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Quelle recherche pour l’agriculture biologique ?
2004, par
Avec la crise du modèle agricole conventionnel, l’agriculture biologique a le vent en poupe. Impossible donc aux organismes de recherche institutionnelle de l’ignorer. Mais la rencontre s’annonce difficile tant les cultures des deux milieux sont différentes. Pour comprendre les raisons de ces difficultés, Matthieu Calame, agriculteur biologique et ingénieur agronome, revient aux sources de l’un et de l’autre. Où l’on verra que si le mariage n’est pas impossible, il impliquera une réforme profonde du système actuel de recherche agronomique.
La recherche agronomique institutionnelle (que j’appellerai par commodité recherche agronomique par la suite) et l’agriculture biologique ne font pas partie du même monde. Elles n’ont pas connu de co-évolution. Depuis 50 ans, elles n’interagissent que de manière lointaine et indirecte. Elles appartiennent à deux socio-systèmes qui se sont séparés voire mutuellement rejetés. Car la recherche agronomique a été organisée dans le cadre d’un projet précis : l’industrialisation de l’agriculture.
Le paradigme industriel de la recherche institutionnelle
La modernisation de l’agriculture repose sur l’application au paysannat des principes qui avaient au cours du 19e siècle transformé l’artisanat en industrie, les maîtres de forge en sidérurgistes. Cette évolution fut d’ailleurs sanctionnée par le passage du statut de ’paysan’, au statut d’agriculteur avec une insistance prononcée sur la qualification technique. L’agriculteur est l’équivalent champêtre du technicien.
Mais au contraire de l’artisanat, il fallait industrialiser non seulement les hommes mais aussi la nature : faire d’un champ un atelier d’usine. On plaquait ainsi au vivant les paradigmes issus de l’industrie chimique ou mécanique et on abandonnait les paradigmes propres à l’agriculture.
L’abandon des paradigmes agronomiques
Dans le domaine de la recherche, la constitution de la recherche agronomique moderne se fait alors en abandonnant le développement des paradigmes propres à la recherche agronomique traditionnelle pour adopter les paradigmes de la chimie et de la physique qui viennent, il est vrai, de remporter dans le cadre des deux guerres mondiales un succès décisif (jamais on n’avait tué autant de monde en aussi peu de temps).
Le tableau ci-dessus récapitule cette co-évolution marquée par l’orientation prise par la recherche agronomique dans le sens d’une recherche de principes universels censés permettre d’établir pour toutes situations les bonnes règles agronomiques.
Manipulation contre observation
En terme de modèle de recherche, cette évolution se traduit par un glissement de méthode. De même que l’agriculture copie l’industrie, la recherche agronomique admire et rêve d’imiter le travail des laboratoires de recherche chimique et physique. Or les méthodes de recherche développées en chimie et en mécanique, si elles ont été efficaces dans leurs domaines, sont inadaptées au vivant. Mais leur prestige social est tel - n’ont-elles pas accompagné le développement d’une industrie puissante ? - que leur modèle s’impose à tout.
C’est cet impérialisme culturel du modèle chimique à l’intérieur des sciences qui est à l’origine des nombreux échecs rencontrés lors des trente dernières années.
L’agriculture biologique et le refus du paradigme chimique
À l’origine l’agriculture biologique naît d’une série de mouvements de nature très diverses mais qui ont comme point commun un refus de l’application sans nuance à l’agriculture - et de manière générale au vivant - des modèles, industriels pour la production et chimiques pour la recherche. C’est l’intuition que le vivant et ses mécanismes sont plus que leur composante chimique, intuition confirmée depuis avec la notion vague, mais porteuse, d’information : le mode de structuration de la matière est porteur d’une "valeur" autant que la matière elle-même, un être vivant est plus que la somme de ses composants. Cette intuition a pris des formes très différentes, parfois même spirituelle, mais l’essentiel est bien dans la reconnaissance que le vivant ressort d’une logique différente de la matière à l’échelle moléculaire.
