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édito

Ecologie politique et crise de l’énergie

samedi 10 septembre 2005

Avec le développement de la Chine et la proximité du fameux "peak oil" (ou pic de Hubbert) à partir duquel la production de pétrole commencera à se stabiliser puis à décliner inexorablement, nous connaissons à l’évidence une crise du pétrole bien plus grave qu’en 1974. C’est un réel problème qui risque à court terme d’exacerber les tensions et de remettre en cause la mondialisation sous sa forme actuelle. Les enjeux sont considérables, avec les risques d’une crise économique mondiale de grande ampleur. Doit-on y voir pour autant la fin de notre mode de développement et du productivisme ? Rien n’est moins sûr : cela peut n’être guère plus qu’un changement de régime, une difficile période de transition et de hausse des prix. La décroissance matérielle se ferait ainsi par les prix et sans doute un peu plus de misère, ce dont nous ne pouvons nous contenter.

La situation appelle une clarification sur les alternatives au pétrole mais aussi sur notre conception de l’écologie-politique et la place centrale que des écologistes peuvent donner à l’énergie ou à la simple décroissance des consommations au détriment d’un véritable projet politique écologiste. Pour certains, c’est comme si on allait se retrouver du jour au lendemain sans ressource énergétique. On nous annonce les pires catastrophes et un monde à la Mad Max où tout s’arrêterait par manque de carburant, devenu le bien le plus précieux. Avec ce numéro "à contre courant", nous avons voulu rétablir au contraire que l’énergie n’est pas notre problème écologique le plus grave. On ne peut en aucun cas prétendre que nous manquons de sources d’énergie : c’est juste le pétrole qui va coûter de plus en plus cher. Les priorités écologiques sont du côté de l’effet de serre, des pollutions et dévastations diverses, c’est-à-dire des conséquences de notre mode de vie et de notre système de production. Il nous a paru d’autant plus nécessaire de critiquer une trop grande focalisation sur l’énergie, qui ne date certes pas d’hier, et de revenir sur les théories écoénergétiques qui voulaient faire de l’énergie le principe vital et la mesure de toutes choses, avec plus ou moins de catastrophisme.

Bien sûr, le catastrophisme a une visée pédagogique, exacerbant la rareté pour la rendre plus sensible et prévenir à temps l’épuisement des ressources, mais on finit souvent par se persuader de ses propres exagérations. L’idée sous-jacente à cette "éthique de la peur", véritable "terrorisme intellectuel", puisqu’il s’agit bien de terroriser les populations, c’est qu’on serait obligé de changer nos modes de vie pour éviter la catastrophe et d’adopter un comportement plus écologique qu’on le veuille ou non. En d’autres termes, on va dans le mur si on ne s’arrête pas ! Cette vision cauchemardesque peut sembler raisonnable et justifier toutes nos utopies, seulement, sous cette forme, la contrainte écologique se réduit en fait à bien peu de choses puisqu’il suffit de trouver un carburant de substitution pour que ce beau rêve écologiste s’écroule ! Il y a loin de l’épuisement d’une ressource à un véritable projet politique écologiste. On risque moins des catastrophes, même s’il y en aura, qu’une dégradation continuelle de nos vies.
Il faut mettre en question la croyance que les contraintes écologiques nous forceraient malgré nous à devenir plus écologistes, que ce soit par manque d’énergie ou à cause de la "loi de l’entropie" (Georgescu-Roegen). Ce "déterminisme technologique" est un nouvel avatar du sens de l’histoire, l’épuisement des ressources jouant le même rôle que la prétendue paupérisation du prolétariat dans le "matérialisme historique". L’écologie-politique ne peut consister à se ranger derrière un prophète qui nous menace des pires cataclysmes pour nous soumettre en tremblant. L’écologie-politique ne résulte pas d’une contrainte objective mais de notre façon d’y faire face, de la subjectivité d’une vie désirable et conviviale, la vie que nous voulons : une société ouverte et coopérative pour une planète limitée.

