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Faire entrer les sciences en démocratie

Pour un tiers secteur scientifique

2004, par Christophe Bonneuil, Jean-Paul Gaudillière

Si les systèmes techniques sont des agencements répondant à des contraintes socio-économiques qui auraient pu être différentes ; si les faits scientifiques sont des réponses à des questions qui auraient pu être posées autrement ; alors, quelles questions voulons-nous poser et comment pouvons-nous les poser ? Les auteurs font ici des propositions pour une élaboration démocratique des choix techno-scientifiques et pour une science citoyenne.

Ordre technologique, ordre social

Les techniques ne sont pas que techniques. Elles cristallisent des rapports sociaux et les durabilisent. La chaîne et l’"organisation scientifique du travail", développées en réponse au pouvoir ouvrier, ont instauré l’univers du travailleur/de la travailleuse interchangeable, déqualifié-e et subordonné-e. De même, l’innovation agronomique a-t-elle souvent contribué à déplacer l’essentiel de la valeur ajoutée de l’exploitation agricole vers son amont ou son aval industriel, et à placer les agriculteurs - en nombre décroissant - en position subordonnée.

Au delà de ces exemples proches du complot, il reste que, même sans intentionnalité consciente, les choix techniques d’une génération influencent profondément la vie des générations suivantes. Ainsi, le choix du tout automobile, il y a un demi siècle, est-il aujourd’hui indissociable de l’essor des zones périurbaines, d’une déshumanisation de la rue en ville, de la géopolitique mouvementée du Moyen-Orient, de la mort annuelle de dizaines de milliers d’accidenté-e-s et d’une partie du réchauffement planétaire.

Bref, les systèmes techniques sont des structures politiques en ce sens qu’ils contraignent les choix de vie et d’organisation qu’une société peut se donner. Pourtant, ils échappent au politique. Entre marché, chercheurs et bureaucrates, les principaux choix scientifiques et technologiques se font hors du cadre de fonctionnement de nos démocraties parlementaires. Avec l’autonomisation de l’économique (dérégulation libérale), cette politique du fait accompli technologique constitue l’un des facteurs principaux d’atrophie du politique.

Aujourd’hui le compromis fordiste - perte de souveraineté technologique en échange d’une amélioration matérielle des conditions de vie - vacille. Au delà de la seule affirmation de la thématique du risque sur la scène publique, l’aspiration à une citoyenneté technologique est exemplifiée par le formidable mouvement de résistance aux OGM, qui a - fait rare dans l’histoire du capitalisme - fait échec à un mouvement de concentration (pharmacie- agrochimie).
Quels savoirs pour quelle société ?

L’écologie politique, héritière du marxisme, s’en distingue entre autres en ce qu’elle ne croit plus à l’avènement nécessaire d’une société plus juste du seul fait du progrès de la science et des forces productives. Si l’on ne peut bâtir d’alternative sociétale sans revoir les outils technologiques de l’ordre ancien (Gorz, Illich*), la construction d’un autre ordre technologique se trouve donc au coeur du projet de l’écologie politique.

Cet horizon va bien au delà d’un contrôle social des "applications" de la science ou de la participation à l’évaluation des risques technologiques. Il implique le coeur des sciences et non seulement leur périphérie technologique. Sciences et technologies sont d’ailleurs étroitement hybridées en une "technoscience", la recherche dite fondamentale étant de plus en plus dominée par des dynamiques instrumentales, compétitives et par une division du travail dans de grandes institutions.

De plus, même lorsqu’elle semble laissée à son libre cours, l’entreprise scientifique, loin d’être une sphère autonome susceptible de fournir les valeurs suprêmes opposables aux oppresseurs et à l’ordre marchand, apparaît avec le recul historique non seulement comme porteuse d’une idéologie et d’une pratique de domination instrumentale de la nature, mais aussi comme un des facteurs de la marchandisation du monde. Ainsi, la mise en expérience du vivant engagée à la fin du 19e siècle, qui a permis d’isoler, de cultiver et de manipuler le vivant dans l’espace du laboratoire (microbes, tissus et lignées cellulaires, constructions génétiques), en "artificialisant" ces entités, aura-t-elle constitué une étape cruciale vers le brevetage du vivant.

