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Le brevet tue

2004, par Jean-Pierre Berlan

En mai 2001, le gouvernement français s’apprêtait dans la plus grande discrétion à transposer dans le droit français la directive européenne 98/44 dite "de brevetabilité des inventions biotechnologiques". Jean-Pierre Berlan, Directeur de recherche à l’Inra et auteur de La guerre au vivant (Agone,2001), en présentait alors les dangers et battait le rappel d’une nécessaire mobilisation.

Depuis Adam Smith, la "main invisible" du marché concurrentiel est censée mettre les égoïsmes individuels au service de l’intérêt général. Le droit de brevet poursuit cet objectif smithien. Il accorde à l’inventeur un monopole temporaire de l’exploitation d’une invention à condition qu’elle soit décrite de façon à ce que toute personne de l’art puisse la reproduire. Ce que le brevet accorde - le monopole temporaire - il le reprend en encourageant les concurrents à le détruire. Et il leur donne les moyens de le faire en rendant l’invention publique.

Tout repose sur la perfection de la concurrence : un grand nombre d’inventeurs, agissant indépendamment les uns des autres, libres d’entreprendre et disposant d’une information complète. Ces conditions ont peut-être existé au XIXe siècle quand les innombrables artisans, forgerons et serruriers, constituaient un vivier d’inventeurs potentiels. Le brevet a pu alors encourager le progrès mécanique. Mais maintenant, l’invention est une activité routinière planifiée par des cartels mondialisés. Le brevet n’est qu’un outil parmi d’autres dans la course aux profits et à la taille. Son effet stimulant sur le "progrès" pourrait bien n’être qu’une mystification. De fait, aucune étude empirique globale ou sectorielle n’a réussi à le mettre en évidence, sauf peut-être en pharmacie. Avant d’étendre le brevet au vivant, nos gouvernants devraient donc s’assurer que le contexte qui lui confèrerait ses vertus supposées est bien le même.

La marche vers le brevet du vivant

Le vivant a été longtemps exclu du champ du brevet par une jurisprudence qui s’en est tenu (sauf deux exceptions, un brevet de Pasteur et le Plant Patent Act américain de 1930) à l’adage "puisque c’est vivant, ce n’est pas brevetable." Avec la première "chimère fonctionnelle" de Cohen et Boyer (1973) et la possibilité d’instrumentaliser le vivant à des fins de profits, la pression s’accentue. En 1980, la Cour Suprême des Etats-Unis franchit le pas. Par 5 voix contre 4, elle permet, pour la première fois depuis près d’un siècle, le brevet d’un être vivant, en l’occurrence une bactérie. Trois ans plus tard une plante entière est breveté, suivie, 2 ans après, par une souris bricolée pour attraper des cancers mammaires.

La décision de la Cour Suprême fait en quelque sorte jurisprudence dans le monde entier. Dès 1985, la Commission européenne commence la réflexion qui abouti à la directive européenne 98/44. Au nom de la compétitivité et du Progrès, l’Europe s’efforce de rattrapper les Etats-Unis. Ne commet-elle pas une erreur tragique dans les deux domaines jumeaux de la biologie appliquée, l’agriculture et la santé ?

La Directive européenne 98/44 dite de "brevetabilité des inventions biotechnologiques", en passe d’être transposée par le gouvernement français est un texte mensonger et, disons-le, criminel, au point que trois gouvernements européens - mais pas le gouvernement français - l’ont porté devant la Cour européenne de justice.

Le brevet sur le vivant dans l’agriculture

Dans l’agriculture, nous avons une expérience du brevet vieille de 150 ans. Cette affirmation paradoxale s’éclaire si l’on analyse ce qui est en cause.

Personne ne niera que tant que le grain récolté est aussi la semence de l’année suivante, le semencier ne peut pas vendre de "semences". Le semencier obtenteur doit donc se débarrasser, par un moyen quelconque de la propriété malheureuse des plantes et des animaux de se reproduire dans le champ du paysan. A cet égard, la technologie "contrôle de l’expression" des gènes, alias Terminator, dont le Ministère américain de l’agriculture (la recherche "publique" !) et une firme privé ont déposé le brevet en mars 1998, n’est pas le fruit d’un dérangement éthique de quelque Dr Folamour, et encore moins une technique visant à protéger l’environnement de pollutions transgéniques éventuelles, mais le plus grand triomphe de la biologie appliquée depuis 150 ans. Si la production reste entre les mains de l’agriculteur, la reproduction,c’est-à-dire la faculté la plus fondamentale des êtres vivants, devient enfin le monopole, le privilège d’un cartel de firmes semencières. La loi du profit triomphe enfin de celle de la vie.

