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Classique - Pour une santé démédicalisée

mardi 1er mars 2011, par EcoRev’

Dans son ouvrage fondateur Ecologie et politique (Galilée, 1975, réédition Seuil, 1978, aujourd’hui introuvable), André Gorz consacre un long chapitre au thème « médecine, santé et société ». En s’appuyant sur les positions d’Ivan Illich exposées dans Némésis médicale et sur L’invasion pharmaceutique, de Jean-Pierre Dupuy et Serge Karsenty, Gorz rejette une vision technicienne de la médecine, centrée sur le pouvoir des experts. Il appelle à « démédicaliser » la santé, dans une perspective révolutionnaire, à l’intégrer dans la culture populaire. L’homme doit remettre en cause tout ce qui le détruit, notamment le travail, et adopter une hygiène de vie saine pour reprendre le pouvoir sur son propre corps et gagner en autonomie. Voici l’introduction de son chapitre, qui résume ses développements ultérieurs.

Extrait de « Médecine, santé et société », in Ecologie et politique, Le Seuil, 1978, pp. 169-172

1. La civilisation capitaliste fait consommer d’une part ce qui détruit, d’autre part ce qui répare. La croissance accélérée des vingt dernières années a trouvé là son ressort principal. Mais les destructions sont de plus en plus importantes et les réparations, malgré leur ampleur et leur coût, de moins en moins efficaces. Cela vaut notamment en matière de santé.
2. Il y a de plus en plus de médecins et de plus en plus de malades. Dans tous les pays industrialisés, les gens, depuis une dizaine d’années, meurent plus jeunes et sont plus maladifs, malgré l’expansion de l’appareil médical – mais aussi à cause d’elle.
3. Les maladies épidémiques les plus répandues sont toutes les maladies dégénératives, de civilisation, que la médecine ne sait ni prévoir, ni guérir : cancer, maladies cardiovasculaires, rhumatismes, etc. Ces maladies frappent une proportion croissante de la population malgré l’utilisation de techniques de soins de plus en plus lourdes. Tout indique qu’elles sont liées à notre mode et notre milieu de vie. Des civilisations différentes de la nôtre en sont exemptes. De tous les facteurs de santé, la médecine est l’un des moins efficaces.
4. La médecine elle-même contribue à la multiplication des maladies, et cela de deux manières :
a) En tant qu’institution sociale, elle est chargée d’atténuer les symptômes qui rendent les malades inaptes au rôle que la société leur impartit. En incitant les gens à porter leur maladie chez le médecin, la société les détourne de s’en prendre aux raisons fondamentales et permanentes de leur mal-être. En traitant les maladies comme des anomalies accidentelles et individuelles, la médecine en masque les raisons structurelles, qui sont sociales, économiques, politiques. Elle devient une technique pour faire accepter l’inacceptable.
b) Au service d’une idée mythique de la santé [1], la médecine fait croire que celle-ci peut s’acheter : elle dépendrait de la consommation de soins spécialisés et de drogues, chaque organe, chaque événement biologique, chaque âge, chaque affection et l’agonie elle-même devant avoir son spécialiste. En encourageant ainsi la dépendance médicale des bien-portants comme des malades, la médecine abaisse le seuil de la maladie et ajoute ses propres poisons à ceux du mode de vie industrialisé.
5. A la différence de beaucoup d’espèces animales, l’homme n’est pas parfaitement adapté à un environnement naturel, donné une fois pour toutes. Il ne peut vivre que par son travail, c’est-à-dire par les transformations qu’il imprime à la nature. De ce fait, il n’y a pas, pour l’homme, d’état de nature : sa santé et les règles de vie qui la favorisent sont des faits culturels. Loin d’être une donnée naturelle, la santé est pour lui une tâche.
6. Etre en bonne santé, c’est être capable d’assumer la maladie, comme d’ailleurs la puberté, le vieillissement, le changement, l’angoisse de la mort... Or la surmédicalisation dispense ou empêche l’individu d’assumer tout cela. Elle multiplie les malades. C’est là ce qu’Illich appelle la iatrogénie structurelle : c’est-à-dire l’engendrement structurel de la maladie par l’institution médicale.
7. Cette surmédicalisation n’est évidemment pas la raison la plus fondamentale de l’augmentation constante, depuis une dizaine d’années, de la morbidité : la raison la plus fondamentale, il faut la chercher dans le fait que le travail parcellaire salarié et les rapports marchands détruisent chez l’individu l’autonomie et les motivations qui le rendent capable d’assumer sa vie, sa santé, ses maux et sa mort.
8. Les fondements de la santé sont extra-médicaux, à savoir : la réconciliation des individus avec leur travail, leur environnement, leur communauté. Nous nous portons d’autant plus promptement malades que notre travail et notre vie nous apparaissent extérieurs, fastidieux. C’est en ce sens aussi que cette société est pathogène : tout en multipliant les facteurs objectifs de morbidité (cf. les maladies dégénératives), elle sape les fondements existentiels de la santé.
9. C’est pourquoi, dans une perspective révolutionnaire, la santé et le problème de la santé doivent être démédicalisés : l’une et l’autre sont du ressort non pas du médecin et de la médecine, mais de l’hygiène :
La médecine, en effet, est l’ensemble des soins et traitements codifiés que dispense aux gens un corps de professionnels spécialisés.
L’hygiène est l’ensemble des conduites et des règles que les gens observent par eux-mêmes pour conserver ou recouvrer leur santé.
Quand le savoir médical entre dans la culture populaire, il motive des conduites d’hygiène qui lui confèrent l’efficacité maximale : se laver les mains, purifier l’eau, varier les aliments, faire de l’exercice, etc. Il y a entre l’hygiène et la médecine la même différence qu’entre la culture populaire et la culture savante.
10. La traduction en hygiène du savoir médical utile est un but traditionnel des révolutionnaires. Elle relève non d’une attitude antiscientifique mais d’une attitude anti-élitiste. Selon Illich, le savoir médical efficace consiste, aux neuf dixièmes, en traitements simples et peu coûteux, à la portée de tout profane motivé, pourvu qu’il sache lire un mode d’emploi. Or le gros des dépenses médicales est consacré à des traitements lourds, coûteux et dont l’efficacité n’est pas prouvée.
Le but de cet exposé est d’inciter les gens non pas à refuser tous médicaments et soins médicaux, mais à « reprendre le pouvoir sur leur maladie, sur leur corps et leur esprit. Qu’ils mettent en cause tout ce qui les rend malades dans leur vie quotidienne : l’école, l’usine, le pavillon à crédit, le couple, etc. [2] »

André Gorz [3]


[1L’idée de santé que diffuse la sub-culture publicitaire du capitalisme décadent est celle d’une capacité illimitée de jouissance consummationniste. Toute fatigue, défaillance, gêne, saturation, non-conformité ou douleur est promise à des médications. Le gros des amphétamines, aux Etats-Unis, est prescrit à des femmes qui, pour maigrir, demandent qu’on réduise leur appétit.

[2Tankonala santé, éditorial du n°8.

[3Nous avons publié un autre extrait d’Ecologie et politique dans notre numéro 17 d’été 2004 (« Face à l’insécurité sociale, réinventer les droits »). Ce texte, intitulé « Santé, sécurité et contrôle social », est disponible sur Internet, à l’adresse : http://ecorev.org/spip.php?article282