C’est donc le plus en amont possible de la production de connaissances que la société doit exprimer ses priorités et ses valeurs. La production de savoir elle-même suppose des investissements politiques (Foucault) et des risques, d’autant plus forts que la technoscience est en passe de transformer le monde en laboratoire (cf. U. Beck dans ce dossier). Mais si l’expérimentation est érigée en nouveau mode de gouvernance, qui déterminera les objectifs et les protocoles de ces expérimentations dont les terriens sont les cobayes ? Quelle justice expérimentale instaurer dans la distribution des risques et bénéfices de ces expérimentations ? L’expérimentation elle même n’est-elle donc pas un pouvoir à redistribuer dans la société ?

En somme, la dichotomie traditionnelle entre une science bonne et neutre, et des applications bonnes et mauvaises de cette science ne tient plus. Il n’y a plus un monde des faits surplombant le débat politique et où l’évaluation sociale de l’impact des découvertes arrive toujours après l’industrie, trop tard pour changer quoi que ce soit. La bonne société n’est pas celle qui place son avenir entre les mains de la science. Dans une société écologiste, la bonne science sera au contraire celle qui sera le produit et le soutien d’une société démocratique vigoureuse (Latour, Harding, Nowotny).

Science marchandisée, science contestée

L’enjeu clé de la nouvelle guerre économique, c’est le contrôle de la matière grise (cf. la férocité des batailles sur la propriété intellectuelle). C’est dans ce contexte qu’émerge un nouveau mode de production des savoirs, plus directement en prise avec les logiques financières. Autrefois structurée par une professionnalisation appuyée sur le soutien de l’État et par des dynamiques disciplinaires, la recherche se trouve "flexibilisée" et réorganisée depuis l’aval par le contexte d’application et de commercialisation. Avec l’avènement de la figure du chercheur-manager, ces mutations bouleversent profondément bien des valeurs identitaires de la communauté scientifique, non sans générer un sentiment de malaise parmi de nombreux-ses jeunes chercheur-se-s.

À ce malaise s’ajoute le sentiment d’être mal-aimé du public. Depuis Tchernobyl, l’affaire du sang contaminé, les crises de la vache folle et la controverse sur les OGM, il semble bien que la science a perdu de son autorité sociale : mise en accusation de la recherche publique par les militants anti-OGM, crise du recrutement dans les filières scientifiques, etc. Les dispositifs établis d’expertise sont débordés, et forcés de s’élargir en prenant en compte des points de vue autrefois disqualifiés comme "non scientifiques" [1]. Le scientifique voit sa parole contestée dans l’espace public par une foule de nouveaux acteurs des débats montants sur les risques, l’environnement et les choix technologiques.

Un contrat social pour la science

Face à la double intrusion des marchands et des profanes, bien des chercheur-se-s invoquent "l’autonomie de la science", la défense des organismes publics et du chercheur fonctionnaire. Mais ce repli sur le temple est sans issue. Certes, l’expertise et la science produites par l’État sont indispensables pour promouvoir l’intérêt général et garantir la sécurité sanitaire et environnementale. Mais face aux logiques mercantiles qui s’étendent au vivant et au savoir - y compris à la recherche publique, face aux défis humains du siècle qui s’ouvre, il faut une nouvelle alliance entre la science et la société civile mobilisée (Propositions de Villarceaux, in Mirenowicz).

Cette alliance est déjà en marche entre certains secteurs : entre des scientifiques "intégrationistes" (biologie des populations, etc.) et les militant-e-s anti-OGM, ou encore entre les pionnier-e-s de la santé environnementale et les victimes de la "France toxique". Sur ces terrains, la demande sociale sert de point d’appui aux chercheur-se-s pour développer leur domaine, et ils/elles aident en retour les militant-e-s, par leurs prises de position publiques dans les controverses, à déplacer les cadrages de l’expertise. Le contrat social à proposer aux scientifiques les moins réductionnistes et les moins lié-e-s aux industries est le suivant : assuré-e-s d’un nouveau marché - public - pour leurs recherches grâce à la demande environnementale et sanitaire, ils/elles doivent apprendre à vivre dans une société épistémologiquement pluraliste, où l’expertise serait plus disséminée dans la société civile et où la programmation scientifique serait ouverte à de nouveaux acteurs citoyens.

