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Classique - Cultiver ses haricots
vendredi 16 juillet 2010, par
Après ses études à Harvard, Thoreau revient à Concord (Massachussets), sa ville natale, pour y travailler comme maître d’école. Il fait la connaissance d’écrivains et de poètes, dont Nathaniel Hawthorne, l’auteur de La lettre écarlate, et Ralph Waldo Emerson, le chef de file du transcendantalisme, dont il devient très proche. On retrouve plusieurs éléments de ce courant philosophique et littéraire dans les écrits de Thoreau, notamment l’exaltation d’une forme d’oisiveté dans la recherche de la communion avec la nature.
A 28 ans, le futur auteur de La désobéissance civile s’installe sur un terrain appartenant à Emerson, près de l’étang de Walden. Il s’y construit une petite cabane et y vit seul pendant deux ans, tout en continuant à rendre visite à ses amis de Concord. Durant ces années à Walden, il mène la vie de simplicité qu’il recherchait : il écrit, lit beaucoup, et cultive des haricots. Thoreau racontera cette expérience dans un livre paru en 1854 et qui fera date dans l’histoire de la pensée écologiste : Walden ou la vie dans les bois.
En attendant, mes haricots, dont les rangs, additionnés ensemble, formaient une longueur de sept milles déjà cultivés, attendaient impatiemment le sarcloir, car les premiers semés avaient considérablement poussé avant que les derniers fussent dans le sol ; oui, il n’était guère aisé de différer. Quel était le sens de ce travail si assidu, si respectueux de lui-même, ce petit travail d’Hercule, je ne savais pas. J’en vins à aimer mes rangs, mes haricots, tout en tel surplus de mes besoins qu’ils fussent. Ils m’attachèrent à la terre, si bien que j’acquis de la force à la façon d’Antée. Mais pourquoi les cultiver ? Dieu seul le sait. Ce fut mon étrange labeur tout l’été, - de faire que ce coin de la surface terrestre, qui n’avait donné que potentille, ronces, herbe de la Saint-Jean, et leurs pareilles auparavant, doux fruits sauvages et aimables fleurs, produisît à la place cette gousse. Qu’apprendrai-je des haricots ou les haricots de moi ? Je les choie, je les sarcle, matin et soir j’ai l’œil sur eux ; tel est mon travail journalier. C’est une belle feuille large à regarder. J’ai pour auxiliaires les rosées et les pluies qui abreuvent ce sol desséché, et ce que possède de fertilité le sol même, qui en général est maigre et épuisé. J’ai pour ennemis les vers, les journées froides, et par-dessus tout les marmottes. Ces dernières ont grignoté pour moi le quart d’un acre à blanc. Mais de quel droit avais-je expulsé l’herbe de la Saint-Jean et le reste, et retourné leur ancien potager ? Bientôt, toutefois, les haricots qu’elles ont laissés ne tarderont pas à être trop coriaces pour elles, et iront à la rencontre de nouveaux ennemis. (...)
Avant que marmotte ou écureuil eût encore traversé la route , ou que le soleil passât au-dessus des chênes arbrisseaux, alors que toute la rosée était là, quoique les fermiers m’eussent mis en garde contre elle - je vous conseillerais de faire tout votre ouvrage si possible quand la rosée est là, - je me mettais à rabattre l’orgueil des hautaines rangées d’herbe dans mon champ de haricots, et à leur jeter de la poussière sur la tête. De grand matin j’étais au travail, pieds nus, barbotant comme un artiste plastique dans le sable humecté de rosée et croulant, mais plus tard dans la journée le soleil me couvrait les pieds d’ampoules. Ainsi le soleil m’éclairait-il pour sarcler des haricots, tandis que j’arpentais lentement d’arrière en avant et d’avant en arrière ce plateau jaune et sablonneux, entre les longs rangs verts, de quinze verges, aboutissant d’un côté à un taillis de chênes arbrisseaux où je pouvais me reposer à l’ombre, et de l’autre à un champ de ronces dont les mûres vertes avaient foncé leurs teintes dans le temps que je m’étais livré à un nouveau pugilat. Enlever les mauvaises herbes, mettre du terreau frais au pied des tiges de haricots, et encourager cette