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Le Siècle soviétique

Moshe Lewin. Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2003, 526 pages, 24 euros

octobre 2003, par Jean-Louis Peyroux

On a l’habitude, depuis plus de dix ans, de lire des histoires politiques de l’URSS. Ce livre est plutôt une histoire sociale du défunt empire.
C’est sur Staline que débute cet ouvrage. Education médiocre, méconnaissance du monde extérieur, il diffère des membres de la "vieille garde" bolchevique. Une grande hostilité existe entre Staline et Lénine. Staline est imprégné de la liturgie orthodoxe qu’il avait reçue étant enfant. Pour lui, il y a "déviation" dès qu’un cadre du Parti communiste commence à "avoir des doutes". En 1937, l’"infâme décret" du NKVD fixe les peines : 75 000 personnes doivent être exécutées, 225 000 envoyées dans les camps. En fait, sur les 1 548 366 personnes arrêtées en 1937-1938 pour activités antisoviétiques, 681 692 seront fusillées.
Les réformes sociales des années trente devaient être menées par les paysans. C’est contre eux qu’elles auront lieu. Durant ces mêmes années, c’est un faible niveau culturel dont sont dotés les ouvriers, employés et un certain nombre de responsables. Mais les employés, surtout l’intelligentsia, vont disposer d’avantages en nature et de privilèges. Moshe Lewin met, plus loin, en parallèle les purges des années 1937-38 et la montée dans l’appareil du Parti de paysans mal éduqués.
Car la Russie va s’urbaniser à vitesse accélérée. Un seul chiffre : en 1939, le nombre de villes entre 100 000 et 500 000 habitants passe à 71, contre 28 seulement treize ans auparavant. "Le pays n’était guère préparé à affronter de tels mouvements migratoires", constate Moshe Lewin. Logements insalubres, sous-alimentation, manque d’hygiène, baisse du taux de croissance démographique : tel est le tableau peu réjouissant à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Le bilan de la collectivisation n’est pas plus réjouissant : "La composante rurale du pays, forcée par le régime à renoncer à ses traditions séculaires, a ’pris sa revanche’ en obligeant le régime à renforcer encore sa lourde machine administrative et répressive, sans laquelle il n’aurait pas tiré grand-chose de son agriculture", explique Moshe Lewin. Les jeunes vont choisir la fuite vers la ville plutôt que le travail agricole.
Auparavant, le début du règne de Staline, en 1926, va être marqué par des grèves ouvrières auxquelles participent quelquefois des membres du Parti. Un membre du Politburo, Kouïbychev, va même enfoncer le clou. Dans un discours de 1929, il relève que "rien dans notre nouvel Etat ne ressemble davantage à l’ancien régime tsariste que notre administration". Le système s’emballe : "moins vous déléguez le pouvoir, plus celui-ci s’échappe imperceptiblement vers de ’petits Staline’ locaux ; plus vous monopolisez l’information, plus on vous la cache ; plus vous contrôlez d’institutions, moins vous les maîtrisez", résume Moshe Lewin.
Les purges vont être une vraie saignée humaine. Non seulement par la perte humaine, mais aussi parce qu’elles "ont détruit la discipline et sapé la production", écrit Moshe Lewin. Une alternative aux peines de prison a eu lieu durant la NEP. C’est le travail obligatoire (le même salaire dont est retirée une amende). Mais il n’y avait pas assez de travail. D’où la constitution des camps sous l’égide du Goulag, dans de terribles conditions de vie. Entre 1934 et 1953, le chiffre de prisonniers morts dans les camps avoisine les 1,6 million, droit commun compris.
Le stalinisme vieillissant sombre dans un "nationalisme extrême, aux relents protofascistes". Pendant ce temps, "beaucoup d’apparatchiks locaux et leurs chefs dépensaient une bonne part de leur énergie à mettre la main sur des logements, des biens divers, des pots-de-vin, quand ils n’organisaient pas des réceptions coûteuses, où l’alcool coulait à flots, aux frais du soviet et de l’administration locale". Une réforme, datant de 1946, visait à mettre fin à l’"économisation " du parti, c’est-à-dire que celui-ci devait ne plus s’impliquer directement dans les questions économiques. Elle ne dura que jusqu’en 1948. Cette fin de règne démontre combien Staline était le fruit de l’histoire de son pays. Et notamment le despotisme agraire. Ne disait-il pas : "Ils ne peuvent pas se passer d’un tsar" ?
On peut parler d’un changement avec Khrouchtchev. Son discours au vingtième congrès du PCUS, en s’attaquant à l’icône Staline, donne le coup d’envoi d’un dégel général. Mais, déjà, des premiers pas ont eu lieu. Dès 1954, le complexe économico-industriel du Goulag est démantelé. De 1953 à 1957, des lois d’amnistie sont promulguées. Les prisonniers peuvent disposer d’un avocat, sans limitation de durée, et en l’absence de tout surveillant. Autres droits : ceux du travail. Une cogestion des conflits du travail s’élabore (commission paritaire syndicats/direction). Les ouvriers utilisent également les tribunaux, "souvent plus favorables à leur cause qu’à celle de la direction". Un véritable marché du travail s’instaure, selon la formule : "Vous faites semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler pour vous".
