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L’accaparement des terres agricoles : Une affaire de droits qui lance des défis politiques pour la communauté mondiale
vendredi 16 juillet 2010, par
La fragilité de l’agriculture mondiale est particulièrement attestée par la tendance croissante à l’accaparement des terres agricoles par des Etats ou des multinationales : il s’agit non seulement de développer des productions industrielles, mais également de sécuriser l’approvisionnement alimentaire de pays à l’agriculture faible, voire inexistante. Malgré son apparente légalité, cette démarche n’est guère éloignée de celle de l’époque coloniale : nous assistons de nouveau à l’appropriation illégitime des ressources locales par des pays tiers et des puissance économiques internationales, dans une indifférence surprenante.
Au moins plusieurs dizaines de millions d’hectares concernés à travers le monde
Depuis le début de l’année 2008, de plus en plus de médias se font l’écho d’acquisitions et de locations de très grandes surfaces de terres (en particulier en Afrique en Amérique latine et en Europe de l’Est), par des intérêts publics ou privés. Elles ont d’emblée été mises en relation avec des stratégies d’approvisionnement alimentaire et énergétique sécurisé et certaines prévisions de hausse de la demande sur ces marchés.
Le nombre et la nature de l’intégralité de ces opérations ne peuvent être connus. Elles relèvent souvent de négociations très opaques. Elles ne sont globalement appréciés qu’à travers l’examen d’informations médiatiques [1]. Le dernier comptage effectué sur cette base (The Observer) fait état d’appropriations effectives et de négociations en cours portant sur une surface totale de 50 millions d’ha, la superficie de l’Espagne.
Des organismes de recherche ont travaillé au recensement exhaustif des projets dans quelques pays. Selon l’IIED, 2,5 millions d’ha sont passés entre 2004 et début 2009 dans les mains d’investisseurs dans 5 pays d’Afrique [2] et une tendance à l’accroissement du phénomène sur la période a été constatée. La Banque mondiale travaille depuis début 2009 à un recensement similaire dans une vingtaine de pays. Des résultats intermédiaires en ont été présentés : si la presse ne manque pas de signaler les projets les plus spectaculaires elle est en revanche très mal informée de la réalité des projets de moindre ampleur qui ne portent « que » sur des milliers et des dizaines de milliers d’hectares. Nous ne pouvons donc pas parler d’ « emballement médiatique injustifié ».
Les risques de ce phénomène sont liés, en premier lieu, au fait que les territoires concernés sont très souvent déjà occupés. Agter a, début 2009 [3], montré que les cadres juridiques fonciers des pays où il se produit en est l’un de ses déterminants essentiels.
Les droits fonciers, une construction sociale et politique...
Les sociétés humaines donnent forme, au cours de leur évolution, à des pratiques sociales qui les distinguent plus ou moins les unes des autres. Ces pratiques caractérisent les rapports que les individus qui les composent entretiennent entre eux et avec les ressources naturelles qui les environnent (comment ils les utilisent, comment ils les partagent).
À travers le droit, ces sociétés érigent en normes obligatoires certaines règles de vie, plus ou moins spontanément observées par leurs membres. Des institutions sont dotées du pouvoir coercitif nécessaire pour en imposer le respect : le chef de la communauté indigène, le conseil de communauté rurale, le juge d’instance ou d’assise constatent et qualifient la violation de la règle, déterminent les réparations éventuelles et prononcent les sanctions auxquelles, lorsqu’ils sont incriminés, les membres de la société considérée ne peuvent pas échapper.
… Qui ne reflète pas toujours un pacte social partagé
Mais le droit ne procède pas toujours d’une tradition dont l’intégralité de ses sujets se réclame ou d’un débat ouvert à tous sur les modalités du vivre ensemble et sur l’avenir conclu par une forme d’accord commun sur ces règles. Les pays dits « en voie de développement », en particulier, sont souvent faits de sociétés humaines distinctes, de différentes communautés politiques qui ont éventuellement construit leurs propres systèmes de droits. Ces derniers, généralement coutumiers ou traditionnels, ne sont alors que très rarement reconnus de manière effective par le cadre légal dominant, national.
Les droits qui établissent les conditions d’accès des individus ou des groupes aux terres, à leurs possibilités d’usage de ces dernières, de même que les droits relatifs à la cession des droits précédents à des tiers n’échappent pas à cette réalité. Des systèmes d’attribution des espaces et de leurs usages, déterminés par des communautés ancestrales (forestières, pastorales ou agricoles), dont on peut dire qu’ils forment des systèmes juridiques, ont ainsi développé leurs propres conceptions de la propriété. Elles s’avèrent le plus souvent très différentes de celle qu’impose le cadre juridique qui domine dans l’ensemble du territoire national.
