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Pour faire évoluer les institutions : féminisme ou féminisation ?

mardi 14 octobre 2008, par Bertram Dhellemmes

Retrouver le chapeau !

Au départ de cet article, une interview de Dominique Voynet pendant la campagne présidentielle de 2007. Sincèrement ou stratégiquement, elle évoque sa vie en dehors de son activité politique et insiste sur le fait que tous les jours, elle consacre à sa famille le temps qu’elle estime nécessaire, et qu’elle ne considère pas que ses responsabilités publiques l’exonèrent de ses responsabilités privées – notamment d’une présence indispensable auprès de ses enfants (inutile de s’étendre sur le fait bien connu mais jamais remis en cause qu’on ne demande jamais aux hommes politiques comment ils concilient vie publique et vie privée, pas plus que l’on n’épilogue sur la marque de leurs tristes costumes).
Puis Mme Voynet pointe très justement que dans une société où l’on demande encore et toujours aux femmes d’être en charge de l’espace domestique et de la famille, l’organisation même du débat politique leur interdit d’y accéder, ou pour ce faire leur demande de faire un choix que l’on ne demande jamais de faire aux hommes ; elle donne en exemple ces réunions interminables de négociations sociales ou politiques, auxquelles les hommes peuvent consacrer des nuits entières, quand les femmes sont à la maison avec les enfants.
A partir de cette réflexion, comment considérer la nomination ces dernières années de femmes à des postes ministériels de prestige (Intérieur, Défense, Justice…), et ce dans des gouvernements de droite, ou la candidature aux plus hautes responsabilités de femmes à une place éligible – comme ce fut le cas pour Ségolène Royal l’année dernière ? Sont-ce là des signes forts d’une victoire, d’une émancipation, d’une intégration au monde politique des femmes ? Est-ce l’accomplissement d’un combat féministe qui aurait rempli son rôle historique et pourrait en rester là ? Ou est-ce un simple épiphénomène, pire, une illusion fallacieuse, l’arbre de Noël masquant la sombre forêt ?

Il faut bien admettre que quelque soit la présence croissante des femmes dans la sphère politique, le pouvoir politique reste, dans sa conception même, ancré dans une logique patriarcale, et que la république et la démocratie, qui se veulent l’acmé de la civilisation, ont hérité avec l’Etat régalien de principes d’un archaïsme ténébreux. Comme n’importe quel despote antique et/ou "oriental", comme n’importe quel dictateur, le pouvoir démocratique juge, emprisonne, impose, attaque et s’autoglorifie… Non pas que le pouvoir soit mauvais parce que patriarcal, et qu’un pouvoir matriarcal soit une alternative bénéfique – ce genre de discours serait non seulement faux et utopiste, mais inutile parce qu’utopiste, car une fois ce genre de constat établi, il n’y a plus rien à faire qu’à espérer qu’en mille générations à venir le cours de l’histoire humaine puisse s’inverser. Restons dans le champ du politique pour réfléchir à des propositions concrètes et immédiates de changement.

Le pouvoir archaïque se vit encore comme une entreprise virile et héroïque. Le héros platonicien sort de la masse, subjugue les foules, défait ses adversaires. Les institutions démocratiques elles-mêmes lui donnent une arène où il peut lutter contre tous et accéder au sommet. Sa logique est martiale, sa victoire mérite récompense et le pouvoir est cette récompense : Nicolas Sarkozy est la personnification caricaturale de cette logique. L’héroïsme politique est aussi dans ces réunions que dénonce Dominique Voynet, durant lesquelles l’épuisement physique pèse autant que le fond rationnel d’un argumentaire. La femme politique décidant de se mêler de la chose publique doit elle aussi sacrifier au combat électoral – sans parler du combat qu’elle doit souvent mener contre son propre camp pour avoir la possibilité d’exister face à la vieille garde machiste de son parti...
Pas question ici encore de voir dans l’agôn une simple vertu patriarcale en opposition à quelque essence féminine faite de douceur et de conciliation. Mais il faut admettre l’absence d’alternative à l’accès, et l’exercice du pouvoir politique en démocratie basé plus ou moins sur le même principe que le duel à coups de massues, et arrivant sensiblement au même résultat : le vainqueur est extrait de la réalité sociale et devient un prince de la république. Par les honneurs et les services qui lui sont octroyés, il est acquis qu’il n’a plus à se soumettre aux contraintes du quotidien – et en particulier à tout ce qui est du domaine réservé féminin : le domestique et le familial.
Et les femmes politiques face à cet état de fait n’ont guère d’autres possibilités que de déléguer leurs tâches domestiques à d’autres femmes (voir l’article de Sandrine Rousseau et François-Xavier Devetter dans ce dossier) et/ou de clamer leur traditionnel sacrifice de genre : abandonner leur famille au bénéfice de leur carrière, ou abandonner leur carrière au bénéfice de leur famille – ou le plus souvent les deux à la fois (encore un dilemme auquel les hommes ne semblent bizarrement jamais astreints – serait-ce que les figures patriarcales qui nous gouvernent seraient essentiellement de mauvais pères ?). Ces femmes politiques de tous bords se retrouvent à devoir sans arrêt se revendiquer d’une masculinité qui leur permet d’assurer leur rôle dans le pouvoir patriarcal et d’une féminité caricaturale pour ne pas exercer la "menace" de l’ambivalence. Elles en arrivent à "hystériser" (ce mot n’est pas à entendre dans un sens féminin, bien entendu) les genres, au lieu de permettre d’arriver à une politique indifférente aux genres – comme on demande à la démocratie d’être indifférente aux origines, aux classes, aux opinions : cela est censé être un fondement civilisationnel, que tous soyons tous "libres et égaux en droit".
La femme surjouée – la vierge mère version Ségolène Royal, l’hystérique frivole version Rachida Dati, la bigote émotive version Christine Boutin – se met d’autant plus totalement au service du pouvoir patriarcal qu’elle est dans sa logique même de différenciation et de confusion du sexe et du genre. Elle accepte le fameux double sacrifice sur l’autel du pouvoir archaïque pour accéder aux responsabilités qui la retrancheront de la vie courante.