L’agriculture biologique : un contrat social
Si le rapport au paradigme chimique est déjà une fracture entre la recherche agronomique et l’agriculture biologique, la définition de l’agriculture l’est encore bien plus. L’agriculture biologique n’est pas d’abord une technique agricole, elle est un contrat social. On ne définit pas scientifiquement l’agriculture biologique, on la négocie entre les différents partenaires. Ceci signifie que l’agriculture biologique risque d’évoluer fortement - et pas toujours dans le bon sens ! - avec l’implication de nouveau partenaires portés par des motivations différentes : l’État qui veut en France réduire le déficit commercial, les nouveaux consommateurs qui cherchent avant tout des produits sains, les grandes surfaces qui cherchent à répondre à une demande des consommateurs, la recherche agronomique qui cherche à être présente sur ce secteur, ne serait-ce que pour justifier ses effectifs.
La recherche en agriculture biologique
Le socio-système de l’agriculture biologique se caractérisait par les liens forts qui unissaient ses membres et notamment le lien très fort entre producteurs et consommateurs, et d’autre part par la faible spécialisation des fonctions au sein du socio-système. Il y avait essentiellement des producteurs et des consommateurs. Les premiers intervenaient dans pratiquement toutes les fonctions à remplir : production, définition du cahier des charges, organismes de contrôle, recherche. Il existait notamment dans le cas de la recherche, une structuration à la base, les GRAB (groupement de recherche en agriculture biologique) qui regroupaient des agriculteurs, ces GRAB ayant souvent un animateur. Point donc de professionnels de la recherche. De même que l’agriculteur bio se sent le chef d’orchestre de son exploitation, les animateurs étaient les chefs d’orchestre des agriculteurs dans le cadre d’un projet collectif de recherche. Les GRAB ont créé un réseau national avec comme centre d’animation l’ITAB (Institut Technique d’Agriculture Biologique). La recherche existait donc en agriculture biologique au sens d’une activité de réflexion sur les pratiques, car l’agriculture biologique n’a jamais été une reproduction servile du passé et encore moins une reproduction servile du modèle industriel. Par contre il n’y avait pas d’instituts de recherche formés de personnes exerçant leur activité de recherche en se conformant à un canon universitaire et ayant pour but de publier.
La recherche agronomique : un danger pour l’agriculture biologique ?
L’intérêt porté par la recherche agronomique à l’agriculture biologique naît évidemment de l’explosion de la demande et du souci des pouvoirs publics d’accélérer la reconversion des agriculteurs. Or, les protagonistes traditionnels de l’agriculture biologique perçoivent bien la menace que représente une croissance rapide marquée par l’arrivée massive de nouveaux acteurs plus préoccupés par la lettre que par l’esprit. Les nouveaux agriculteurs bio sont enclins à penser que l’agriculture biologique est un label, le cahier des charges étant non pas le produit d’un contrat mais une contrainte qu’il est envisageable d’assouplir pour faciliter la croissance du secteur. D’un point de vue technique, l’agriculture bio devient une agriculture industrielle dans laquelle on substitue aux produits interdits (les produits de synthèse) des produits autorisés. Bref, au lieu de mettre 240 unités d’azote sur leur blé, ils s’apprêtent à mettre 30 tonnes de fumier. Ils ne s’interrogent pas sur la nécessité de refonder l’agriculture. Et, évidemment ils s’adressent à la recherche pour leur donner des solutions, des paquets techniques comme au bon vieux temps de la vulgarisation agricole des années 50.
Quel rôle va jouer la recherche agronomique ? Avec qui va-t-elle s’allier ? Quelle tendance va-t-elle soutenir ? Le risque est grand de vouloir d’abord reproduire l’ancienne division du travail et donc de s’adresser spontanément plutôt aux nouveaux agriculteurs bio car le mode de dialogue reste le même : l’agriculteur rencontre des problèmes techniques, il ne change pas son mode de fonctionnement et il s’adresse à la recherche pour qu’elle lui fournisse des réponses techniques. Bref que la recherche agronomique participe activement à une industrialisation de l’agriculture biologique.
L’agriculture biologique peut-elle réagir ?