herbe que j’avais semée, faire au sol jaune exprimer sa pensée d’été en feuilles et fleurs de haricots plutôt qu’en absinthe, chiendent et millet, faire à la terre dire des haricots au lieu de gazon, - tel était mon travail journalier. Recevant peu d’aide des chevaux ou du bétail, des hommes ou des jeunes garçons à gages, des instruments d’agriculture perfectionnés, j’étais beaucoup plus lent et devins beaucoup plus intime avec mes haricots qu’il n’est d’usage. Mais le labeur des mains, même poussé au point de devenir corvée, n’est peut être jamais la pire forme de paresse. Il possède une constante et impérissable morale, et pour l’homme instruit il produit un résultat classique. Très agricola laboriosus étais-je aux yeux des voyageurs en route pour vers l’ouest par Lincoln et Wayland pour se rendre Dieu sait où ; eux assis à leur aise en des cabriolets, les coudes sur les genoux, et les rênes pendant librement en festons ; moi, le casanier, l’indigène laborieux du sol. Mais mon domaine ne tardait pas à être pour eux hors de vue et de pensée. C’était le seul champ découvert et cultivé sur une grande distance d’un ou d’autre côté de la route, de sorte qu’ils en profitaient ; et parfois il arrivait que du bavardage et des commentaires de ces voyageurs l’homme du champ entendît plus qu’il n’était destiné à son oreille : " Des haricots si tard ! Des pois si tard !" - car je continuais à semer quand les autres avaient commencé à sarcler, - l’agriculteur sacerdotal ne l’avait pas prévu. " Du maïs, mon vieux, pour les vaches ; du maïs pour les vaches" Est-ce qu’il vit là ? demande la casquette noire du pardessus gris ; et le fermier aux traits durs de retenir son bidet reconnaissant pour s’enquérir de ce que vous faites lorsqu’il ne voit pas d’engrais dans le sillon, puis de recommander un peu de sciure, un peu de n’importe quelle saleté, ou peut-être bien des cendres ou du plâtre. Mais il y avait là deux acres et demi de sillons, et rien qu’un sarcloir pour charrette et deux mains pour s’y atteler, - y régnant de l’aversion pour autres charrettes et cheveux, - et la sciure était fort loin. Les compagnons de voyage, en passant dans le bruit des roues, le comparaient à haute voix aux champs dépassés, de sorte que j’arrivai à savoir quelle figure je faisais dans le monde de l’agriculture. C’était un champ sans désignation dans le rapport de M.Coleman [1]. Et, soit dit ici, qui donc estime la valeur de la récolte que livre la Nature dans les champs encore plus sauvages inexploités par l’homme ? La récolte du foin anglais est soigneusement pesée, l’humidité calculée, les silicates et la potasse ; mais en les moindres cavités et mares des bois et pâturages et marécages croît une récolte riche et variée que l’homme oublie seulement de moissonner. Mon champ était pour ainsi dire le chaînon reliant les champs sauvages aux champs cultivés ; de même que certains Etats sont civilisés, d’autres à demi civilisés, d’autres sauvages ou barbares, ainsi mon champ se trouvait être, quoique non pas dans un mauvais sens, un champ à demi cultivé. C’étaient des haricots en train de retourner gaiement à leur état sauvage et primitif, ceux que je cultivais, et mon sarcloir leur jouait le Ranz des vaches [2].
A portée de là, sur la plus haute ramille d’un hêtre chante le moqueur roux, ou la grive-rouge, comme d’aucuns se plaisent à le nommer - toute la matinée, content de votre société, qui découvrirait le champ d’un autre fermier si le vôtre n’était ici. Dans le temps que vous semez la graine, il crie : " Mets-la là, mets-la là, - couvre-la bien, couvre-la bien, - tire dessus, tire dessus, tire dessus." Mais il ne s’agissait pas de maïs, aussi était-elle à l’abri d’ennemis de son espèce. Il se peut que vous vous demandiez ce que son radotage, ses prouesses de Paganini amateur sur une corde ou sur vingt, ont à faire avec vos semailles, et toutefois préfériez cela aux cendres de lessive ou au plâtre. C’était une sorte d’engrais de surface à bon marché en lequel j’avais foi entière. (...)
