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Les théories énergétiques de l’écologie
vendredi 9 septembre 2005, par
Aussi étonnant que cela puisse paraître, depuis l’origine de nombreux théoriciens ont cru pouvoir réduire l’écologie à la question de l’énergie, jusqu’à faire de l’énergie la seule valeur objective, tout comme les physiocrates pour la terre ! A l’ère de l’information tout ceci n’a plus de sens, et même pour les écosystèmes la circulation de l’information a pris le pas sur les équilibres thermodynamiques. Il n’en est que plus instructif de revenir sur ces conceptions dépassées et "technocratiques" de l’écologie avec ces quelques extraits du panorama qu’en dresse Franck-Dominique Vivien dans Economie et écologie (Repères, La découverte, 1994). Cependant, s’il y a eu des précurseurs de l’écoénergétique comme le socialiste ukrainien Sergueï Podolinsky dès 1880, c’est la crise du pétrole des années 1970 (avec le pic de Hubbert, pic de production du pétrole aux USA) qui donnera une large audience à cette idéologie qui renait actuellement pour les mêmes raisons (pic de Hubbert mondial). Soulignons toutefois que la question de la crise de l’énergie ne date pas d’hier puisqu’elle était soulevée dès 1865 par l’économiste anglais Stanley Jevons (The Coal Question) sur le modèle du malthusianisme :"Le coût du combustible doit augmenter... La conclusion est inévitable, les heureuses conditions de notre présent progrès sont choses de durée limitée".
Un langage universel : l’énergétique
En poursuivant les travaux précurseurs d’Edgar Transeau (1926) et de Chancey Juday (1940), l’article de Raymond Lindeman (The Trophic-Dynamic Aspect of Ecology, 1942) donne une impulsion décisive à l’écoénergétique. Avec l’aide du grand écologiste américain George Evelyn Hutchinson, qui connaissait les travaux effectués dans cette direction par les savants russes Stanchinsky et Vernadsky pendant les années trente, Lindeman appréhende tous les éléments biologiques et physiques d’un écosystème en les réduisant à des formes et à des échanges énergétiques. L’écosystème est alors considéré comme une organisation fonctionnelle qui s’ordonne, se développe et évolue dans le temps grâce au flux énergétique qui la traverse.
En 1971, Eugène Odum réédite son Fundamentals of Ecology, un manuel qui date de 1953 et qui a formé des générations d’écologistes. La même année, son frère cadet Howard publie Environment, Power and Society, un livre important pour l’écologie tant théorique que politique. [...] Désormais la "nouvelle écologie", comme l’a appelé Eugène Odum en 1964 [...] a besoin de s’appuyer sur un critère de décision qui, avance-t-elle, émane de la nature. [...] On ne s’étonnera pas que ce soit à partir des lois de l’énergie que cette sorte de "norme de valeur écologique" ait été construite [...]. Dans cette optique, Eugène Odum ira même jusqu’à affirmer que l’énergie est l’étalon monétaire de l’écologie.
L’histoire de l’humanité et le développement économique qui y prend place, tels qu’ils sont conçus par Howard Odum - mais on trouve aussi de telles analyses chez Patrick Geddes (1884), son disciple Lewis Mumford (1934) ou François Meyer (1974) - apparaissent comme une quête ininterrompue et de plus en plus effrénée en vue de maîtriser des flux croissants d’énergie au moyen de technologies de plus en plus sophistiquées. [...] Un an avant la publication du rapport Meadows, Odum se montre ainsi fort critique envers cette "civilisation minière", déjà décriée en son temps par Geddes, et annonce une "crise de l’énergie", que beaucoup ne découvriront que deux ans plus tard, qu’il dit symptomatique d’une crise écologique majeure à venir. [...] Cela fait dire à cet écologiste américain que, si elle continue à se développer ainsi, l’économie humaine se rapproche à grands pas des limites que lui fixe la Biosphère. Dans cette perspective, si l’on en croit l’étude de P. Vitousek (1986), l’humanité serait déjà en train d’utiliser, directement ou indirectement, environ 40 % de la production nette annuelle de photosynthèse de la planète. Avec la poursuite des taux actuels de croissance démographique et de consommation énergétique, 80 % de la production primaire nette annuelle seraient accaparés par l’espèce humaine en 2030 (!)
