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Les trois Forums de Porto Alegre

2004, par Olivier Petitjean

Contrairement à ce qui se raconte partout depuis plus de trois mois, ce n’est pas un seul, ni même deux, mais bien trois Forums Sociaux Mondiaux qui ont déjà eu lieu. Cette réalité méconnue permettrait pourtant d’ouvrir de nouvelles perspectives sur "l’espace politique mondial" en cours de constitution, dont les potentialités sont loin de s’épuiser dans le face-à-face des sommets et des contre-sommets.

Le Forum Social Mondial avait été conçu par ses organisateurs [1] comme un lieu de libre parole ouvert aux apports de tous. Le sens de l’événement devait se décider en temps réel, au fil des débats et, peut-être plus encore, dans l’image qui allait en ressortir vis-à-vis de l’extérieur. Ce n’est pas un hasard si le journalisme y a occupé d’emblée le devant de la scène, qu’il s’agisse du rôle déterminant joué par Le Monde Diplomatique (avec ses éditions française et brésilienne) ou encore de la mobilisation des journalistes sympathisants pour baliser systématiquement les différents ateliers et conférences [2]. Or, à la lecture des bilans qu’en ont tiré la plupart des témoins, on en vient à se demander si Porto Alegre a réellement contribué, comme c’était son objectif, à modifier radicalement la scène politique internationale (en se substituant à Davos comme seul lieu légitime pour porter un jugement sur la "mondialisation"), ou s’il n’a fait que répercuter et renforcer les positions préexistantes.

La place controversée des politiques

Nombre d’observateurs ont relevé les tensions provoquées par l’omniprésence du Parti des Travailleurs brésilien, auquel on a beaucoup reproché d’avoir récupéré le Forum pour lui faire servir ses propres intérêts électoraux et renforcer son prestige au sein de la gauche internationale. Ayant accepté in extremis de ne pas intervenir directement en tant qu’organisateur, le PT a tout de même adopté un positionnement ambigu en convoquant deux rencontres parallèles destinées spécifiquement aux hommes politiques (une pour les élus locaux et une pour les parlementaires). Une certaine confusion en a résulté du côté du Forum proprement dit, certains des participants ayant effectivement à cœur de nouer des alliances avec la gauche la plus institutionnelle, tandis que les autres privilégiaient la construction autonome d’une coalition de "mouvements sociaux".

Une des conséquences de cette situation a été l’hésitation des dernières journées, au moment de décider où allait se tenir le Forum suivant, en janvier 2002, une partie des organisateurs souhaitant rester à Porto Alegre au moins une année de plus, et les autres jugeant que la proximité des élections présidentielles brésiliennes allait fausser le jeu. Le compromis retenu proposait l’organisation une année sur deux (les années impaires) d’un Forum unique au niveau mondial et, les autres années, d’une série de Forums régionaux (Porto Alegre se portant candidate pour l’organisation de l’un de ces Forums en 2002). Aux dernières nouvelles, c’est encore une autre formule qui sera appliquée, avec la préparation de plusieurs petits Forums (Corée, Inde, Mexique, Sénégal, Catalogne, etc.) qui devraient avoir lieu une semaine précédant le Forum "global" de Porto Alegre.

Société civile : des marges d’action réduites ?

Le retour en force des politiques n’a pas de quoi étonner si l’on considère la manière dont la scène politique internationale s’est structurée au cours de ces dernières années. Les changements radicaux d’échelle imposés par les nouveaux problèmes qui ont mobilisé l’opinion au niveau mondial (qu’on peut ranger sous deux catégories : déséquilibres écologiques et globalisation économique) ont rendu inopérantes une bonne partie des références politiques traditionnelles, et ont eu pour premier résultat de réduire les possibilités d’action. Ceci explique que les mobilisations internationales n’aient jusqu’à présent quasiment suivi qu’un seul modèle : celui de la campagne d’opinion destinée à porter un certain nombre de revendications qu’il revient aux autorités de mettre en application. La "société civile mondiale" s’est ainsi constituée presque exclusivement par rapport à l’autorité politico-économique. Certains réseaux ont d’ailleurs suivi cette logique jusqu’au bout en choisissant de participer au Forum de Davos pour aller porter la contestation là où était le pouvoir réel au niveau mondial.

Ce n’est donc pas en raison d’une quelconque habileté politicienne que le Parti des Travailleurs et ses invités ont pris autant d’importance dans le Forum. Leur place était déjà toute prête, en raison de la prédominance d’un imaginaire politique de type "républicain", selon lequel les citoyens ont toute liberté d’élaborer et de répandre des idées et des opinions, pourvu que l’autorité politique garde le monopole de toute action possible et reste la référence ultime. Si le PT a pu à juste titre apparaître comme un parti modèle dans ces conditions, c’est qu’il a su à plusieurs reprises (mise en place du budget participatif, négociation avec le groupe Carrefour pour obtenir des contreparties lors de l’implantation d’un hypermarché dans la ville) faire preuve de la volonté nécessaire pour donner corps aux idées et aux positions sur lesquels il avait été élu. Cette traduction des principes en actes fait certes du PT un parti plus avancé que n’importe lequel de ses homologues français, il ne constitue pas pour autant le fin mot de la démocratie. On comprend notamment que la politique de la raison d’Etat à la Chevènement puisse facilement se retrouver dans cette valorisation exclusive de la "volonté politique" que semblaient partager bien des participants au Forum.