Ce triomphe résulte d’un long combat. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la technique de "sélection continue" remplace la technique de l’isolement appliquée jusque là. Sur la base des nouveaux principes scientifiques darwiniens, on postule que "les plantes se détériorent dans le champ du paysan." En réalité, H. Nilsson en Suède montrera expérimentalement (1892)et W. Johannsen confirmera théoriquement (1903) que la sélection continue est incapable d’améliorer quoi que ce soit. Les sélectionneurs redécouvrent alors la méthode oubliée de l’isolement.

Hugo de Vries, probablement le biologiste le plus influent du début du XXe siècle, est le seul à comprendre pourquoi une technique d’expropriation n’apportant rien à l’agriculteur remplace un méthode d’amélioration sans profit pour le sélectionneur : avec la première, "tout le profit de la production de semences fiables reste dans les mains de celui qui possède le pedigree original" [1].

Au XXe siècle, la sélection est dominée par la méthode dite des "hybrides". Le scénario est le même : l’expropriation est mystifiée en amélioration. La caractéristique des "hybrides" n’est pas d’accroître le rendement comme on le clame, mais de faire chuter celui de la génération suivante comme on le tait. C’est Terminator mystifié. En 1998, au nom de la traçabilité, la Commission européenne subordonne le versement de la prime blé dur à l’achat de semences commerciales certifiées. Les OGM poursuivent cette longue tradition d’expropriation avec les Gurts (Genetic Use Restriction technologies - l’agro-chimiste vend à l’agriculteur des plantes génétiquement handicapées et le produit qui permet de lever le handicap !).

Mais la grande affaire actuelle est le brevet : Terminator par la loi.

Selon l’article 4 §2 "Les inventions portant sur des végétaux ou des animaux dont l’application n’est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale sont brevetables." Les techniques de transgénèse étant génériques, tout ce qui est transgénique est brevetable.

La directive introduit donc une discrimination légale favorisant les "solutions" transgéniques inutiles et dangereuses aux dépens de méthodes agronomiques efficaces et durables, écologiquement élégantes, mais sans profit pour les transnationales. De telles "solutions"consistent à trouver des parades aux maux que les "solutions" transgéniques précédentes auront créés. Au Canada, la culture de variétés de colza tolérantes aux herbicides Roundup de Monsanto, Liberty d’Avantis et Pursuit de Cyanamid a provoqué l’apparition d’une triple résistance. Les agriculteurs devront recourir à des herbicides plus toxiques et en quantités accrues. 71% des superficies transgéniques sont des plantes tolérantes (la plante absorbe l’herbicide qui entre dans la chaîne alimentaire) aux herbicides. Les producteurs d’OGM ne sont-ils pas des agro-chimistes ?

La Commission a rejeté les amendements proposés par les Verts et visant à élargir le droit de réensemencement. Il ne faut pas s’en étonner. Le brevet est ici tourné contre le vivant, contre les paysans - contre chacun de nous. Pourquoi ?

Aux Etats-Unis, Monsanto traîne devant les tribunaux des centaines d’agriculteurs pour avoir enfreint le privilège que le brevet confère aux industriels des "sciences de la vie". Tout privilège crée un sentiment d’injustice chez ceux qu’il exclut. Il suscite la "triche". Monsanto utilise les services de détectives privés - l’embryon de la future police génétique - pour débusquer la "piraterie" - c’est le terme qui désigne la pratique fondatrice de l’agriculture, semer le grain récolté. Selon cette logique, se nourrir est un recel. Pour faire bonne mesure, Monsanto, met à la disposition des agriculteurs des lignes téléphoniques gratuites pour qu’ils dénoncent leurs voisins "pirates".

Pourtant, la mondialisation non-marchande des ressources génétiques, le partage des connaissances et la coopération internationale des chercheurs publics ont permis l’augmentation historiquement inouïe du rendement des cultures vivrières dans les pays industriels et dans une partie du tiers monde. La contribution des semenciers privés à cette augmentation a été quasi nulle. Il s’agit donc maintenant d’organiser la cartellisation marchande des ressources génétiques et des connaissances, la guerre économique et donc les futures famines.

Pourtant, l’Amérique du nord est dénuée de ressources génétiques. L’agriculture s’y est construite grâce aux importations de plantes et d’animaux. Au XVIIIe siècle, Thomas Jefferson risque la peine de mort pour sortir en fraude des semences de riz du nord de l’Italie. Benjamin Franklin envoie régulièrement des semences d’Europe à ses correspondants de Philadelphie. La seule plante d’importance agronomique (mineure) originaire d’Amérique du Nord est le tournesol. Le seul animal de ferme qu’elle nous a apporté est la dinde. Personne ne regretterait que les Etats-Unis en gardent l’exclusivité. Et pourtant, ils brevètent maintenant les ressources génétiques qu’ils ont pillées dans le monde entier !