Au cœur des nouvelles relations qui s’instaurent entre la recherche agronomique institutionnelle et l’agriculture biologique traditionnelle se pose la question de la nature de l’activité de recherche. Il y a deux alternatives : soit l’agriculture biologique est dominée et écrasée par le même complexe d’infériorité qui, il y a 50 ans, a permis que les paradigmes de la chimie triomphent, soit l’agriculture biologique s’appuie sur les crises actuelles pour démontrer que son refus des paradigmes de la chimie était justifié et que ce sont les modalités de la recherche agronomique qu’il faut refonder.
Or, il n’est pas de méthode plus efficace pour disqualifier une pratique et un savoir que de dire qu’il est "non scientifique." La recherche agronomique en joue largement en stigmatisant le caractère non-scientifique des travaux des agriculteurs bio, les mettant ainsi en situation d’infériorité. Il est vrai que ces travaux ne sont pas scientifiques dès lors que l’on a admis comme définition exclusive de la méthode scientifique la méthode manipulatrice. Et pourtant ces savoir-faire élaborés par les agriculteurs forment concrètement la base des pratiques d’une agriculture qui ne fonctionne pas si mal.
Pour l’agriculture biologique le premier enjeu est donc de ne pas se sentir culpabilisée par l’accusation d’être ’non scientifique’ et d’affirmer l’intérêt de sa démarche suivie jusqu’à présent en montrant qu’elle est tout a fait rationnelle qu’elle est extrêmement adaptée à son objet : gérer au mieux des écosystèmes complexes.
Les pratiques de recherche de l’agriculture biologique répondent aussi à la crise interne de la recherche agronomique. On parle de recherche-action, d’analyse systémique, de transdisciplinarité, d’interdisciplinarité et que sais-je encore. Or le socio-système de l’agriculture biologique est un monsieur Jourdain : tout cela, il le fait sans le nommer. Il n’a donc pas à se justifier de son fonctionnement, il ne lui revient pas la charge de la preuve, au contraire il forme un modèle pour tout ceux qui veulent retrouver les voies d’une recherche agronomique soucieuse de réalisme et d’efficacité.
A nouveau vin, nouvelle outre !
En décrivant la recherche agronomique, j’ai décrit la pente suivie par les institutions qui la forment. Or, il existe, au sein de ce système, des individus de valeur qui se battent pour en réorienter l’évolution dans le sens d’une recherche plus agronomique. Cependant ces personnes n’ont pas réussi à contrecarrer la logique globale de son évolution dans son sociosystème. Dans le cas de l’INRA, force est de constater que ceux de ses membres qui se sont impliqués dans une recherche alternative, se sont trouvés marginalisés. Coincée entre son complexe d’infériorité vis à vis du CNRS et la multiplication des instituts techniques intermédiaires par filière (Institut Technique des Céréales et des Fourrages, Institut Technique de l’Élevage Bovin…) et les chambres d’agricultures qui sont en lien direct avec la FNSEA qui fut la promotrice de l’industrialisation de l’agriculture, l’INRA aura du mal à évoluer. Il faut envisager une rupture.
Il faut créer au sein de l’INRA ou en dehors un département d’agriculture durable ayant ses moyens, ses chercheurs, ses modes d’évaluation, son propre paradigme de recherche et son propre mode d’administration. Il aurait son propre conseil d’administration dans lequel siégeraient des producteurs, des distributeurs, des consommateurs.
En effet s’il n’y a pas de photosynthèse "bio" différente de la photosynthèse, il y a par contre une recherche "bio" ou durable, c’est à dire une recherche qui reconnaît la nécessité de nouer des alliances explicites, pour échapper à l’approche manipulatoire, qui sous l’apparence de neutralité opère en étroite collaboration avec l’industrie chimique. Une recherche qui applique à elle-même un raisonnement systémique et qui accepte de jouer le jeu d’un socio-système, qui cesse de se définir par elle-même pour elle-même et d’ergoter sur son fonctionnement interne pour enfin s’interroger sur ses interactions avec le monde !
Matthieu Calame