Singulière expérience que cette longue connaissance cultivée par moi avec des haricots, soit en les semant, soit en les sarclant, soit en les récoltant, soit en les battant au fléau, soit en les triant, soit en les vendant, - c’était, ceci, le plus dur de tout, - je pourrais ajouter, soit en les mangeant, car, oui, j’y goûtai, j’étais décidé à connaître les haricots [3]. Tandis qu’ils poussaient, j’avais coutume de sarcler de cinq heures du matin à midi, et généralement employais le reste du jour à d’autres affaires. Songez à la connaissance intime et curieuse qu’ainsi l’on fait avec toutes sortes d’herbes, - il y aura lieu à quelque redite dans le récit, car il y a pas mal de redites dans le travail - en troublant sans plus de pitié leurs délicats organismes, et en faisant de si révoltantes distinctions avec son sarcloir, rasant des rangs entiers d’une espèce, pour en cultiver assidûment d’une autre. Voici de l’absinthe pontique, - voici de l’ansérine blanche, - voici de l’oseille, - voici de la passerage - tombez dessus, hachez-la menu, tournez-la sens dessus-dessous les racines au soleil, ne lui laissez pas une fibre à l’ombre ; si vous le faites, elle se retournera de l’autre côté et sera aussi verte que poireau dans deux jours. Une longue guerre, non pas avec des grues, mais avec des herbes, ces Troyens qui avaient pour eux le soleil, la pluie et les rosées. Quotidiennement les haricots me voyaient venir à la rescousse armé d’un sarcloir, et éclaircir les rangs de leurs ennemis, comblant de morts végétaux les tranchées. Plus d’un superbe Hector à l’ondoyant cimier, qui dominait d’un bon pied la presse de ses camarades, tomba sous mon arme et roula dans la poussière. (...)
L’ancienne poésie comme l’ancienne mythologie laissent entendre, au moins, que l’agriculture fut jadis un art sacré ; mais la pratique en est par nous poursuivie avec une hâte et une étourderie sacrilèges, notre objet étant simplement de posséder de grandes fermes et de grandes récoltes. Nous n’avons ni fête, ni procession, ni cérémonie, sans excepter nos Concours agricoles et ce qu’on appelle Actions de grâces, par quoi le fermier exprime le sentiment qu’il peut avoir de la sainteté de sa profession, ou s’en voit rappeler l’origine sacrée. C’est la prime et le banquet qui le tentent. Ce n’est pas à Cérès qu’il sacrifie, plus qu’au Jupiter Terrien, mais, je crois, à l’infernal Plutus. Grâce à l’avarice et l’égoïsme, et certaine basse habitude, dont aucun de nous n’est affranchi, de considérer le sol surtout comme de la propriété, ou le moyen d’acquérir de la propriété, le paysage se trouve déformé, l’agriculture dégradée avec nous, et le fermier mène la plus abjecte des existences. Il ne connaît la Nature qu’en voleur. Caton l’Ancien prétend que les profits de l’agriculture sont particulièrement pieux ou justes (maximeque pius quoestus), et selon Varron les anciens Romains "appelaient la même terre Mère et Cérès, et croyaient que ceux qui la cultivaient, menaient une existence pieuse et utile, qu’ils étaient les seuls survivants de la race du Roi Saturne".
Nous oublions volontiers que le regard du soleil ne fait point de distinction entre nos champs cultivés et les prairies et forêts. Tous ils reflètent comme ils absorbent ses rayons également, et les premiers ne sont qu’une faible partie du resplendissant tableau qu’il contemple en sa course quotidienne. Pour lui la terre est toute également cultivée comme un jardin. Aussi devrions-nous recevoir le bienfait de sa lumière et de sa chaleur avec une confiance et une magnanimité correspondantes. Qu’importe que j’évalue la semence de ces haricots, et récolte cela au déclin de l’année ? Ce vaste champ que si longtemps j’ai regardé, ne me regarde pas comme le principal cultivateur, mais regarde ailleurs des influences plus fécondantes pour lui, qui l’arrosent et le rendent vert. Ces haricots ont des produits qui ne sont pas moissonnés par moi. Ne poussent-ils pas en partie pour les marmottes ? L’épi de blé (en latin spica, plus anciennement speca, de spes, espoir) ne devrait pas être le seul espoir de l’agriculteur ; son amande ou grain (granum, de gerendo, action de porter), n’est pas tout ce qu’il porte. Comment, alors, saurait manquer pour nous la moisson ? Ne me réjouirai-je pas aussi de l’abondance des herbes dont les graines sont le grenier des oiseaux ? Peu importe comparativement que les champs remplissent les granges du fermier. Le loyal agriculteur fera taire son anxiété, de même que les écureuils ne manifestent aucun intérêt dans la question de savoir si les bois oui ou non produiront des châtaignes cette année, et terminera son travail avec la journée, en se désistant de toute prétention sur le produit de ses champs, en sacrifiant en esprit non seulement ses premiers, mais ses derniers fruits aussi.
Henry David Thoreau
[1] Henry Coleman (1785-1848), responsable du bureau de l’agriculture du Massachusetts
[2] Chanson d’éleveurs de vaches suisses qu’on peut entendre dans le Guillaume Tell de Schiller
[3] On dit d’une personne ignorante, en Amérique, qu’elle "ne connaît pas les haricots".