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De la crise des subprimes à la crise globale
par Jérôme Gleizes
mercredi 21 mai 2008, par
PROFESSEUR D’ÉCONOMIE ET CO-FONDATEUR D’ECOREV’, JÉRÔME GLEIZES ANALYSE DANS CE TEXTE LA
SIMULTANÉITÉ DES CRISES FINANCIÈRE, ÉCONOMIQUE ET ÉCOLOGIQUE QUI SECOUENT NOS SOCIÉTÉS. LEUR
CONJONCTION ET LEUR AMPLEUR RENDENT URGENT L’INVENTION D’UN NOUVEAU MODÈLE PRODUCTIF,
D’UNE TRANSFORMATION SOCIALE ET ÉCOLOGIQUE SANS PRÉCÉDENT. LA SORTIE DU CAPITALISME AURAIT-ELLE
COMMENCÉE ?
Hausse record du prix du baril du pétrole
(112,21 dollars le 9 avril), du prix de denrées
alimentaires comme le blé qui vient de
dépasser les 460 dollars la tonne, le riz
dont le prix de référence, celui de la
Thaïlande, premier exportateur mondial de
riz, a augmenté de 30% entre décembre et
février, pour atteindre 464 dollars la tonne
en moyenne, dépréciation continue du dollar
vis-à-vis de l’euro (record le 10 avril à
1,5913) mais aussi vis-à-vis d’autres monnaies,
record du prix de l’or avec 1 032,70
dollars l’once le 17 mars à New-York, record
pour le cuivre (8 820 dollars la tonne atteint
le 6 mars), l’étain (20 950 dollars la tonne
le 18 mars), les records se multiplient et les
mauvaises nouvelles financières s’accumulent
: baisse des bourses mondiales, nationalisation
de la banque anglaise Northern
Rock, rachat bradé de la cinquième banque
d’affaire américaine Bear Stearns, quasifaillite
du hedge fund Carlyle qui a perdu 80
% de sa valeur... Cette crise, ou plutôt cette
accumulation de crises fait craindre un
retour à la crise de 1929. Mais à ces évènements
économiques et financiers
extrêmes, il faut en ajouter d’autres, accréditant
la thèse défendue par André Gorz,
dans le précédent numéro d’EcoRev’, de la
sortie commencée du capitalisme. Nous
avons une conjonction de la crise financière
et économique mais aussi écologique
: détachement d’un bloc de 414 km2 du plateau
de Wilkins, le plus étendu de
l’Antarctique, révision pessimiste des scénarios
du GIEC (augmentation de la concentration
de CO2 dans l’atmosphère et de la
température), sécheresses en Espagne obligeant
l’importation d’eau de France, augmentation
du nombre d’espèces menacées
par l’Union mondiale pour la nature (16
306 menacées d’extinction contre 16 118
l’an dernier)... Tous ces évènements apparemment
singuliers s’inscrivent dans des
temporalités différentes, non forcement
liées causalement mais leur conjonction est
dangereuse car elle amplifie les différentes
crises.
Après avoir présenté l’élément révélateur
de la crise, la faillite du marché des subprimes
et les mécanismes de contagion,
nous verrons que la persistance de la crise
financière révèle un crise de régulation économique
bien plus profonde, elle même
amplifiée par des crises écologiques qui
remettent en cause les fondements de
notre système productif mais aussi ceux
de la société. Cela pose une question politique
majeure, exprimée par André Gorz
dans son dernier article par ailleurs très
clairvoyant sur le devenir de nos sociétés :
"La sortie du capitalisme aura donc lieu
d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare.
La question porte seulement sur la
forme que cette sortie prendra et sur la
cadence à laquelle elle va s’opérer."
Au commencement était
la crise des subprimes...
Le marché des subprimes, sous marché
du marché hypothécaire des États-Unis
d’Amérique, visait à permettre aux
ménages défavorisés un accès à la propriété
immobilière. Ces prêts immobiliers
à taux variables, gagés sur la valeur de
l’acquisition immobilière (l’hypothèque)
présentaient un risque important d’insolvabilité
(non remboursement des dettes)
mais les banques pouvaient saisir les maisons
hypothéquées. Le retournement de la
croissance américaine, la hausse des taux
d’intérêt et de la précarité des ménages
concernés ont provoqué de nombreux
défauts de paiement et une insolvabilité
des débiteurs... puis par ricochet un besoin
de refinancement des banques détenant
ces créances ou ces titres (un besoin de
liquidités pour faire face aux retraits monétaires
des agents non financiers).
Mais ces créances avaient été titrisées,
transformées en titres financiers, pour
mutualiser les risques tout en préservant
des rendements élevés pour les institutions
financières, en particulier les hedge
funds. La complexification des marchés
financiers a provoqué une diffusion du
risque jusqu’à devenir un risque systémique
par contagion à d’autres segments
de marchés financiers (action, obligation,
devises...) et d’autres pays. Cette dilution
des créances a, au lieu de mutualiser les
risques, provoqué une augmentation de
l’incertitude et paralysé les acteurs financiers
et le refinancement interbancaire. Un
premier cas de panique bancaire a même
eu lieu en Angleterre (incapacité de
répondre à un retrait massif de monnaie
par les agents non financiers), dans la
Northern Rock, huitième banque anglaise
pourtant non engagée sur le marché des
subprimes mais uniquement sur celui du
marché hypothécaire anglais au 5e rang.