Si les destructions écologiques, l’effet de serre et l’épuisement des ressources rendent plus que souhaitables à nos yeux une société plus conviviale et une économie moins productiviste, il faut se persuader que cela n’a rien d’inéluctable et dépend de notre capacité à construire une alternative écologiste, de notre organisation et de notre action qui ne saurait se réduire à une simple "décroissance" de nos consommations alors qu’il nous faut un changement radical d’orientation, une relocalisation de l’économie et une politique de développement humain. L’écologie-politique est d’abord un projet politique, organisant notre être-ensemble et la vie commune en équilibre avec notre entourage et la biosphère. C’est une pensée globale qui remonte aux causes économiques ou sociales et ne se limite pas aux effets sur l’environnement ou à la gestion des ressources mais doit construire une alternative concrète au productivisme, c’est-à-dire de nouveaux rapports de production insérés dans leur milieu. Notre projet politique n’est pas un retour en arrière, c’est une projection dans le futur, la préservation de notre avenir, la réappropriation de nos vies.
Il ne faut pas renverser l’ordre des causes. Ce n’est pas le manque d’énergie qui pourra tenir lieu de projet politique, c’est au nom de notre projet politique que nous devons tirer parti de la crise du pétrole pour accélérer les économies d’énergie ainsi que le passage aux énergies renouvelables, en premier lieu l’énergie solaire qui pourrait s’imposer plus vite que prévue. Nous devrions promouvoir la meilleure énergie, pas l’énergie la moins chère dans l’immédiat mais la moins polluante et la plus souhaitable à long terme. En particulier il faudrait prendre en compte prioritairement la réduction des émissions de CO2 pour se détourner le plus possible du pétrole, du gaz et du charbon. De ce point de vue, l’épuisement du pétrole ne serait pas une si mauvaise nouvelle, mais la consommation de pétrole va au contraire continuer à augmenter, rejetant de plus en plus de CO2 et accentuant par exemple l’acidité de la mer, vrai péril pour les coquillages et le plancton !
Pourtant, si la technologie ne peut tout résoudre, il est certain qu’elle peut améliorer l’efficacité énergétique et trouver des substituts au pétrole. On peut d’ailleurs espérer que les progrès de l’électricité solaire mettent assez rapidement à portée de tous une énergie surabondante et gratuite (la Terre est un système ouvert, qui reçoit son énergie du soleil, on peut donc dire qu’on manque de tout sauf d’énergie...). Il sera bien plus difficile de trouver des substituts aux matières premières consommées à outrance par l’industrie et dont les prix augmentent aussi (il n’y a pas que le pétrole).

Pour l’instant, les réserves d’énergies fossiles sont certes limitées, mais encore considérables (pétrole, gaz, charbon, huile de schiste, sables bitumeux, méthane). La première alternative au pétrole sera le charbon. Actuellement deuxième source d’énergie dans le monde, elle pourrait même passer au premier plan malgré son caractère excessivement polluant, du moins en l’absence d’une politique conséquente de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Dès 1990, Pierre Radanne indiquait que ce n’était pas la rareté des ressources, mais les effets climatiques qui obligeraient l’espèce humaine à changer ses comportements pour adopter une meilleure maîtrise de la dépense énergétique.

Il ne faut pas se faire d’illusions sur les alternatives. L’hydrogène n’est qu’un moyen de stockage de l’électricité. On ne peut pas compter sur l’énergie de fusion, ITER est une utopie coûteuse et inutile. Par contre, il ne faut pas se cacher qu’il sera difficile de s’opposer au développement du nucléaire prévu dans les prochaines années malgré le caractère irresponsable d’une telle prolifération et le caractère très limité des réserves d’uranium ; la quatrième génération de centrales nucléaires qui résoudrait tous nos problèmes restant de la pure spéculation pour l’instant...

La plus prometteuse des énergies alternatives pour absorber les surcoûts énergétiques dans l’immédiat, ce sont les "négawatts", gisements d’économies d’énergie dont fait partie l’indispensable relocalisation de l’économie. L’augmentation des prix joue ici en grande partie le rôle qu’on voulait donner aux écotaxes, avec l’avantage de permettre le développement d’énergies plus coûteuses.
La première priorité c’est le transport. On peut penser qu’avec l’augmentation des prix nos habitudes alimentaires devraient rapidement être "démondialisées" mais cela ne suffira pas. Il faudrait un développement considérable des transports en commun (qui, eux, peuvent fonctionner à l’électricité), une modification des politiques de stockage (l’absence actuelle de stocks dans les industries, politique appelée "à flux tendus", multiplie les transports unitaires), un changement des habitudes de travail (par exemple ne jamais aller travailler à plus d’une demi-heure de son domicile, ce qui imposerait dès maintenant une réflexion sur l’urbanisme et les choix actuels grandes villes/banlieues lointaines), débuter enfin une politique de ferroutage qui permettrait aux camions de voyager par rail pour la majorité du trajet, etc.
L’isolation des bâtiments est l’autre priorité (économies de chauffage et de climatisation). L’apport de l’énergie solaire dans ce domaine où elle est le plus efficace énergétiquement ne doit pas être négligé. Il est sans doute exagéré de dire que "le but du siècle à venir doit être le remplacement complet des sources conventionnelles d’énergie par le solaire toujours disponible, c’est-à-dire un approvisionnement exclusivement solaire pour l’humanité" (Hermann Scheer, Le solaire et l’économie mondiale). L’avenir est plutôt dans un bouquet d’énergies, diverses selon leur utilisation et faisant feu de tout bois (géothermie, biomasse, etc.). Le solaire n’est pas toujours le mieux placé, mais nous devrions le privilégier systématiquement afin de le sortir d’une relative marginalité et précipiter le passage à l’ère solaire.

Le problème, ce n’est pas l’énergie, c’est une société où nous pourrions vivre, une politique à construire, une démocratie à réinventer.

La rédaction