de la voiture individuelle sur les transports en commun, le pétrole bon marché et le nucléaire aux dépens des économies d’énergie et des énergies renouvelables. Ce n’est pas le citoyen lambda qui peut avoir l’initiative du développement du combiné rail-route, de la remise en service des voies navigables et des petits cours d’eau, de l’extension des transports en commun, des parkings publics aux entrées des agglomérations, mais les gouvernements. Il est plus facile de culpabiliser des individus que de dénoncer des politiques aberrantes.
Seule une rupture avec le système capitaliste peut ouvrir une perspective. Dans "Pratiques de la décroissance" [1], Camille Madelain écrit : "Qu’est-ce que la décroissance par rapport au capitalisme ? Le capitalisme se définit par la croissance – l’accumulation illimitée du capital. Donc la décroissance est forcément une critique anticapitaliste. Une pratique décroissante ne peut pas viser l’accumulation. En cela, l’idée de décroissance semble irrécupérable par l’esprit du capitalisme – contrairement au développement durable par exemple, développement pouvant être synonyme de croissance." Lorsque les lois de l’économie entrent en contradiction avec celles de la biologie, ce sont les premières qu’ils faut changer, car l’homme n’a pas la capacité de modifier les secondes !
Réguler la mondialisation ?
Même si aucune société humaine n’a été écologiquement innocente, surtout depuis le néolithique, la loi du profit appliquée par les banques et les multinationales, la dynamique capitaliste sont de toute évidence les plus grands responsables de la dégradation de la planète. En vertu du principe qu’il vaut mieux prévenir que guérir, il semblerait donc logique de prôner la disparition dudit capitalisme. Et pourtant, l’appât du gain ou la soif de pouvoir, d’un côté, la servitude (volontaire ou involontaire) de l’autre, conduisent le plus grand nombre à considérer ce système comme indépassable. Le seul objectif devient alors de "réguler le marché", de l’"encadrer" de procédures institutionnelles, d’en appeler à la force publique de l’Etat. Or aucun homme politique, aucun mode de "gouvernance", aucune institution mondiale ne peut réguler le capitalisme.
L’Etat ? Notons d’abord que c’est l’Etat, par la loi, qui a légitimé la propriété privée (qui aboutit aujourd’hui au brevetage du vivant). C’est l’Etat lui-même qui a organisé le démantèlement de sa mission sociale, de sa fonction économique. Si bien qu’aujourd’hui, sur les cent entités économiques les plus importantes, il y a autant d’entreprises que d’Etats. C’est-à-dire que des chiffres d’affaires de multinationales peuvent dépasser le budget de certains Etats.
Par ailleurs, on sait qu’il existe de nombreuses carrières croisées entre le public et le privé : de hauts fonctionnaires passent dans la direction d’entreprises privées, et inversement). Et les politiciens sont trop bien élevés pour mordre la main qui les nourrit. C’est donc le capitalisme qui instrumentalise l’Etat, et non l’inverse ; les entreprises manoeuvrent pour obtenir l’appui des Etats tout en cherchant à échapper à leur domination. Qu’on en juge par les moyens dont dispose l’Etat pour aider les grandes entreprises : subventions, allègements fiscaux, quotas, droits de douane, formation et recherche assurées avec l’argent public, législation du travail sur mesure, protection des droits de propriété par les brevets, externalisation de certains coûts vers le contribuable (transport, pollution), mise en place d’infrastructures (ponts, canaux, routes, aéroports...), privatisations, prise en charge des pertes financières, mise à disposition de la police ou de l’armée dans les conflits. C’est-à-dire, chaque année, des centaines de milliards qui filent vers le privé. On peut donc affirmer que jamais les multinationales n’auraient acquis la puissance financière dont elles disposent aujourd’hui sans l’aide publique. Il reste quand même au citoyen la "démocratie participative", penseront certains, comme pour se rassurer. Or si l’on en croit le sociologue Michel Koebel [2], alors que la décentralisation devait permettre de réduire la distance entre les élus et les citoyens, le recrutement du personnel politique local et sa professionnalisation accrue éloignent toujours davantage les uns des autres. Ces nouvelles formes de démocratie ne font que reproduire le plus souvent les schémas existants. Les majorités dominent et contrôlent les délibérations ; le "verrouillage" des procédures voue les oppositions à l’impuissance.