Cette banque solvable a du faire face à un
problème de liquidité. Les banques centrales
ont du alors jouer leur rôle de prêteur
de dernier ressort et de garant de la viabilité
du système bancaire en intervenant sur
les marchés monétaires. Mais depuis le
déclenchement de la crise au mois d’août
2007, les dépréciation d’actif s’accumulent
: Goldman Sachs pour 1,5 milliard de
dollars, Merrill Lynch, 8,4 milliards de dollars,
Citigroup, 5,9 milliards de dollars, UBS,
11 milliards de francs suisses... Et la dernière
mauvaise nouvelle de la série en
cours : malgré la prise en pension de 30
milliards de créances subprimes par la
Réserve fédérale américaine c’est la quasi
faillite de la Bear Stearns. La crise de liquidité
devient une crise de solvabilité.
L’insolvabilité initiale des ménages américains
est en train de contaminer le secteur
bancaire et financier, c’est-à-dire que la
valeur du patrimoine et le niveau de revenu
des agents sont insuffisants pour faire face
au volume des dettes et à leurs échéances
de remboursement. Et aujourd’hui, pour la
première fois depuis 1929, la Réserve fédérale
américaine a refinancé Bear Stearns
pour des créances peu solvables, ce qui in
fine signifie qu’elle risque d’effacer des
dettes. A ce jour, le FMI a évalué le coût de
la crise à 945 milliards de dollars dont 565 pour les emprunts hypothécaires américains
et les instruments financiers associés, 240
pour les produits dérivés du marché immobilier
commercial, 120 pour les prêts aux
entreprises et 20 pour les prêts à la
consommation.
II ...aggravée par une crise de régulation
économique...
Cette crise financière se surajoute et alimente
une crise de régulation économique.
Le régime fordien de croissance d’après
guerre est en crise depuis la fin des années
60 et n’a pu se poursuivre que par le financement
par crédit de la première puissance
économique mondiale, les États-Unis, devenue
locomotive de la croissance mondiale
(28 % du PIB mondial). Or, aujourd’hui, la
dette américaine à la fois privée et publique
devient insoutenable avec plus de 12 250
milliards de dollars. Ce n’est pas la première
fois que les EU se trouvent sur-endettés mais
cette fois-ci, les créanciers, dont le premier la
Chine, ne vont pas forcement accepter de
subir une dévaluation de leurs créances du
fait de celle du dollar. Ils risquent alors de
stopper leurs investissements tant industriel
que financier aux EU, réduire leurs créances
en dollar et ainsi arrêter de réinjecter les
dollars accumulés suite aux déficits commerciaux
et budgétaires américains. Lors
de la crise précédente dans les années 90,
le Japon, alors principal créancier des EU,
avait accepté une réévaluation de sa monnaie,
le yen vis-à-vis du dollar, provoquant
une baisse de la valeur de la créance japonaise
envers les EU mais aujourd’hui, il n’y
a pas de base militaire américaine en Chine
pour assurer de contrepoint politique !
Mais à ce problème de financement de la
croissance, s’ajoute une crise interne du
régime de production. Le régime de croissance
fordien était basé sur le compromis
fordien, c’est-à-dire l’échange d’un pouvoir
d’achat à travers une augmentation continue
des salaires contre une croissance de
la productivité du travail et une "pacification"
des relations salariales. Ce compromis
a permis un rythme soutenu de consommation
permettant d’écouler la production.
De plus, cette production était taylorisée ;
la concurrence internationale des produits
nationaux était faible, d’où peu de
contrainte extérieure ; l’État intervenait
comme stabilisateur de la croissance de
manière contra-cyclique ; le crédit bancaire
était facile à obtenir.
Mais comme l’a montré Gorz, l’informatisation
et la robotisation ont mis à mal ce
compromis en permettant de produire beaucoup
plus avec beaucoup moins de travail
alors qu’autrefois, la production, l’emploi et
les salaires augmentaient simultanément.
Aujourd’hui, les gains de productivité du
capital provoquent une baisse des coûts de
production et donc des prix de vente des
produits manufacturés, ce qui entraîne une
baisse des profits et une course accélérée
à la réduction des coûts, à de nombreux
licenciements ou des délocalisations.
L’investissement productif devient de moins
en moins rentable, amplifié en cela par la
hausse du prix des matières premières (et
donc des coûts de production incompressibles).
Nous assistons insidieusement à
une augmentation des arbitrages au bénéfice
des investissements financiers et des
acquisitions externes d’entreprises au cours
des années 80 et 90. Aujourd’hui, le total
des actifs financiers représente 3 à 4 fois
le PIB mondial, générant "une immense
bulle spéculative au coeur même du système
industriel". A ce déséquilibre capital
industriel/capital financier s’ajoute aussi
un déséquilibre entre classes sociales avec
une paupérisation des populations ne
bénéficiant plus du compromis fordien. Le
régime fordien reposait sur une classe
moyenne importante disposant d’un pouvoir
d’achat élevé afin de pouvoir acheter
la production qu’ils avaient produite.
