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Que ma joie demeure

juin 2002, par Jean Giono

Ils entrèrent à l’étable. Puis, au bout d’un moment on les entendit
longer la maison et cet homme parlait, mais on ne put comprendre qu’un
seul mot : triste. Ils arrivèrent devant la porte et ils raclèrent leurs
souliers.

– Et au printemps c’est pareil, dit Jourdan.
– Mais, dit l’homme, au moment où Jourdan ouvrit la porte, vous avez des amandiers, ça doit fleurir.
– Ca fleurit blanc, dit Jourdan. Le plateau est tout planté damandiers blancs. Ça désespère.- Bonjour, madame, dit l’homme.
Il y a des maçons d’ombres qui ne se soucient pas de bâtir des
maisons, mais qui construisent de grands pays mieux que le monde.
– Bonjour, monsieur, dit Marthe, et elle se dit : "Il a pensé aux
amandiers".
La terre tout autour était déjà un peu changée.
– Plantez-en des rouges, dit l’homme.
Mais il posa sa main sur le bras de Jourdan.
– Je vois quelque chose, dit-il.
Marthe arrêta son geste vers la débéloire.
– Il n’y a pas de haies, dit-il.
– Pardon ? demanda Jourdan.
– Il faut planter des aubépines, dit l’homme. Des haies
d’aubépines autour des maisons, et des bosquets d’aubépines à
l’angle des champs. C’est très utile.
Jourdan n’avait pas compris et Marthe était immobile. L’homme
les regarda un peu longuement l’un et l’autre puis il se passa
la langue sur les lèvres pour les mouiller, comme un qui veut
siffler et donner la note juste.
– Vous avez peut-être un peu trop employé la terre de borne à
borne. L’homme fait bien, je ne dis pas le contraire, mais le
monde ne fait pas mal, remarquez.
Il dressa son doigt en l’air.
– Il faudrait de l’aubépine, des haies, border les champs, non
pas pour la barrière, mais vous prenez trop de terre pour le
labour. Laissez-en un peu pour le reste. C’est assez
difficile à faire comprendre, hé ?
Jourdan se frottait les joues.
– J’écoute, dit-il.
– Voilà, dit l’homme, que l’aubépine est inutile et puis
qu’avec son ombre, tu me diras, elle mange d’un côté le
bon des graines et que de l’autre côté, côté soleil, elle
mange aussi le bon des graines avec son abri. Car, l’abri
de l’aubépine est sec et souple et c’est beaucoup aimé par
un tas de bêtes fouineuses, je sais. Mais, justement, ça
serait trop long à dire. Une chose seulement, pour te
faire comprendre. Si tu comprends ça, tu comprends tout.
Avec de l’aubépine il y a des oiseaux. Ah !
Il eut l’air d’avoir marqué dans sa pensée un point très
important.
Jourdan s’était caché toute la bouche avec sa grosse main.
Et il regardait Marthe du coin de l’œil. Marthe se tourna
pour faire face aux deux hommes. Dans une main, elle
tenait la petite cuiller et dans l’autre main le couvercle
de la débéloire. Mais, ça ne la gênait pas. Elle venait de
voir quelque chose.
– Jourdan, dit-elle, souviens-toi.
L’homme dressa son doigt comme tout à l’heure et il se
lécha encore les lèvres, mais il ne siffla pas.
– La Belline, dit-elle, la ferme qu’on avait au Patis des
Vergnes, en Bellossay. Tu te souviens ? Cette haie qui
allait des soues à la mare : c’étaient des aubépines. On
ne s’est jamais ennuyé.
– On était jeunes, dit Jourdan.
Il parlait dans sa main. Il luttait contre son plaisir.
Il se disait : pas trop vite, pas trop vite. Il avait
envie de s’asseoir et de dire : voilà ! comme un qui est
arrivé à sa dernière chaise.
Il comprenait tout, presque.
– Qu’est-ce que c’est, jeune ? dit l’homme.
– Pardon ? demanda Jourdan.
– Oui, je dis "jeune", qu’est-ce que c’est ?
– On était fort, quoi, souple, jeune, quoi !
– Moins de sous ?
– Oui.
– Moins savant ?
– Oui.
– Moins le désir de labourer jusqu’à la limite ?
– Peut-être, dit Jourdan.
– Oui, dit Marthe.
– Moins sévère ?
– Oui, dit Jourdan.
– Oui, dit Marthe.
– Buvons le café, dit l’homme.
On ne pouvait plus guère dire. Dans son fond, Jourdan
pensait : c’est lui, c’est sûrement lui. Chaque fois que
cet homme parlait on avait besoin de silence après. Le
bruit du bol contre le bois, rien que ça faisait un peu
mal. On avait besoin que tout soit calme, comme si un
bel oiseau allait senvoler et quon attende en retenant
son souffle.


Bernard Grasset, 1935