Si ce n’est l’Etat, c’est donc l’Europe ! Voici ce qu’écrivent les auteurs de Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens [3] : "Ce sont les multinationales qui façonnent les règles du nouvel ordre mondial, en faisant triompher leurs priorités économiques et politiques grâce à l’action de leurs multiples lobbies. Par exemple, la Table Ronde des Industriels Européens (ERT) dont les 45 membres, PDG des plus importantes multinationales européennes, exercent une immense influence sur les décisions de la Commission européenne." Par la construction des autoroutes, des TGV, des aéroports internationaux – avec l’argent public et sans consultation ! – les industriels ont transformé l’Europe en un vaste réseau destiné à acheminer leurs marchandises et à transporter leurs cadres, chasseurs de contrats, avec les conséquences funestes que l’on connaît : atteintes à l’environnement, fermeture de lignes secondaires, de gares, désertification rurale accrue.
Si ce n’est l’Europe, c’est donc l’OMC ! Voici ce qu’écrit Raoul Marc Jennar, docteur en sciences politiques, dans Europe, la trahison des élites [4] : "...il n’y a pas une seule règle de l’OMC qui régule les entreprises commerciales. Toutes les règles de chacun des accords de l’OMC concernent les législations et les réglementations des Etats et de leurs collectivités territoriales." Tous les droits pour les firmes, les devoirs pour les peuples. A tel point que si un Etat voulait protéger une entreprise de taille moyenne sur son territoire, des multinationales pourraient lui intenter un procès pour entrave au commerce, à la libre concurrence !
Seule une décroissance libertaire…
Chacun sait ce que signifierait une tentative de décroissance dans la société actuelle, c’est-à-dire une société profondément inégalitaire : aggravation du chômage, accentuation des inégalités sociales, récession, chaos… sans même résoudre les problèmes écologiques. Des restrictions imposées aux plus vulnérables, des mesures draconiennes accablant le bas peuple... sans réduire le luxe des classes privilégiées.
Seule une décroissance en société libertaire peut à la fois permettre la résolution des problèmes écologiques et l’émancipation de l’homme. C’est-à-dire une décroissance maîtrisée par la population. La première caractéristique est la localisation de l’économie. Il n’est plus possible que, chaque jour, des dizaines de milliers de tonnes de marchandises soient acheminées sur des dizaines de milliers de kilomètres ; le commerce mondial va nécessairement se contracter. Or il n’est absolument pas dans l’intérêt des multinationales de revenir à des échanges locaux ou régionaux alors qu’elles ont, au contraire, favorisé la mondialisation des échanges. Le capitalisme, on le sait, ne peut se concevoir qu’à grande échelle.
La seule localisation de l’économie qui soit viable est donc celle qui s’appuierait sur une autogestion généralisée de la société. En effet, augmenter les volumes de production n’est intéressant que pour des entreprises privées, puisque les profits augmentent proportionnellement. Produire plus, c’est travailler plus. Or la moitié de ce qu’on produit est inutile ou nocif, voire dangereux. Une population qui aurait, par l’autogestion généralisée, la maîtrise de la production, n’aurait aucun intérêt à entretenir le gaspillage sur lequel est fondé le capitalisme, aucun intérêt à fabriquer des produits agricoles qui arrivent directement à la décharge, des biens peu durables, non réparables, des produits toxiques, des gadgets, du jetable ou des armements (ce qui est le summum du jetable).
Entre travailler huit heures par jour pour s’aliéner, s’intoxiquer et s’autodétruire, et travailler quatre heures par jour pour fabriquer des biens socialement utiles, et pour recréer de la solidarité, de la convivialité, personne ne devrait hésiter à choisir la deuxième solution. La boulimie de biens matériels, le délire consumériste dans lequel nous sommes plongés ne sont qu’une misérable mécanique compensatoire à nos frustrations, à notre mal-être.