Envisager le système patriarcal – le nôtre devenu "soft" en tout cas – comme une oppression violente des hommes sur les femmes est presque optimiste : cela voudrait dire qu’une révolte ou une révolution pourraient déboucher sur une libération. Mais cette oppression est si totalement intériorisée par les femmes, autant que par les hommes, que les femmes sont aux premiers rangs pour lui permettre de se reproduire. Il faut admettre par exemple que dans le même temps – les quarante dernières années – que les femmes ont lutté pas à pas pour réduite les inégalités dont elles étaient victimes, les professions de l’éducation se sont extrêmement féminisées ; on aurait pu s’attendre à ce que les deux phénomènes entrent en résonance et qu’il en résulte une accélération des changements, et des remises en question profondes, au bénéfice d’une plus grande mixité pour toute la génération post-soixante huit. Mais ce n’est pas le cas, les femmes restent globalement interdites de responsabilités, et tous les contre-exemples que l’on pourra citer restent des exceptions et des pourcentages minoritaires (voir les chiffres de représentation aux assemblées, dans les ministères, les directions d’administrations, institutions, entreprises, etc. (1)).

Revenons-en à l’écologie, et à un de ses principaux apports à la pensée et à l’action politique actuelles : questionner et remettre en question tous les modèles sociétaux pour pouvoir les repenser de façon rationnelle et complexe, et après analyse des effets de plus d’un siècle de bouleversements politiques, économiques et technologiques, en incluant désormais le long terme, la cascade des effets secondaires, les données non-quantifiables tel que le bonheur des individus, la qualité de la vie, la préservation des écosystèmes, etc. Ce travail – évolution logique du combat progressiste – s’est fondé dans l’examen critique de l’appropriation et l’exploitation des ressources, des retombées environnementales, sociétales et humaines de la production et de la consommation, et nous amène maintenant à utiliser de nouveaux outils intellectuels et politiques pour modifier une société nous démontrant jour après jours les preuves de sa faillite. Il est donc majeur pour les écologistes de s’attaquer à des choses aussi essentielles que les rapports de domination culturels et institutionnels, et notamment à celui qui fonde vraisemblablement la "non-pensée" inégalitaire dans sa défiance envers l’autre : le sexisme.
Et comme il s’agit de politique, quittons les sphères exclusivement analytiques pour réfléchir à des façons concrètes pour influer sur les états de fait présentés ci-dessus. Tout d’abord, un petit retour rapide sur l’histoire nous permet de nous rappeler que jamais un exploiteur ou un oppresseur n’abandonne spontanément sa position dominante et ses privilèges –au nom ni de la morale, ni de l’efficacité. La situation présente nous montre bien d’ailleurs que, même en ayant dû céder à un moment sous la pression politique, sociale ou révolutionnaire, les adeptes du darwinisme social chercheront par un moyen ou un autre à provoquer un retour de balancier propre à rétablir leur monde dans son état antérieur, celui de leur domination. Ceux qui aujourd’hui se targuent de vouloir éliminer les effets de 1968 semblent bien avoir en tête de remonter jusqu’en 1946, 1936, 1905, voire 1848 ! Il serait donc tout à fait angélique de se contenter d’un discours prônant la patience, la confiance dans l’évolution inévitable et progressive des mentalités : la rupture ne peut être qu’"autoritaire" – par exemple de part l’autorité de la loi – et contraignante. Ce ne sera pas simple : presque dix après la mise en place de la loi sur la parité hommes/femmes sur les listes électorales, les partis dits "de gouvernement" préfèrent encore perdre une importante partie de leur financement public que de la respecter (2).