Pourtant, le choix de tenir un Forum alternatif à des milliers de kilomètres des montagnes suisses, qui soit expressément consacré à l’élaboration de propositions et d’alternatives, pouvait laisser attendre une autre répartition des rôles. De fait, les propositions qui se dégagent du Forum sont le plus souvent une reconduction pure et simple des revendications déjà énoncées depuis longtemps à l’occasion des différents contre-sommets organisés en marge des conférences de l’OMC, du G7, du FMI ou de la Banque Mondiale. "Propositions" et "alternatives" (deux termes qui reviennent comme un leitmotiv dans tous les appels à mobilisation depuis Porto Alegre) sont fonction de la manière dont on se représente l’espace politique et les possibilités d’action qu’il recèle. Or, bien souvent, le Forum a été conçu comme une simple répétition générale des contre-sommets à venir en 2001, la priorité restant pour beaucoup de structurer la "société civile" comme une coalition homogène rassemblée autour de quelques revendications consensuelles.

Du monde clos à l’univers infini

Ainsi, bien avant le mois de janvier, les grands thèmes et propositions auxquels on allait se consacrer semblaient déjà bien définis : taxe Tobin, OMC, annulation de la dette des pays du Sud, protection des services publics, lutte contre les paradis fiscaux, etc. Et, à l’issue du Forum, quand il fut question de relever les thèmes qui avaient été les plus mobilisateurs, ce fut encore la même liste à laquelle on ajoutait tout de même quelques thèmes plus locaux : réforme agraire ou plan Colombie - qui circula partout. Pourtant, un rapide coup d’œil sur le programme des ateliers aurait suffi pour constater que les thèmes les plus massivement représentés à Porto Alegre ont été les luttes des femmes (au niveau international), l’éducation populaire (au niveau latino-américain) et les mouvements communautaires noirs (ceux-là spécifiquement brésiliens). Ces derniers ont d’ailleurs bataillé avec les organisateurs pour que tous leurs ateliers soient regroupés à part dans un lieu spécifique, ce qui explique sans doute que cet aspect du Forum soit resté quasi totalement occulté en France, malgré le lancement d’un réseau "afro-mondial" avec quelques-uns des délégués africains qui avaient pu faire le voyage au Brésil.

De manière schématique, on pourrait dire que le Forum Social Mondial a suivi trois cheminements simultanés :

– au cours des conférences du matin, la scansion unitaire des grands classiques de la lutte anti-mondialisation ;

– lors des ateliers de l’après-midi, en mode mineur, la prolifération des prises de parole particulières et localisées (du point de vue géographique ou du point de vue thématique) ;

– enfin, le Forum des autorités locales et le Forum parlementaire, les deux grandes messes politiques convoquées par le PT, à la fois intégrées et séparées du reste du Forum.

Les luttes particulières et locales peuvent certes être perçues comme autant de conséquences et de déclinaisons locales des grands enjeux abordés au cours des matinées, il n’en reste pas moins que s’il y a lieu de parler de succès et de nouveauté à propos du Forum Social Mondial, ils ne résident certainement pas dans la reproduction de soi de la société civile mondiale et de ses mots d’ordre, mais dans sa capacité à raccorder les "petites" luttes de chacun et à faire entendre cette multiplicité de voix sur la grande scène mondiale.

On peut ne voir dans la réelle mobilisation qui a entouré le Forum qu’un signe de la force et de la légitimité des discours élaborés par les politiques ou par les mouvements anti-mondialisation. Il aurait été plus intéressant, en particulier si l’on s’accorde pour voir dans l’échange d’expériences entre mouvements et la formation des militants à la "politique mondiale" une des vocations fondamentales du Forum Social Mondial, d’insister sur les différentes manières dont peuvent s’inventer des relations et des alliances directes, sans la médiation obligée des grands discours anti-libéraux, entre des luttes singulières et des mouvements localisés. Le choix de laisser les ateliers des après-midi entièrement à la charge des participants, s’il a eu pour conséquence positive de susciter un foisonnement que n’aurait pas autorisé une programmation plus rigide, a également - revers de la médaille - poussé les mouvements et réseaux à organiser des ateliers conçus uniquement en fonction de leur logique et leurs objectifs organisationnels, avec relativement peu de volonté d’ouverture réelle. Or, les ateliers qui se sont révélés les plus productifs sont précisément ceux qui ont réussi à rassembler des organisations et des acteurs de type différents et à en tirer des biens communs : nouveaux projets en commun, système de partage d’information, agendas communs, etc.

Concevoir une programmation qui favorise ce type de travail en commun tout en préservant le principe d’ouverture et de diversité sera sans doute la quadrature du cercle à résoudre pour l’organisation des prochains Forums. La proposition de réseau afro-mondial, l’effort de mise en place de réseaux d’information alternatifs et d’échange d’articles, le renforcement des relations entre les milieux paysans du Rio Grande do Sul et de l’Ouest de la France (qui s’était traduite par la mise en place d’une filière de soja non-transgénique), sont autant d’exemples d’initiatives qui ont posé des passerelles entre des préoccupations et des luttes locales et des enjeux globaux. De telles initiatives doivent accompagner la succession des mobilisations contre la politique de dérégulation des institutions internationales, certes nécessaires et importantes, mais qui ne suffiront pas à démocratiser durablement l’espace politique mondial en favorisant la construction et l’expression d’une "mondialisation par le bas", seule capable de peser à terme.

Olivier Petitjean


[1Composé de 8 organisations brésiliennes : ATTAC-Brésil, le MST (mouvement des travailleurs ruraux sans terre), la CUT (centrale syndicale), l’ABONG (Association Brésilienne des ONG), CIVES (cercle d’entrepreneurs éthiques proches du PT) et enfin trois ONG plus ou moins "généralistes" : IBASE, Commission Brésilienne pour la Justice et la Paix, Centre de Justice Global.

[2Les articles qui résultent de ce travail sont visibles sur Internet : http://fsm.rits.org.br/