Faire entrer les sciences en démocratie

On entend souvent qu’il serait illusoire voire dangereux de prétendre à une élaboration démocratique des choix technologiques et des politiques scientifiques. Ce serait donner Socrate en pâture aux sophistes, livrer la raison à l’opinion, par définition irrationnelle, inculte et éternellement divisée (Bensaude-Vincent). On répondra que "la science" n’apporte à elle seule ni consensus (la controverse est constitutive des sciences), ni indépendance, ni certitudes. Ces éléments n’émergent que lorsque la validation des savoirs participe de procédures socialement acceptées, très variables dans l’histoire. On notera également que la conférence de citoyens de juin 1998 sur les OGM a montré la capacité de citoyen-ne-s ordinaires à s’approprier des dossiers techniques avec sérieux et compétence.

Dans ces conditions et puisque des jugements de valeurs sont toujours présents depuis les choix d’allocation des ressources jusqu’aux techniques d’évaluation des risques, pourquoi ne pas assumer cette "impureté" de la science afin d’expliciter les cadrages et points aveugles implicites de l’expertise (réflexivité) ? Pourquoi ne pas organiser la participation citoyenne et les controverses publiques comme autant de processus élargis d’évaluation technologique et d’apprentissage social (Habermas, Rip, Lascoumes) ?

L’élaboration démocratique des choix technoscientifiques

Pour faire entrer les sciences en démocratie une première piste passe par l’intégration des choix technoscientifiques dans la sphère du politique. Cela implique d’affirmer le législatif comme espace d’appropriation politique des technosciences, notamment en renforçant l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques. Mais la démocratie technique sera aussi un des principaux chantiers de la démocratie participative (ouverture des instances de politique scientifiques aux "profanes", conférences de citoyens, ateliers scénario…).
Pourquoi ? L’autorité de la science comme celle de la représentation politique étant mises en crise, elles ne peuvent suffire, comme par le passé, à fonder la légitimité de la décision publique.

D’où la recherche de nouvelles techniques de gouvernementalité, basées sur un souci de procédure et de "participation". C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’apparition de dispositifs tels les conférences de citoyens (près de 40 dans le monde depuis 1987, dont une en France sur les OGM en 1998). Pour les gouvernants, ces dispositifs "participatifs" (en réalité délibératifs s’il n’y a pas de lien contractuel avec la décision) visent à rendre gouvernables des situations dominées par l’incertitude scientifique et la controverse sociale (Lascoumes). Pour qu’ils soient autre chose qu’un supplément d’âme à la gouvernance technocratique et/ou mercantile (Marris), il convient donc d’améliorer ces dispositifs.

Il faut d’une part rechercher les "procédures" les plus démocratiques en se demandant :

– Quand consulte-t-on ? En aval pour gérer l’acceptabilité sociale des risques ou en amont pour construire des priorités de recherche ?

– Quelle représentativité ? Si l’on constitue des panels de représentant-e-s des différentes parties prenantes (patrons, syndicats, consommateurs, écolos…), qui les désigne et selon quelles proportions ? Si le panel est constitué de "citoyen-ne-s lambda", faut-il prendre des volontaires sur examen et échantillonnage de lettres de motivation (comme dans les conférences de citoyens danoises) ? Ou bien des gens tirés au sort ou échantillonnés selon la méthode des quotas (choix fait en France où l’on a voulu fabriquer une "opinion" moyenne comme contrepoids aux écologistes) ?

– Quel pluralisme ? À quel niveau la diversité des points de vue est-elle intégrée dans le processus ? Dans la composition plurielle du comité de pilotage (cas Danois), dans l’organisation de la formation (deux week-ends dans le cas des conférences de citoyens), ou seulement dans le 3e week-end d’audition publique (comme dans l’expérience française) ?

– Quelle articulation avec la décision politique ? Il pourrait y avoir, sinon obligation de suivi par le gouvernement des avis émis, du moins obligation de réponse écrite de celui-ci (cas Danois). Les conférences de citoyen-ne-s pourraient aussi être conçues comme préparatoires à un débat législatif ou à un référendum.