En résumé, la directive organise une discrimination légale en faveur de "solutions" transgéniques inutiles ; elle crée un privilège pour quelques transnationales et conduit à une société de délation. Elle remplace une mondialisation non-marchande par la cartellisation marchande des ressources génétiques et leur pillage, et la guerre économique. Elle donne le coup de grâce à une biodiversité en danger. Elle prépare les futures famines en prétendant les prévenir.

La directive 98/44 et la santé

Aux Etats-Unis, en 1940, le premier brevet d’un médicament a provoqué un tollé dans le milieu médical et pharmaceutique. Plus récemment,c’est sous la pression de l’OMC que l’Inde a dû accepter de breveter les médicaments.

La légitimité sociale du brevet des médicaments est d’autant plus douteuse que le secteur pharmaceutique se concentre (fusions récentes : Glaxo Welcome-Smithkline Beecham, Aventis : Hoescht-Rhône-Poulenc, Pharmacia Upjohn-Monsanto, Warner Lambert-Pfizer, Sanofi-Synthelabo). Une douzaine de transnationales, les mêmes que dans l’agriculture, contrôlent un marché segmenté en spécialités - un marché de vie et de mort, et donc immensément rentable. Elles visent à l’étendre. C’est la logique même du marché.

Ces firmes prétendent lutter contre la maladie. Mais, fonds de pension et spéculation financière obligent, leur priorité est d’accroître leurs profits. Le docteur J. Orbinski, président de Médecins Sans Frontières, écrit qu’au Kenya, le traitement contre la méningite opportuniste du Sida avec le fluconazole coûte 120 francs par jour, mais seulement 4 francs par jour en Thaïlande [2]. Au Kenya, le fluconazole est breveté, il ne l’est pas en Thaïlande. Au Kenya, les malades meurent.

Les médicaments sont déjà brevetés. Faut-il renforcer encore le pouvoir de ce cartel en lui permettant de breveter en amont la découverte (le brevet porte sur des inventions et non pas sur des découvertes) de gènes qui seront la source de nouveaux médicaments et qui permettront un contrôle en cascade de tout ce qui pourra concerner une pathologie ou un ensemble de pathologies (comme le fait Myriad Genetics avec ses brevets sur les gènes de prédisposition au cancer) ? Faut-il laisser des cabinets d’avocasserie d’origine américaine organiser le partage des marchés ? Qui peut imaginer que la recherche publique puisse défendre ses droits lorsqu’il lui faudra mettre sur la table des millions de dollars dans des procès interminables ? Faut-il breveter le vivant et privatiser ce qui reste de la recherche publique comme c’est le cas partout dans le monde, qu’il s’agisse d’agriculture ou de santé ? Ne faudrait-il pas plutôt rendre publique cette recherche privée afin que les talents qu’elle stérilise à des tâches aussi monstrueuses que Terminator et ses clones et que les sommes englouties dans la défense de leurs monopoles brevetés pour ne rien dire du contrôle des "prescripteurs" [3] soient mis au service de tous ?

Mais ce n’est pas tout.

Le brevet sur le vivant est inséparable d’une conception nouvelle, prétendument scientifique, de la maladie : les maladies seraient génétiques. Les soigner exigerait donc de breveter les gènes. Ce déterminisme génétique vaut pour quelques maladies rares - qui n’intéressent pas ces firmes. Leur objectif est d’utiliser un succès éventuel comme vitrine pour généraliser leur idéologie génétique à l’immense marché des maladies "de civilisation" - cancers, obésité, maladiesmentales, allergies, et pourquoi pas à celui de vieilles maladies, en plein renouveau comme la tuberculose. Ainsi, des "spécialistes londoniens ont fait la démonstration en Gambie (que) les hommes ne sont pas génétiquement égaux face au risque de l’infection tuberculeuse... Comme on vient de l’établir pour la contamination par le virus du sida, certaines personnes sont, du fait de leur patrimoine héréditaire, plus que d’autres exposées à la maladie" [4]. Belle découverte - nous sommes tous différents ! - qui introduit une causalité génétique dans une maladie que l’on disait jusqu’ici infectieuse.