A partir de l’étude pionnière de Lindeman, la "nouvelle écologie" s’est montrée très friande de calculs de bilans, de productivités et de rendements énergétiques qui apparaissent comme autant de mesures de l’efficacité énergétique de certains processus vivants. Dans les années cinquante, avec Fred Cottrell (1955) notamment, puis surtout au début des années soixante-dix, sous l’impulsion d’anthropologues comme R. Rappaport et W. Kemp, on a vu se multiplier des travaux similaires appliqués à l’étude des sociétés humaines. La tradition inaugurée par Sergueï Podolinsky a trouvé là un nouvel essor puisque c’est dans le domaine de l’agriculture que bon nombre d’analyses écoénergétiques ont été réalisées.
Le projet théorique d’Howard Odum doit être distingué de cette première tradition écoénergétique, même s’il a avec celle-ci certains éléments en commun. En effet, l’économie de la nature, selon Howard Odum, obéit à un principe de maximisation sous contrainte. Du fait de la déperdition et de l’unidirectionnalité qui la caractérisent, l’énergie apparaît aux yeux de l’écologiste américain comme le véritable facteur limitant que rencontre un écosystème. Le principe alors à l’oeuvre, hérité d’Alfred Lotka (1922), est un principe dit de "maximum de puissance", qui fait un lien entre énergétique et théorie de l’évolution en stipulant que la lutte pour l’existence à laquelle sont soumis les systèmes vivants les conduit à maximiser l’emploi de l’énergie [...].
En d’autres termes, selon Odum, la performance ou l’efficacité d’un écosystème (et, en dernier ressort, son aptitude à perdurer dans le temps) s’apprécie au vu de son aptitude à maximiser son "énergie incorporée" ou, comme il l’appelle, son "émergie".
Si l’on calcule la quantité totale d’énergie contenue dans un des éléments du système, on obtient donc ce qu’Odum appelle l’"énergie" (contraction de embodied energy, littéralement "énergie incorporée") de l’élément considéré.
Allant plus loin encore, érigeant celui-ci en quatrième principe de la thermodynamique, Howard Odum considère que ce "principe de maximum de puissance" est un principe général d’organisation et de comportement des systèmes complexes. Cela veut dire, entre autres choses, qu’il gouverne aussi la compétition que peuvent se livrer les organisations économiques. Ainsi, selon Odum, plus un système économique accapare d’énergie disponible, plus il sera capable de délivrer du travail et de produire des biens et des services. Les structures socio-économiques qui maximisent l’émergie sont donc celles qui contribuent à la création du plus de richesse. En conséquence de quoi, toujours selon Odum, si l’on se livre à une mesure émergétique de toutes les ressources employées par un système économique, on aura là aussi un bon indicateur de la performance et des possibilités d’évolution de ce système.
Howard Odum (1984) ajoute que cette mesure émergétique ne dépend pas des préférences des individus, elle apparaît donc comme une mesure de la richesse plus objective que celle habituellement retenue par les économistes. autre avantage de cette procédure d’évaluation émergétique, elle peut être directement appliquée à la fois au système économique et à son environnement naturel. On peut ainsi mesurer en termes émergétiques toutes les ressources utilisées dans un processus économique qu’elles fassent ou non l’objet d’un échange marchand [...] Ainsi, selon les théoriciens de l’éco-émergétique, un des obstacles majeurs habituellement rencontrés par la théorie économique à la prise en compte de l’environnement se voit-il levé.
Les limites de l’éco-énergétique
La "nouvelle écologie" retrouve ainsi la philosophie moniste d’un Wilhelm Ostwald (1908) qu’inspira déjà l’énergétique à la fin du XIXe siècle et qu’adoptèrent alors nombre d’écologistes, parmi lesquels on peut citer Ernst Haeckel et Alfred Lotka. Une telle démarche, comme n’ont pas manqué de le souligner de nombreux auteurs, peut se révéler réductrice à plusieurs niveaux.
– Une approche réductrice de l’écologie.
