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Justice sans limites - le défi de l’éthique dans une économie mondialisée

Serge Latouche, Paris, Fayard, 2003, 350 pages, 20 euros

octobre 2003, par Fabrice Flipo

La question de la justice est aujourd’hui au cœur d’un grand nombre de discussions. Rapports nord-sud, changements climatiques, OMC… les injustices sont grandissantes et inquiètent désormais jusqu’à Davos. Reprenant ironiquement le nom de la campagne militaire états-unienne en Irak en titre, Serge Latouche apporte ici sa contribution.

L’auteur part d’un paradoxe : l’apparente neutralité de l’économie d’un côté, et l’engouement récent des sociétés contemporaines autour des questions d’éthique dans un contexte de critique de la mondialisation marchande de l’autre. L’économie est-elle réellement "neutre" ? Serge Latouche, revisitant l’histoire de la pensée depuis l’Antiquité, apporte sa réponse, et elle est négative : si le marché semble neutre, c’est simplement parce a été neutralisé, banalisé. Le mal engendré par la violence marchande est désormais admis comme une fatalité. Le marché est inévitable car il proclame être sans alternative.
La plus grande partie de l’ouvrage est consacré à cette entreprise de démystification de l’économie, telle qu’elle est pratiquée et telle qu’elle est théorisée. Les lois de l’économie telles que la science économique prétend les "découvrir" n’ont rien de "naturel". Le prix est une construction sociale, pas une donnée. Il reflète l’ensemble du processus de production. Le prix baisse quand la main-d’œuvre est surexploitée et quand les dégradations des biens naturels restent sans compensation. L’apparente neutralité des échanges marchands cache en réalité une violence qui peut dans certains cas confiner au génocide ou au crime contre l’humanité : destruction de l’environnement, conditions de travail proches de l’esclavage, instrumentalisation à outrance des animaux, etc.

Pour éviter la violence marchande grandissante, Serge Latouche nous propose de nous réapproprier l’économie. L’échange marchand anonyme doit céder la place à "l’éthique du don". Concrètement, cela veut dire que nous ne devons plus considérer la personne avec qui nous échangeons comme un simple instrument ayant un rôle au sein d’un mécanisme. L’argent ne nous exonère pas de devoirs envers autrui, et réciproquement. L’échange implique alors la création d’un lien, comme c’est le cas sur les petits marchés. L’économie ré-enchâssée est l’économie entre ami-e-s, en quelque sorte, qui conçoivent que leurs destins sont en partie liés.
Cette réappropriation de l’économie se manifeste en premier lieu par un contrôle citoyen de la monnaie, et donc des banques centrales. En second lieu, elle suppose une certaine relocalisation, puisqu’on ne peut pas avoir des liens de solidarité durables avec les personnes qu’on ne connaît pas, ou mal. La concurrence atténuée, le souci du long terme pourra reprendre le dessus, la course suicidaire à la consommation pourrait être freinée, et l’affaiblissement de l’exploitation du Tiers-monde serait enfin possible. Le pouvoir est donc dans les mains des consommateurs. Tout commence dans l’imaginaire : cesser de croire que la désolidarisation permise par l’argent est un bien absolu qui doit être poursuivi et généralisé sans relâche. La voie de la justice, au contraire, qui est aussi celle du bien commun, est de reconnaître que nos destins sont liés.

La démonstration est séduisante, et la critique tombe juste. Il y a toutefois plusieurs points faibles dans les solutions proposées. Tout d’abord, si le propos voulait être politique, la démonstration est surtout technique. Dans ces conditions, difficile d’émouvoir les foules et de les mettre en mouvement. Le propos risque donc de rester confiné aux élites déjà convaincues. Ensuite, la question de l’échelle : à partir de quand peut-on parler de "local" ? A lire l’ouvrage, c’est quelque part entre le village africain et le monde… La question est redoutable, certes, Serge Latouche le reconnaît lui-même, mais il aurait peut-être fallu prendre le risque d’y répondre plus précisément, ne serait-ce que parce que la production permise par le village africain est sans commune mesure avec celle qui est permise par une nation telle que la France, et aussi parce qu’il peut exister de la contre-productivité au-delà d’une certaine échelle. Enfin, le propos reste finalement très centré sur l’économie. Ne s’agit-il pas davantage d’un appel à l’atténuation de la violence économique que d’un réel projet alternatif ? La question n’est-elle que du contrôle de l’économie, ou bien est-ce celle de notre destin en général ? Qu’en est-il de la nature ? Vers où canaliser l’énergie collective libérée par la "déséconomisation" ? N’aurait-il pas fallu creuser davantage du côté de la passion naturaliste, par exemple ? Les catégories économie / politique ne sont-elles pas à mettre en cause ?