L’urgence
Il faut comprendre que le réformisme, le parlementarisme ne portent pas le moindre germe de solution à la grave crise de civilisation que nous traversons, que taxer le capital ou instaurer quelque instance mondiale ne constitue que des fuites en avant. La continuité fait office de bombe à retardement. Alors qu’ils avaient prétendu "faire de la politique autrement", les Verts n’ont cessé d’avaler des couleuvres dans les coulisses des ministères : du nucléaire à la politique de l’eau, en passant par Natura 2000, la chasse et l’Erika. Parce que les Verts ont sabordé la cause écologiste qu’ils assuraient défendre, leur échec constitue aujourd’hui le meilleur argument des anarchistes : il n’y a rien à attendre de la mascarade électorale et de la participation aux structures de l’Etat. Le pouvoir est corrompu, mais surtout corrupteur.
L’urgence est aujourd’hui de réduire sensiblement l’empreinte écologique (environ 30%, ce qui représente un effort assez considérable, compte tenu de l’accroissement démographique prévisible), c’est-à-dire de ralentir le cycle production-consommation jusqu’à respecter les capacités de régénération de la planète, et donc de sortir du capitalisme. Un devoir de révolte. A la fois, transformer les mentalités et les structures. Combattre, dans le même temps, le silence des pantoufles et le bruit des bottes. "Décoloniser notre imaginaire" de la consommation qui nous rend prisonniers consentants d’un système dont nous avons intériorisé la logique, qui nous conduit à adhérer à notre propre avilissement ; changer sans complaisance nos rapports au travail au loisir, à la nature, à l’énergie, à l’argent, à la propriété, élaborer un nouvel art de vivre.
Mais aussi, et surtout, réinvestir le terrain perdu de la lutte des classes, parce que, sous le prétexte de la multiplicité des expériences alternatives qui se développent un peu partout, de la contre-offensive populaire plus ou moins spontanée, de la résistance créative, de l’action ici et maintenant, il serait dangereux de sous-estimer l’efficacité du pouvoir et de méconnaître le cynisme de ceux qui l’exercent ; parce que tant qu’il demeurera en place, le système capitaliste imposera sa loi ; sa version "humaine" n’a jamais existé, elle n’existera jamais. On ne régule pas sa logique : on s’y soumet ou on la casse. Contre les reniements, les compromissions ou la démagogie et les ambitions démesurées de la gauche caviar et de l’extrême-gauche, contre tous les catalogues de voeux pieux qui s’éditent actuellement, et qui supposent que le capitalisme va faire le contraire de ce pourquoi il est conçu, seul le projet anarchiste – qui n’est pas un modèle "clé en mains" mais un ensemble de principes, faut-il le rappeler – fondé sur la "grève générale expropriatrice et autogestionnaire" peut ouvrir une perspective aussi prometteuse (même si ce moyen n’est effectivement pas le seul angle d’attaque). Il nous appartient de nous approprier la politique, c’est-à-dire la "gestion de la cité" : mandats impératifs, révocabilité des élus, assemblée générale souveraine.
Philosophe latin, Sénèque disait : "Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles qu’on n’ose pas, c’est parce qu’on n’ose pas qu’elles sont difficiles. " En Espagne, en 1936, les ouvriers ont osé se dresser debout et secouer le joug de l’oppression étatique et capitaliste. En peu de temps, des millions de travailleurs organisent une société nouvelle, prennent leurs affaires en main, autogèrent les usines et les champs, collectivisent les moyens de production, gèrent les coopératives, mettent en oeuvre l’entraide, l’égalisation des rémunérations. Bref, démontrent que ni le patronat ni l’Etat, structures parasitaires par excellence, ne sont indispensables au fonctionnement de la société. La seule chance de limiter les besoins dans un monde fini, c’est que les populations les définissent elles-mêmes.
Jean-Pierre Tertrais
Jean-Pierre Tertrais, Du développement à la décroissance. De la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire du capitalisme, Editions du Monde libertaire, juin 2007
[1] Camille Madelain, "Pratiques de la décroissance", Itinéraires Notes et travaux, nº 76, Genève, Institut universitaire d’études du développement, 2005
[2] Michel Koebel, Le Pouvoir local ou la démocratie improbable, Broissieux, Éditions du Croquant, 2006
[3] Observatoire de l’Europe industrielle, Europe inc. Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens, Agone, 2000
[4] Raoul Marc Jennar, Europe, la trahison des élites, Fayard, 2004