Pourtant, la tuberculose n’est pas plus due au bacille de Koch que l’obésité au gène découvert en mars 1997 (ou le cancer aux oncogènes). L’incidence de la tuberculose dans les pays industriels avait diminué de 90% avant même que la première molécule active contre le bacille de Koch ne soit disponible. La diminution du temps de travail, l’amélioration de ses conditions, la suppression du travail des enfants, des augmentations de salaires, de meilleures conditions d’alimentation, d’hygiène et de vie etc., avaient assaini le terrain. On peut combattre la tuberculose en en supprimant les causes sociales ou en s’attaquant au bacille de Koch avec des antibiotiques (ou en en soignant les gènes). La deuxième méthode ne peut contrôler la tuberculose comme le montre son retour brutal y compris dans les pays développés du fait des attaques libérales contre les systèmes de protection sociale jugés "trop généreux".

La maladie microbienne laissait la porte ouverte à la compréhension des causes sociales et politiques de la maladie, bref à son écologie politique et, donc à la mise en oeuvre d’une politique de santé publique s’attaquant à ses causes, plutôt qu’à son agent microbien. Avec la maladie génétique, la maladie devient propre à l’individu. Ses mauvais gènes en font une victime résignée. Les causes politiques de la maladie étant "génétisées", elles sortent du domaine du politique. On comprend que les"politiques" soutiennent une science qui les débarrasse de leur tâche politique.

Soit dit en passant, on trouvera presque toujours des gènes"responsables" (dans cette conception scientifique étriquée de la causalité) d’une pathologie puisque les gènes fabriquent des protéines qui jouent un rôle dans toutes les fonctions de la vie. Quel est l’enjeu de ces tautologies ?

Pour les transnationales des "sciences de la vie", il n’y a pas de plus grande injustice que la faculté des plantes et des animaux de se reproduire dans le champ du paysan. Tout a été fait pour les en débarrasser. De façon symétrique, une personne en bonne santé porte préjudice à leur rentabilité. Tout sera donc fait pour l’en débarrasser. Nous touchons au but. Nous sommes tous porteurs de maladies "génétiques" - en jargon de "susceptibilités aux maladies génétiques" - une cinquantaine au moins, dit-on. Pour les Dr Knock transnationaux, toute personne bien portante est un malade qui s’ignore. La maladie génétique et la médecine "prédictive" font de tout être humain (et ce, avant même sa naissance), un malade potentiel de la naissance à la mort. Le marché médical s’élargit à toute personne en bonne santé - exactement comme Terminator, le brevet et autres "hybrides" étendent le marché des "semences" à la totalité de la superficie cultivée de la planète. Bis repetita... Pour nous guérir de la maladie, il faut faire de chacun de nous un malade potentiel. C’est la fin de tout système de sécurité sociale.

La directive européenne 98/44 de "Brevetabilité des inventions biotechnologiques" est donc une mystification. Son objectif est de créer un privilège pour quelques transnationales sur la reproduction des êtres vivants et sur les gènes.

Le gouvernement français va-t-il créer ce privilège ?

Jean-Pierre Berlan (mai 2001)


[1Hugo de Vries, Plant breeding, Chicago, The Open Court Publishing Co., 1907.

[2Pour, n° 63, mars 2000

[3L’AZT illustre un phénomène constant : la captation des résultats de la recherche publique par les entreprises privées. Cette molécule avait été découverte par le National Cancer Institute (NCI), donc par la recherche publique. Au début des années 60. elle s’était révélée peu efficace contre le cancer. En 1987, avec la montée de l’épidémie de sida, Glaxo s’intéresse à l’AZT. Il le fait tester en même temps que d’autres molécules par le NCI qui a mis au point les méthodes de criblage de médicaments anti-sida. Glaxo dépose en même temps un brevet sur l’AZT comme médicament anti-sida. Et lorsque les tests du NCI se révèlent prometteurs, il devient "l’inventeur" du premier médicament anti-sida. Brevet aidant, il en fait l’un des médicaments les plus coûteux jamais vendu. Ainsi, de bons avocats valent-ils mieux que de bons chercheurs. De bons vendeurs aussi. Depuis ce coup d’éclat, la fusion de Glaxo-Wellcome et Smithkline-Beecham (17 janvier 2000), a créé le premier laboratoire mondial. L’atout du nouveau groupe : "une force de vente de 40 000 personnes" - sur un total de 105000 ! Aux seuls Etats-Unis, 7 600 visiteurs médicaux transforment les médecins en "prescripteurs".

[4J-Y Nau , "Alerte rouge planétaire face à la nouvelle virulence du bacille de Koch. Trois millions de décès par an sont dus à la tuberculose", Le Monde, 24 mars 1998.