Ce cadre relève le plus souvent de la transposition partielle de schémas légaux établis dans les anciennes métropoles coloniales, où ils avaient résulté de la reconnaissance et de la formalisation progressive de pratiques sociales anciennes. En Amérique latine, a ainsi été importé l’idéologie de la propriété individuelle et absolue, et des « titres » ont été distribués à de nombreux utilisateurs du foncier. Mais la possibilité, aménagée pourtant dans les dispositifs d’origine, d’un contrôle institutionnel des marchés fonciers (des titres de propriété et droits d’usages), c’est-à-dire de la « destination » des terres, au nom de l’intérêt général, n’a pas été conservée. En Afrique, où la puissance publique n’a dans une très large mesure pas attribué de droits formalisés, l’Etat, légataire de l’ancien « domaine colonial », est en position de pouvoir user de la terre en propriétaire « privé ». [4]
Ainsi l’accaparement des terres est-il le plus souvent légal
L’accaparement procède, majoritairement, de deux types de modalités : soit de l’attribution par les autorités publiques de titres de propriété ou de location de terres qu’elles estiment relever de leur pouvoir, soit de transactions marchandes directes, généralement très déséquilibrées, avec des occupants privés (petits producteurs agricoles ou forestiers, petites entreprises...).
L’investissement étranger et certains investissements domestiques se rapportent au premier. Des accords sont conclus avec les représentants nationaux qui aménagent, dans la plupart des pays concernés, de grandes facilités aux investisseurs (fiscales, administratives, et même réglementaires...) pour attirer leurs capitaux. C’est alors à la faveur de la « présomption de domanialité » que des espaces, pourtant éventuellement occupés, et leurs ressources (dont dépendent ces occupants) peuvent être appropriés par des investisseurs privés ou publics.
Lorsque les occupants antérieurs du territoire avaient des titres officiels, parler d’accaparement pourrait sembler abusif. De nombreux cas documentés nous rappellent cependant combien les rapports de force économique qui s’établissent sur certains marchés fonciers peuvent contraindre les volontés, sans qu’il soit même nécessaire d’évoquer les vente de titres obtenues sous la menace de la force physique (pratique qui n’est elle-même pas anecdotique).
En Amérique latine, l’absence de contrôle public des marchés fonciers titres les laisse décider de la répartition des usages de la terre et de l’aménagement du territoire [5]. En Afrique, soucieux d’attirer les investissements extérieurs, les pouvoirs centraux tendent à qualifier de « disponibles » une très grande part de la surface arable de leur pays. Leurs agences de promotion des investissements, guichets uniques dédiés aux investisseurs, en allouent de vastes portions, utilisées ou non...
Les problèmes soulevés par l’accaparement nous concernent tous
L’accaparement des terres à grande échelle expose l’humanité à des risques majeurs. La faim touche plus d’un milliard d’individus, majoritairement des paysans pour qui la « libéralisation » économique s’est avérée catastrophique. L’alignement des prix des productions agricoles sur les cours des marchés mondiaux a conduit à la réduction du revenu des producteurs familiaux. Or, c’est d’abord leur pouvoir d’achat et non le volume des stocks alimentaires à l’échelle du pays qui conditionne leur possibilité de se nourrir. Les évincer des territoires ruraux pour les reléguer aux abords de villes qui n’ont pas d’activité de substitution à leur offrir ne fera qu’accroître les crises alimentaires, sanitaires et migratoires et les conflits à l’échelle du monde.
Car les modes d’exploitation généralement mis en œuvre dans le cadre de ces investissements agricoles ou forestiers sont déterminés par des objectifs de rentabilité financière maximum. Ils conduisent à rechercher les rares économies d’échelle possible dans ces secteurs et donc à minimiser le nombre des emplois et leur coût. Ils se traduisent alors par un très haut degré de mécanisation, le recours à des variétés de monoculture qui, pour atteindre leur rendement potentiel nécessitent des « béquilles » agrochimiques, pesticides et engrais de synthèse. Les conséquences sur l’environnement, à l’échelle considérable des projets, sont l’érosion de la biodiversité et des sols, l’émission de gaz à effet de serre et la pollution de l’air et des eaux. Ainsi, outre le caractère contestable en soi de la privation de ressources pour de nombreux individus qu’elle suppose très souvent, l’utilisation faite du sol par les investisseurs met en cause la recherche de l’intérêt commun de l’humanité.
Que dit le droit international ?
Les individus dont les conditions de vie sont directement affectées par les appropriations et concentrations massives de terres n’ont généralement pas de recours, nous l’avons vu, faute de reconnaissance politique et juridique de la part des pouvoirs dominants nationaux.
Le droit international proclame des valeurs potentiellement très adaptées pour permettre aux peuples et aux individus de faire face aux problèmes soulevés par les accaparements de terres à grande échelle. Le rapporteur des Nations Unies pour le droit à l’alimentation les a scrupuleusement recensées [6]. Le cadre juridique international devrait, est-on en droit de penser, leur offrir un recours lorsque les droits essentiels qu’il leur attribue sont bafoués. Il n’en est rien, en tous cas pas au sens où l’entend le citoyen d’un Etat de droit dont les institutions lui en offrent la protection effective. C’est la conséquence de ce que le droit international est le droit d’Etats souverains, entités qui n’acceptent, par essence, aucune condition qui leur soit supérieure. [7] Hormis pour les questions relatives au maintien de la paix, ces Etats n’ont investi aucune instance juridique internationale du pouvoir de s’imposer à leur volonté.