[...] De manière générale, même s’il importe de prendre en compte la dimension énergétique de tout système vivant, il y a quelque chose de péremptoire à vouloir saisir toute la complexité biologique et écologique à l’aide d’un unique critère énergétique, aussi sophistiqué soit-il. Nous l’avons vu, cela n’est possible qu’en faisant un usage abusif de métaphores mécaniques et techniciennes [...].
– Une approche réductrice de l’économique et du social.
[...] L’établissement de bilans énergétiques a permis de mettre en évidence d’importants phénomènes "contre-productifs" inhérents notamment à la localisation des activités et au coût des transports. Par là même, l’analyse éco-énergétique occupe une place importante dans la critique écologique de certains modes de production et de consommation. Grâce à ses travaux, on sait, par exemple, qu’il serait vain de vouloir généraliser le modèle américain au reste du monde, les ressources énergétiques mondiales n’y suffiraient pas.
Pourtant, si l’éco-énergétique a contribué à briser certains mythes énergétiques, une certaine dérive instrumentale de l’analyse a aussi contribué à en forger de nouveaux. On en veut pour preuve l’idée d’une théorie de la "valeur-énergie incorporée", proposée par Howard Odum ou Robert Costanza (1980), qui, comme l’ont souligné de nombreux auteurs, se trouve confrontée aux mêmes critiques que celles adressées à la théorie de la valeur-travail. [...]
On retiendra aussi les analyses de Nicholas Georgescu-Roegen (1971), un des premiers économistes contemporains à avoir souligné l’importance des lois de la thermodynamique pour la compréhension de la problématique environnementale, mais qui est aussi un des plus virulents critiques de ce qu’il appelle le "dogme énergétique", à savoir la volonté de modéliser les systèmes économiques à l’aide des seuls algorithmes énergétiques. Une telle démarche, a rappelé souvent Nicholas Georgescu-Roegen (1986), oublie l’aspect matériel du processus économique. Or, au niveau macroscopique, la matière est soumise, elle aussi, à la loi de l’entropie. Bien que difficile à formaliser du fait de l’hétérogénéité de la matière, l’entropie matérielle constitue, selon Georgescu-Roegen, une quatrième loi de la thermodynamique qu’il convient de ne pas passer sous silence. En effet, à notre échelle humaine, poursuit cet auteur, nous sommes confrontés à une asymétrie fondamentale entre la matière et l’énergie puisqu’il est beaucoup plus aisé de convertir de la matière en énergie qu’inversement. Dès lors, c’est peut-être là - et non pas dans la disponibilité énergétique - que résident les limites physiques que rencontrera la croissance des sociétés industrielles. De plus, il ne faut pas perdre de vue que les impacts écologiques des activités humaines résident aussi dans des problèmes de dynamique des sols, de disponibilité en eau, de concentration atmosphérique de certaines substances... qui ne peuvent être réduits à leur seule dimension énergétique.
Par ailleurs, à trop se concentrer sur les échanges thermodynamiques d’une société, les individus qui la composent ne sont plus vus que sous l’angle de convertisseurs énergétiques, produisant, consommant et échangeant des calories. Une telle vision de la société, comme le soulignent Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage et Daniel Hémery (1986), fait planer le risque d’un "matérialisme énergétique", où les alternatives sociales se résumeraient aux seules alternatives énergétiques. On entrevoit une dérive technocratique [...]. La volonté de replier le politique sur le déclaré scientifique est inacceptable.
Comme l’a rappelé Ernst Berndt (1985) notamment, il ne faut pas manquer de souligner la filiation qui existe entre les idées des frères Odum ou de certains écoénergéticiens modernes et celles d’un mouvement d’ingénieurs économistes américains baptisé Technocracy [...]. Pour l’essentiel, les idées des "technocrates", formulées par Howard Scott et Walter Rautenstrauch, peuvent être vues comme une résurgence de l’industrialisme saint-simonien [...]. Selon les "technocrates", le système industriel est de plus en plus complexe et le système des prix n’assure pas une juste et efficace allocation de ressources [...]. Ce sont dès lors les ingénieurs qui doivent prendre la direction des affaires du pays et remplacer la monnaie et le système de prix par des "certificats énergétiques" et un système planifié en unités énergétiques.
Franck-Dominique Vivien