En ce qui concerne le KGB, "comme les personnes accusées de crimes politiques, et notamment les dissidents, ne risquaient plus la peine de mort, l’opinion publique, nationale et internationale, pouvait jouer un rôle". Mais cela dépendait du poids des courants conservateur et réformateur au sein de sa direction. En 1962, le KGB n’a pas prévu l’émeute de Novetcherkassk qui vit des ouvriers écrasés par la troupe. Or, Khrouchtchev avait augmenté le prix des denrées alimentaires, et donné des instructions pour accroître les normes de la production sans augmenter les salaires. Il n’empêche : le nombre de procès politiques a diminué largement par rapport à la période stalinienne.
Moshe Lewin insiste sur le "raz de marée" de l’urbanisation. L’URSS devient à moitié urbaine en 1960. Une des solutions de l’Institut de recherche du Gosplan propose que les républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Arménie et Géorgie) aient plus d’investissements car disposant d’une main-d’œuvre abondante. Dans les grandes villes de l’URSS, la population ne suit pas le nombre d’usines. C’est le contraire dans les petites.
Dans les administrations, après la mort de Staline, c’est "l’émancipation de la bureaucratie". On assiste à une vaste entreprise de "marchandage" entre les départements des ministères, entre les responsables de ceux-ci et ceux du Parti. Et la réforme Liberman (qui vise à dégager des sommes pour les gestionnaires et travailleurs qui ont de bons résultats ou des innovations technologiques) est enterrée. Aux stimulants matériels, la nomenklatura préfère les services médicaux de qualité, un Etat-providence… pour elle-même.
Moshe Lewin refuse "le mépris fort répandu pour les transformations sociales qu’a connues l’URSS". Les radios étrangères étaient écoutées, les études occidentales lues par les dirigeants soviétiques. Les Russes lisaient les œuvres littéraires étrangères, se passionnaient pour la poésie. "La non-prise en considération du social est la preuve patente de l’inadéquation conceptuelle de l’idéologie du modèle totalitaire", affirme Moshe Lewin. Pour Trotski comme pour Lénine, rappelle l’auteur, la Russie, seule, n’était pas mûre pour le socialisme. En revanche, "les germes du stalinisme se trouvent dans l’idéologie ’étatiste’ qui se développe parmi les combattants de la guerre civile qui gravitent autour de Staline à l’époque où la NEP se met en place". A contrario, Lénine veut que le Politburo soit sous le contrôle du congrès du Parti. "Fondateur et dirigeant du Parti et de l’Etat, Lénine ne s’est jamais conduit en despote ni en dictateur au sein de son parti", explique Moshe Lewin. A plusieurs reprises, il fut mis en minorité. Pour l’auteur, il n’y a pas eu d’échec du socialisme, puisque celui-ci n’était pas là au départ. De quoi révulser les partisans de la thèse : "la révolution totalitaire est un bloc" !
Pour Moshe Lewin, l’URSS s’est, malgré ses tares, modernisée : un système de protection sociale, un "remarquable" développement de l’éducation et de la recherche intellectuelle, un développement des bibliothèques, des arts, de la poésie. Mais l’émancipation des femmes par exemple, bute sur deux limites : leur quasi-absence des institutions du pouvoir et le maintien d’un système patriarcal. L’Union soviétique a également créé un marché du travail. Des négociations de facto ont lieu dans des entreprises (pour le travail des femmes par exemple). La mobilité spontanée de la main-d’œuvre se poursuit. "Après la mort de Staline, on observe non seulement l’abandon de la terreur de masse, mais aussi la disparition d’autres traits qui relevaient de l’’asservissement’ de la population", résume Moshe Lewin. "Le régime n’a pas été renversé, (…) il est mort après avoir épuisé ses ressorts internes (…)." L’un de ses derniers est bien sûr l’économie. Un rapport de 1966, préparé par l’Académie des sciences, ne dit rien des dépenses militaires, alors qu’elles entravent le développement du pays.
Dans une remarquable étude du "labyrinthe bureaucratique", Moshe Lewin rappelle que, sous Staline, on ne peut parler de "parti au pouvoir", puisque ses instances ne fonctionnaient pas. Pour l’auteur, le Parti a été absorbé par l’Etat bureaucratique en s’immergeant dans l’économie. Celle-ci va être gangrenée par l’économie de l’ombre, ce vaste troc illégal ou semi-légal de marchandises et de services. Le passage à l’économie de marché en 1992 n’a pas diminué ces recettes. Le lopin et le jardin privés prospèrent, alors que l’éducation recule. La constitution de "fiefs" dans les ministères a précédé la privatisation de fait des entreprises, main dans la main avec des activités criminelles. C’est toute l’ère Eltsine que critique Moshe Lewin. Mais cela mérite un autre ouvrage.

Messages

  • Travail utile, sans conteste. Précisions, chiffres. Toutefois, il serait intéressant d’analyser la façon dont les choses se mettent en place, les raisons pour lesquelles elles se mettent en place. Les choses eussent été totalement différentes, si, par exemple, un conservatisme étriqué à l’ouest n’avait pas rejeté le principe même d’une révolution sociale et attaqué la révolution, si le libéralisme n’avait pas occupé le monde entier, et s’il n’avait pas déclaré une guerre totale au communisme (avant même qu’il ne fut devenu le système totalitaire que l’on connaît) ! Le goulag semble à certains égards un moindre mal comparé aux exterminations et aux guerres coloniales — parmi lesquelles il semble logique d’inclure les guerres de décolonisation — et autres, aux déportations massives, au racisme, qui ne se transforme en anti-racisme que dans un cas de figure, pour des motifs de propagande, après la shoah...