Aujourd’hui, la croissance repose sur
moins de personnes, ce qui provoque inéluctablement des tensions sociales tant
entre les pays qu’à l’intérieur.
III ...et amplifiée par des
crises écologiques
Une sortie de crise pourrait s’entr’apercevoir
avec la montée en puissance de la
Chine, de l’Inde comme nouveau moteur de
la croissance mondiale comme l’ont été les
EU après la seconde guerre mondiale, en
prenant le relais de l’Europe. Mais chose
inédite dans l’histoire de l’humanité, le
monde se trouve confronté à l’épuisement
de ses ressources naturelles, confirmée par
la hausse de prix continue de celles-ci, révélatrice
d’une insuffisance de l’offre vis-à-vis
de la demande. La croissance chinoise
exceptionnelle à plus de 10 % amplifie ce
mouvement. Ses importations d’énergie ont
augmenté en trois ans de 44,9 % et celles
des autres matières premières de 34,5 %.
En 2003, la Chine consommait 35 % du fer
mondial, 33 % du coton, 22 % de l’étain...
Toute croissance nécessite une base matérielle,
même si celle-ci est sous-évaluée
dans les prix des biens consommés. La
croissance chinoise nous rappelle que la
croissance européenne des Trente
Glorieuses (et d’avant) n’a pu se faire que
grâce à une surexploitation minière de ses
anciennes colonies. Les ressources renouvelables
(ou réutilisables) comme les
métaux sont aussi sur-utilisées et voient
aujourd’hui leur prix flamber.
A cela, il faut rajouter le fait que la croissance
mondiale de ces deux derniers siècles
n’a pu se faire que grâce à une sur-consommation
des hydrocarbures. Des millions de
particules de CO2 se sont aussi accumulées
dans l’atmosphère et sont aujourd’hui la
cause des dérèglements climatiques. Ceuxci
provoquent une baisse des rendements
agricoles et de la production. Une hausse
des prix des denrées agricoles s’ensuit inéluctablement,
amplifiée par la réduction
des terres arables à cause de l’étalement
urbain et de la concurrence de l’usage des
terres entre production alimentaire et agrocarburants.
L’inflation augmente aujourd’hui
inéluctablement, surtout pour les produits
de base et elle ne peut être contenue que
par des mesures compensatrices par les
gouvernements. De nombreuses émeutes
ont eu lieu en Afrique ou en Asie, suite à
des hausses de produits de base comme le
riz, l’huile... Cette inflation n’ayant pas une
origine monétaire ne peut être combattue
par une politique monétaire restrictive
comme s’échine à le faire la Banque
Centrale Européenne. Elle nécessite des
réformes structurelles.
Des réformes structurelles d’autant plus
nécessaires que le rapport du Conseil sur le
climat de l’ONU indique que les émissions
de CO2 devront diminuer de 85 % d’ici
2050 pour limiter le réchauffement climatique
de 2°C et qu’au delà, nous entrons
dans une zone inconnue qui pourrait nécessiter
des mesures autoritaires.
Une relance keynésienne classique par la
hausse de la consommation n’est plus
possible comme durant les trente glorieuses
car cette croissance, prédatrice en
ressources naturelles, entraîne des tensions
sur l’ensemble des marchés de
matières premières. De même, l’effet
rebond (augmentation de consommation
liée à l’amélioration d’une technologie)
amplifie ce phénomène. La globalisation
des modèles de production et de consommation
font qu’aujourd’hui la croissance
des uns ne peut être compensée que par
l’exploitation des autres. Le seul critère
pertinent, l’empreinte écologique (mesure
en hectares de la superficie biologiquement
productive nécessaire pour pourvoir
aux besoins d’une population humaine de
taille donnée), montre aujourd’hui qu’il faudrait
3 planètes pour généraliser le mode
de consommation français.
Une véritable politique structurelle mondiale,
a minima européenne est indispensable pour
éviter les effets en chaîne des différentes sorties de crise. Par exemple, une relance
keynésienne de la consommation peut
entraîner une relance de la croissance mais
celle-ci peut amplifier le réchauffement climatique.
Ou une baisse des taux d’intérêt
aux EU peut entraîner une amélioration de
la liquidité des banques américaines mais
amplifient la dépréciation du dollar.
Il faut modifier le modèle productif pour
réduire la prédation des ressources de la
planète mais il faut aussi modifier les rapports
sociaux. Seule l’écologie politique a
une réflexion sur ces points ou du moins en
fait une priorité de toute réforme de politique
de transformation sociale et écologique à
travers une vision territoriale (respect des
écosystèmes, relocalisation des productions/
consommations), une nouvelle
perspective de rapports économiques en
substituant à la logique concurrentielle de
l’économie marchande celle coopérative de
l’économie sociale et solidaire, la création
d’un nouveau compromis social à travers
l’instauration de revenu social garanti et de
monnaies locales. Les pistes esquissées
par André Gorz restent maintenant à être
mise en oeuvre.
Jérôme Gleizes