Ainsi, par exemple, le droit ldes peuples à user de leurs ressources et le droit de chaque individu à l’alimentation (art. 1 et 11 du Pacte International relatif aux Droits Economiques Sociaux et Culturels de 1966) ne sont ni universels - tous les Etats ne l’ont pas ratifié - ni justiciables.
Les Etats eux-mêmes sont insuffisamment protégés. Devant le litige qui oppose un investisseur transnational à un gouvernement [8], l’arbitre international [9] cherche les principes qui guideront sa décision dans les traités bi- ou pluri-latéraux de promotion et de protection de l’investissement (TPPI). En l’absence de normes identifiées par la communauté mondiale comme référence indérogeable qui permettraient à l’arbitre de constater la nécessité publique universelle, il se range aux préceptes du néolibéralisme économique véhiculés par les TPPI qui scellent, eux, des rapports de force entre Etats puissants et Etats faibles, pourtant tout aussi « souverains » que les premiers.
Comment garantir les droits existants tout en assurant le bien commun à l’échelle mondiale ?
Les usages du foncier familiaux ou industriels, en tous lieux, engagent notre avenir commun. Certaines limites fondamentales universelles, minimales, leur permettant d’intégrer la poursuite des objectifs communs devraient être définies et leur respect rendu obligatoire. Notamment, des sanctions pensées pour que les modalités d’utilisation délétères s’avèrent plus couteuses qu’elles ne rapportent à leurs auteurs actuellement devraient être imposées. Des instruments de fiscalité peuvent certainement être aussi étudiés pour dissuader l’accumulation de droits fonciers.
Parvenir à poser un tel cadre demande d’articuler entre eux les espaces de production du droit et de décision politique, locaux traditionnels, nationaux et formels, internationaux dans la construction d’une hiérarchie de normes reconnue par tous. C’est certainement une telle « subsidiarité », à l’échelle du monde, qui peut permettre de relever les défis globaux tout en garantissant la diversité, aussi indispensable, des sociétés humaines.
L’action dans ce but peut être menée à tous les échelons, par les mouvements sociaux et le politique, en s’appuyant sur les outils juridiques existants, en appelant à en rendre d’autres effectifs, en obtenant la création de nouveaux. Une étape clef de ce mouvement sera probablement d’obtenir la justiciabilité obligatoire des engagements internationaux (ceux du PIDESC par exemple). Une telle brèche dans les souverainetés nationales ouvrirait sur la possibilité pour la communauté politique mondiale naissante de se donner le noyau de règles de vie communes aujourd’hui indispensables.
Mathieu Perdriault
Association AGTER (Améliorer la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles)
www.agter.asso.fr
[1] Notamment collectées par l’ONG GRAIN et mises à disposition du public sur le blog farmlandgrab.org
[2] Ethiopie, Ghana, Madagascar, Mali, Soudan, à l’exclusion des allocations de moins de 1000 ha (Land grab or development opportunity ? Agricultural investment and international land deals in Africa, Lorenzo Cotula, Sonja Vermeulen, Rebeca Leonard and James Keeley, International Institute for Environnement and Development, avril 2009).
[3] Pressions commerciales sur la terre dans le monde. Problématique et cadre conceptuel, AGTER, International Land Coalition, avril 2009 (disponible sur agter.asso.fr).
[4] Michel Merlet, « Les phénomènes d’appropriation à grande échelle des terres agricoles dans les pays du Sud et de l’Est », Etudes foncières, n°142, novembre-décembre 2009 et « Les grands enjeux de l’évolution du foncier agricole et forestier dans le monde », Etudes foncières, n°143, janvier-février 2010.
[5] On sait l’incapacité du marché (sur lequel s’échangent capitaux, intrants, produits agricoles, titres et droits fonciers...) à empêcher les effets externes négatifs des activités liées au foncier - quelles qu’elles soient - et à en accroître les effets positifs. René Passet est l’un des économistes qui a démontré le plus incontestablement que cette incapacité est radicalement inhérente au marché pour ce qui est des effets de ces activités sur l’environnement (L’Economique et le Vivant, Economica, 1996).
[6] Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter. Additif : Acquisitions et locations de terres à grande échelle : ensemble de principes minimaux et de mesures pour relever le défi au regard des droits de l’homme , 13ème session du Conseil des Droits de l’homme, 28 décembre 2009
[7] Ce que le professeur Emérite de droit international public et de science politique Monique Chemillier Gendreau a rigoureusement analysé (Humanité et Souverainetés, La Découverte)
[8] Qui serait revenu sur les garanties que le précédent gouvernement avait accordées ou dans l’incapacité de les assurer pour cause, par exemple, de crise financière ou de conflits sociaux.
[9] Souvent le Centre International de Règlement des Différends liés à l’Investissement créé par la Convention de Washington du 18 mars 1965