Accueil > Les dossiers > De l’automne 2003 à l’été 2005, du n° 14 au 17 > N° 14 (automne 2003) / aux frontières de l’Europe > lectures > Arcadie. Essais sur le mieux-vivre

Arcadie. Essais sur le mieux-vivre

Bertrand de Jouvenel, Gallimard, coll. Tel, 2002, 430 pages, 10€

octobre 2003, par Bruno Villalba

Bertrand de Jouvenel, politologue, économiste et prospectiviste français (1903-1987) centre, ici sa réflexion sur l’écologie politique. Arcadie. Essais sur le mieux-vivre est une compilation de ses principaux textes sur l’écologie politique, qui s’étendent sur une période allant de 1957 à 1976. Tous ne sont pas datés avec précision (ce qui incontestablement est un manque dans l’édition actuelle). Certains s’appuient sur une documentation défaillante (certains auteurs sont absents de ses références, comme Nicholas Georgescu-Roegen) et firent l’objet à leur époque de certaines critiques (sur les données démographiques ou les perspectives prospectives). Laissons de côté ces questions factuelles, qui, si elles permettent de relativiser certains de ces articles, n’en remettent pas en question la dimension proprement politique de ces écrits. Quelques décennies plus tard, et en constatant l’essor de l’écologie politique et, plus généralement, des sciences, du droit et de la politique de protection de la nature ou de l’environnement, on est parfois étonné par les intuitions de Jouvenel.
Jouvenel se situe dans une tradition libérale (qu’on ne peut cependant pas rattacher à une position trop radicale : se sentant calomnié par Zeev Sternhell dans Ni Droite, ni gauche, l’idéologie fasciste en France, il lui avait intenté, et gagné, un procès en 1983), au sens où il voit l’homme au centre de ses préoccupations, sans dissocier une préoccupation sociale alliée à un certain sentiment religieux. Il essaie de construire une conception politico-écologique qui porte sur le long terme, indissociable d’un sentiment individuel touchant aux problèmes de cette politique. Sa pensée se présente à la fois comme une économie ou une sociologie des sociétés productivistes, et une philosophie du bien-être ou une esthétique de la vie quotidienne.
Dans ce dessein, Jouvenel s’appuie sur une lecture réactualisée d’auteurs classiques (notamment A. Smith), lui permettant de réfléchir sur les "sociétés productivistes" et surtout de mettre en relief les "nuisances" de certaines des activités industrielles et techniques. Arcadie se propose d’élaborer une économie politique refondue, qui doit inclure, dans son système de comptabilité, les ressources naturelles, ou bien encore sur le fait que la comptabilité nationale ne retient pas, dans ses calculs, les services qui ne font pas l’objet d’une évaluation monétaire. Son projet est d’opérer une transformation de "l’économie politique" en une "écologie politique" : "Pour ces raisons, il me semble que l’instruction économique devrait toujours être précédée d’une introduction écologique. Avant de parler de l’organisation des hommes pour l’obtention de biens, il faudrait montrer que ces biens sont obtenus à partir de l’environnement naturel et que, dès lors, l’organisation dont il s’agit est essentiellement une organisation pour tirer parti de l’environnement." (1957).
Il souhaite voir aboutir une volonté politique qui puisse poser des fins acceptables pour l’humanité, tout en se souciant des moyens de réalisation. Finalement, il plaide pour une réévaluation critique de la civilisation productiviste alliant le "culte de l’efficacité" au "toujours Plus". À travers les utilisations du travail et la recherche de l’efficacité technique de la production, il démonte les mécanismes de la rationalité productive qui exercent une influence généralisée sur l’ensemble des institutions de notre civilisation (dans le domaine de l’économie, bien sûr, mais aussi de l’organisation bureaucratique du pouvoir politique). Ainsi, c’est l’organisation rationnelle du travail qui a pris le pas sur tout le reste et suscité la propagation de la valeur d’efficacité. Au détriment des valeurs créatrices de bien-être…
La réflexion porte aussi sur le progrès technique qui asservit en même temps qu’il libère, progrès technique dont le sens global est politique puisqu’il s’exprime en termes de puissance et de finalité de cette puissance. C’est donc à une réflexion sur le sens et les formes du pouvoir politique qu’il nous convie. Libéral sur le plan politique, il souhaite voir élaborer démocratiquement une adéquation des fins à la puissance de nos moyens techniques. Philosophe moral, il pose le problème de la finalité du progrès technologique et propose de lui substituer le critère du mieux-vivre (p. 221). La perspective peut sembler évidente de nos jours ; en 1957, lorsqu’il réalise ses premières conférences sur cette notion, il constate combien les économistes (et les hommes politiques) peinent à envisager une telle perspective.
Néanmoins, il ne s’agit en aucun cas, pour Jouvenel, de décrier l’industrialisation ou le savoir technique. Pas plus qu’il ne s’agit de remettre en cause une conception libérale des activités économiques (même s’il convient d’en contrôler certaines conséquences négatives…), ou de revoir le statut juridique des éléments de la Nature. Le programme qu’il préconise ne consiste donc pas en une rupture radicale avec les pratiques et idées qu’il critique. Il appelle de ses vœux un mouvement de la conscience écologique. La dimension écologique de la pensée de Jouvenel est donc une pensée morale en ce sens qu’elle s’intéresse aux mœurs et sentiments humains.
Il faudra prendre un jour le temps de s’interroger sur l’absence de Jouvenel dans la plupart des ouvrages traitant de l’histoire de l’écologie politique. Sans doute, son "faux-pas" des années 30, et son affiliation à la théorie libérale n’a pas facilité son étude… C’est en cela que le lecteur-e d’Ecorev portera une attention toute particulière à la préface, signée de Dominique Bourg. Dans ce texte, il ne cesse d’insister sur la double dimension de Jouvenel : visionnaire "désengagé" et libéral pragmatique (ne critique-t-il pas les conséquences du libéralisme excessif sur les libertés individuelles ? p. 287). Il voit en Jouvenel un précurseur d’autant plus pertinent (à son tour, il lui attribue la paternité de l’expression "écologie politique"), qu’il ne s’inscrit pas dans un "imaginaire révolutionnaire" (ou tout au moins radical), ni même politique ("Découvrir Arcadie permettra au lecteur de mesurer la distance qui sépare cette tradition intellectuelle et politique des gesticulations politiciennes de nombre de ses représentants contemporains" p. II). Dès lors, non seulement son œuvre est considérable, mais encore elle oblige à réinterroger l’histoire de l’écologie politique et sa filiation "naturelle" avec les courants de gauche (autogestionnaire, libertaire ou, dans une certaine mesure, socialiste et marxiste). On peut s’interroger sur la force de ce plaidoyer ; comment ne pas y voir la volonté de doter le libéralisme politique d’un corpus théorique (une tradition intellectuelle et politique précise-t-il… Après tout : "À coup sûr, l’écologie politique n’est pas le fruit naturel d’une seule famille de pensée, la gauche" p. XIX) inédit et indépendant ? Et surtout, qui rend compatible la vision libérale (au sens économique du terme) avec la vision critique d’une écologie politique réinventée ? Il ne faut pas oublier de mettre en avant le Jouvenel qui souhaite développer une compétence élargie des institutions démocratiques représentatives. Dès lors, il invoque l’image d’un Jouvenel qui échapperait à l’attraction de la droite ou de la gauche, dans une approche œcuménique de bon aloi… Au-delà de ces usages politiques, la pensée de B. de Jouvenel contribue indiscutablement à élargir le champ théorique d’une écologie politique en pleine recherche de ses racines idéologiques et de ses perspectives politiques.