Mais la démocratie ne réside pas que dans la procédure. Pour éviter que les instances délibératives soient démunies face aux cadrages experts, pour qu’elles aboutissent à autre chose qu’un aplatissement des questions en un "oui mais" ou en un tableau coûts/bénéfices, on ne pourra pas faire l’économie de la question des valeurs. Pour outiller les participants aux dispositifs participatifs, Richard Sclove, du Loka Institute, a travaillé à la définition d’une grille de critères socio-éthico-écologico-politiques avec l’aide desquels on pourrait évaluer différents futurs technologiques possibles.

Esquisse de grille d’évaluation pour la prospective technologique (d’après R. Sclove)

– relations sociales

Les technologies à évaluer vous semblent-elles soutenir des relations sociales où le pouvoir serait distribué de façon plutôt également dans la société ? Quelles types de relations entre groupes sociaux et culturels favoriseraient-elles ?

– développement humain, apprentissage social

Comment ces technologies affecteraient les possibilités de chacun à développer son autonomie et ses talents ? À prendre en charge sa vie en citoyen, à construire des espaces d’intérêt commun avec d’autres, à partager les connaissances ?

– gouvernance

Ces technologies sous-tendent-elles une organisation politico-économique centralisée ou décentralisée ? Favorisent-elles le contrôle citoyen des institutions politiques et économiques ? Favorisent-elles les circuits courts et la subsidiarité ?

– soutenabilité

Les technologies envisagées sont-elles un "plus" pour les générations futures ? Permettent-elle un pluralisme technique et culturel ? Quels sont les effets d’irréversibilité et de système à prévoir, qui pourraient restreindre les choix technologiques et culturels futurs ?

De ce point de vue, la méthode des ateliers scénarios, où le panel de citoyens doit choisir entre plusieurs scénarios technologiques différents, se prête mieux à ce travail prospectif que les simples conférences de citoyens.

Une science citoyenne : vers un tiers secteur scientifique ?

L’autre piste pour faire entrer les technosciences en démocratie, est celle d’une "science citoyenne". Il s’agit de redistribuer une partie des capacités d’expertise et de recherche - monopolisées par l’État et les firmes - vers la société civile. Bref, de doter les contre-pouvoirs de contre-savoirs.

Bien peu d’associations disposent de moyens de recherche - la CRII-Rad faisant figure de modeste exception - et les besoins sont énormes. L’accès à la connaissance peut s’envisager depuis une logique de service (boutiques de sciences d’Europe du Nord, Öko-Institut allemands) à une logique auto production (laboratoires d’associations) et
de recherche participative et coopérative (cf. le logiciel libre). Une des expériences les plus intéressantes en ce sens est celle de la "proposition 65" en Californie. Cet État a établi une liste de produits potentiellement cancérogènes soumis à une obligation d’étiquetage. Pour sortir le produit de la liste, l’industriel devra faire la preuve de la non nocivité du produit qu’il utilise (charge de la preuve inversée). Une association suspectant une entreprise d’utiliser un produit listé sans l’étiqueter peut l’attaquer en justice et en cas de victoire, elle touche une prime importante. Du coup, ce marché de la prime a permis à de nombreuses associations de s’équiper de laboratoires et d’embaucher des scientifiques… Ce dispositif de financement de la recherche associative n’est pas transposable à l’identique en France, société moins judiciarisée. Mais dans un pays où l’on a pu mesurer les limites d’un système de recherche et d’expertise concentré entre les mains de l’État, il y a urgence à ouvrir le jeu en inventant des mécanismes de financements de la recherche associative.

Après la création des "agences", réorganisant l’expertise au sein de l’État ces dernières années, l’instauration d’un tiers secteur scientifique ne pourrait-elle pas constituer un chantier pour la prochaine mandature ?

Christophe Bonneuil et Jean-Paul Gaudillière


[1cf. les évolutions sous la pression du débat public, de la Commission du Génie Biomoléculaire entre février 1997 et 1998, ou le volte-face forcé du Comité Dormont sur les farines en novembre.