Mais on ne peut pas modifier les mentalités par la loi. On ne peut pas obliger les femmes exclues des cercles du pouvoir et de la gestion des affaires publiques depuis des siècles à remettre en question des fonctionnements immémoriaux pour se mêler brusquement de politique, en sachant les obstacles auxquels elles seront confrontées. On ne peut pas attendre des hommes qu’ils intègrent la vie familiale et domestique dans leur fonctionnement et leurs valeurs, quand tous nos modèles de représentation culturels, intellectuels, affectifs continuent à promouvoir le contraire – et les amènent à considérer qu’ils perdraient leurs privilèges, voire mettraient ce faisant "leur sexualité en danger"… Et de toute façon les habitudes institutionnelles ne le permettent pas. Mais on pourrait faire des choses très simples pour bousculer des schémas échappant à l’argumentaire logique que demande leur réforme : par exemple fermer les ministères et les assemblées à 17h pour que les heureux pères puissent aller chercher les enfants à l’école. On ne pourra pas les obliger par force de loi, bien sûr, mais à la longue pourquoi ne le feraient-ils pas ?
On pourrait aussi facilement restreindre les privilèges – notamment financiers – inhérents aux fonctions électives, tout en en allégeant les charges. Ce serait une mesure très populaire : non seulement cela ferait faire à l’état une partie de ces économies qui servent actuellement de prétexte à la destruction des services publics, mais cela opérerait une sélection intéressante des ambitions politiques et amènerait vraisemblablement à un nouveau réalisme des élus. L’espace créé dans ce nouveau paysage politique ferait de la place aux femmes, par défaut au départ, par habitude par la suite. Cela ne remettrait en cause ni la démocratie, ni la république, et personne ne pourrait appeler à défendre la nation en danger ; un ministre bien inspiré, voire un peu démagogue, un parlement frondeur en période de crise, pourraient faire passer ce genre de mesures…
Ces exemples – certes un peu sommaires et optimistes – servent avant tout à ranimer le sentiment que ces choses sont de l’ordre du possible, que ni l’écologie ni le féminisme ne sont des utopies sans actualisation possible, que ce qui demande des changements profonds de mentalité n’a pas vocation à être repoussé aux calendes grecques pour cause de difficulté – au contraire. C’est bien le rôle des politiques de rendre cela possible, dans le cadre des institutions des évolutions sociétales. C’est aussi par la mise en place de règles contrôlant la production et la pollution que le combat écologiste permettra de modifier le fonctionnement délétère de toute une société. Quant aux chantres du libéralisme, qui bêlent les louanges de la dérégulation et hurlent à l’oppression quand les lois ne vont pas dans le sens du soutien inconditionnel à la "main invisible du marché", ils ne sauront nous faire oublier que les règles – invisibles donc – de leur "ordre naturel" sont aussi artificielles que les autres, que les droits de propriété – matérielle, industrielle, aussi bien que intellectuelle – ne sont aussi que des consensus sociaux, que les Etats, les polices, les armées, les tribunaux qui garantissent leur pouvoir économique n’ont de légitimité – quand ils en ont – et de pouvoir que du même consensus social, et que tout cela ne fonctionne que sous la contrainte de lois innombrables et à grand renfort de propagande, de menaces et de guerres périphériques.

Une fois les changements nécessaires effectifs, les lois et règles superflues pourront – espérons-le – tomber en désuétude – mais aucune évolution significative ne fera l’économie d’une action politique radicale et velléitaire. La classe politique d’aujourd’hui portera face à l’histoire la même responsabilité si elle n’amorce pas et ne conduit pas à son terme le virage d’une révision sociétale profonde, réformant dans une même logique et selon les mêmes procédures les institutions des pouvoirs économiques, industriels et politiques à la lumière de l’écologie et du féminisme.

Bertram Dhellemmes

Notes

(1) "Les femmes représentent moins de 25 % des cadres du secteur privé et 12,3 % des emplois supérieurs de la fonction publique, […] [elles] détiennent moins de 8 % des mandats d’administrateurs des sociétés du CAC 40. Au 13 juin 2008, six d’entre elles – dont Cap Gemini, EADS, Danone et Veolia environnement – affichaient des conseils d’administration exclusivement masculins. " Observatoire de la parité, cité par Le Monde du 7 juillet 2008.
(2) Lors des élections législatives de 2002, l’UMP présente 19,7 % de femmes, ce qui lui vaut une diminution de 30,4 % de sa dotation en 2004, soit 4,264 millions d’euros. L’UDF présente 19,9 % de candidates, ce qui lui vaut une pénalité de 30 %, soit 667 075 euros. Le PS et le PRG (dont l’association de financement est commune) présentent 34,6 % de candidates et ont donc perdu 1,651 million (15,4 %).