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L’entreprise DCB : un capital symbolique diversifié
mai 2000, par
Toute entreprise politique, en particulier en période électorale, est soumise à des contraintes portant sur les formes d’identification et de qualification dont elle est l’objet. L’arrivée (présentée comme un "retour") de Daniel Cohn-Bendit dans le champ politique français a ainsi, par exemple, été immédiatement le lieu d’une lutte pour la définition de la personnalité publique du personnage, de son positionnement politique, économique, de son rapport à l’écologie politique, au mouvement des Verts français et européens, etc. La stratégie de Daniel Cohn-Bendit peut ainsi être décrite comme une tentative pour tirer le meilleur profit politique des opérations successives de marquage -et de démarquage- opérées par le monde politique et médiatique, en accréditant telle image préalable et politiquement rentable (celle du leader libertaire de Mai 68) tout en atténuant telle autre (celle de l’idéologue néolibéral), pourtant beaucoup plus fondée mais qu’il s’avère finalement difficile d’assumer explicitement.
L’une des ressources dont disposent les agents politiques est la mobilisation d’un capital symbolique extérieur au champ politique, qui permet de révéler l’étendu du soutien et, plus largement, la valeur sociale du candidat. Ces ressources sont aussi la forme la plus objectivée de ce qu’est socialement un candidat (ses "réseaux", ses alliances, ses affinités, etc.) De ce point de vue, l’entreprise DCB est en quelque sorte révélée par la nature des soutiens qu’il a suscité durant la campagne électorale de 1999. Son premier moteur est en effet la valorisation d’un capital symbolique concentré dans les champs de production culturelle, et plus précisément dans une fraction de du champ artistique dont le "projet créateur" s’est formé autour de Mai 68 : littérature, bande dessinée, photographie, etc. La composition des participants au Numéro Unique. L’Europe, nos désirs, nos débats, nos choix illustre assez bien le poids de ces différents champs : près d’un tiers d’écrivains (29%), un sixième de dessinateurs, plasticiens et photographes (18%), les autres participants se répartissant de façon plus égale entre le journalisme, les universités de sciences humaines (7% chacun), l’édition (6%), le cinéma (5%), la musique (3%)… La faible participation des universitaires et chercheurs, notamment scientifiques, confirme le poids limité de l’enseignement et de la recherche dans la représentation de la "culture" et de l’ "Europe culturelle" qui est l’objet de ce numéro unique. A l’opposé, la présence des journalistes, des représentants de l’édition et de plusieurs intellectuels médiatiques témoigne de la recherche d’une double légitimité, du côté des créateurs consacrés et du côté des responsables artistico-intellectuels, des diffuseurs culturels et intellectuels.
Le deuxième type de capital symbolique mobilisé est plus directement "politique" : il est surtout représenté par un ensemble d’agents à forte visibilité politico-médiatique, qui vont donner à l’entreprise DCB sa deuxième grande caractéristique : elle apparaît comme le lieu d’un travail de reclassement "à gauche" d’une partie des intellectuels médiatiques que la crise de novembre-décembre 1995 et l’apparition d’une contestation radicale ont déplacé très loin vers la droite. Le cas exemplaire est bien sûr Philippe Sollers, qui, après avoir soutenu Edouard Balladur et très mal vécu la publication d’un petit texte de Pierre Bourdieu ("Sollers tel quel"), se venge en disqualifiant ce qu’il estime être un front des "opposants" à DCB comme expression de la "France moisie". Là encore, le positionnement se réduit pratiquement à l’affirmation, d’ailleurs très proche par son fonctionnement symbolique de l’insulte raciste, d’une identité et d’une distance de classe : DCB est du côté de l’ouverture au monde là où tous ses opposants sont du côté de la fermeture, du futur contre le passé, de la pureté contre la moisissure, etc. Le soutien à DCB réactive des schèmes classificatoires ethnocentriques inscrits dans les inconscients sociaux qui étaient devenus omniprésents en décembre 1995 et ont été depuis fortement contestés, notamment par l’apparition d’un mouvement de critique intellectuel, culturel et militant international qu’il devient de plus en plus difficile de réduire au prétendu "repli sur soi". Il réaffirme la valeur d’un capital économique et culturel qui n’est pas circonscrit aux limites d’un espace national. Il s’agit en même temps d’inverser le classement comme "conservateur" qui fait apparemment "souffrir" les professionnels de la révolution de salon.
Le même type d’analyse permet d’expliquer la forte représentation d’une fraction des intellectuels, proches de la Fondation Saint-Simon, associés médiatiquement à la notion de "deuxième gauche", qui avaient soutenu Nicole Notat en décembre 1995 : en particulier Alain Touraine et Joël Roman (de la revue Esprit, lié à la CFDT, coauteur de la première mouture de l’ "appel pour une réforme de fond de la sécurité sociale"). Il rend compte aussi du rapprochement, conjoncturel mais significatif, de certains "nouveaux philosophes", comme André Glucksmann, qui écrit dans le numéro unique, ou d’écrivains médiatiques comme Romain Goupil : partisans d’une intervention militaire contre la Serbie, ils voient dans les positions de DCB une cause qui mérite d’être soutenue avec la légitimité de "la gauche". Ces deux fractions, en réalité très proches, et toutes deux également proches des pouvoirs économiques et médiatiques (notamment dans le secteur de l’édition) contribuent à donner au capital symbolique mobilisé par DCB une forte composante néo-libérale, même si elle est dégriffée sous les catégories "libéral-libertaire" ou "social-libéral". Les plus proches de l’héritage soixante-huitard "anti-capitaliste" (libertaires et écologistes) sont présents dans l’espace de la mouvance Cohn-Bendit, ne serait-ce qu’à travers le soutien d’une partie de la rédaction de Charlie-Hebdo, mais minoritaires et très imprégnés du discours des deux fractions précédentes. On retrouve en particulier chez eux la critique de la "première gauche", toujours définie implicitement comme "nationaliste", "étatiste", "productiviste" et le rejet des réticences à l’ouverture culturelle, associée implicitement à l’ouverture économique.