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Un soleil sur la terre
La recherche coûteuse d’une chimère
vendredi 9 septembre 2005
Sébastien Balibar, physicien et directeur de recherche au CNRS, fustige le coût, la logique et l’intérêt même du projet international ITER que la France va accueillir sur son sol. Le changement climatique appelle selon lui des réponses technologiques beaucoup plus urgentes, en premier lieu les économies d’énergie et le solaire. Sceptique dans la capacité du politique à réagir rapidement aux conséquences du réchauffement de la planéte, il pense que le nucléaire est la seule solution viable à moyen terme.
EcoRev’ - Le projet ITER semble pharaonique, inadapté aux besoins énergétiques de la France.
Sébastien Balibar - Il faut mettre les choses en perspective. 10 milliards d’euros c’est cher : il va s’agir en particulier pour la France de dépenser annuellement environ 100 millions d’euros, alors que l’ensemble des moyens financiers, salaires non compris, dont disposent tous les physiciens de tous les laboratoires français est de seulement 47 millions, et les biologistes 65. De ce point de vue là on peut dire que c’est pharaonique, maintenant si on compare ITER au budget militaire de la France, cela représente moins d’un "avion rafale" par an. C’est complètement négligeable par rapport au budget de l’armée ou aux bénéfices des seules entreprises du CAC40, 60 milliards d’euros.
On peut aussi comparer au budget alloué aux recherches sur les énergies renouvelables et là on voit bien que la quasi-totalité des subsides publiques sont destinées aux recherches sur le nucléaire.
ITER représente sans doute beaucoup plus que ce qu’on investit au niveau de la France, de l’Europe et sans doute du monde sur des énergies que vous appelez renouvelables. Mais elle ne le sont pas toutes, et le nucléaire propre que je défends ne peut pas être qualifié de renouvelable. Pour le développement de solutions propres et à long terme au problème de l’énergie ni la France ni l’Europe ne dépensent autant qu’ils se préparent à dépenser pour ITER. ITER n’est d’ailleurs absolument pas une solution immédiate alors que le problème du réchauffement global est urgent, je crois qu’il y a là quelque chose qui ne va pas du tout...
Il y a par ailleurs des problèmes techniques, technologiques qui restent largement en suspens dans le projet ITER, en particulier la tenue des matériaux de confinement aux rayonnements de neutrons rapides.
Effectivement, on peut résumer les choses d’une autre manière : les pouvoirs politiques qui sont favorables à ITER nous expliquent que c’est l’énergie du soleil qu’on va domestiquer. Et bien reprenons leur métaphore, pour enfermer le soleil à l’intérieur d’une boîte il faut de sacrées parois ! Et à mon avis personne ne sait quel type de parois utiliser pour confiner le soleil. La raison en est que les réactions de fusion nucléaire produisent des neutrons extrêmement rapides, 14 millions d’électron volts, 10 fois plus que l’énergie des neutrons déjà très rapides de Superphénix ou Phénix. Sous le bombardement de cette radioactivité phénoménale qui a lieu à l’intérieur de la boîte, les parois ne résistent pas à mon avis. Le choc de chaque neutron déplace tous les atomes de l’acier censé être superétanche. Imaginez 100 m3 d’ultra vide avec un plasma à deux cent millions de degrés qui tourne à l’intérieur, d’un point de vue technologique c’est extraordinaire, mais les difficultés sont beaucoup plus graves que techniques, elles sont vraiment fondamentales. Des responsables de ITER et du CEA évoquent aussi le problème des bulles d’hélium. Les parois sous l’impact de ces neutrons deviennent elle même radioactives et parmi les réactions nucléaires qui ont lieu à l’intérieur des parois certaines sont des désintégrations alpha, qui produisent des noyaux d’hélium. Cet hélium se rassemble sous forme de petites bulles qui achèvent de faire gonfler l’acier et éventuellement le font éclater. Il faut donc concevoir un matériau poreux pour que l’hélium puisse s’échapper mais super étanche à l’ultra vide. Je ne sais absolument pas comment on peut imaginer un matériau à la fois poreux et étanche. La réponse des chercheurs du CEA depuis des décennies est que "bien sûr il y a ce problème mais on a des pistes". Depuis le temps qu’on a des pistes et qu’on ne nous dit pas la solution je suis très sceptique. S’ils y arrivent, fantastique, merveilleux, génial, sinon la fusion ne marchera jamais.
Il nous a semblé, à Yves Pomeau, Jacques Treiner et moi-même ("La France et l’énergie des étoiles", Le Monde, 24 octobre 2004) qu’avant de se demander si ce plasma chaud qui tourne dans un grand champ magnétique est stable ou pas on ferait mieux de s’assurer qu’on peut construire les parois de la boîte. Il me semble qu’on aurait du commencer par construire la machine du projet IFMIF (International fusion materials irradiation facilities), qui vise à irradier violemment des échantillons de matériaux révolutionnaires pour tester leur étanchéité malgré les bulles d’hélium, avant de construire ITER. Si un conseil scientifique international avait été réuni pour donner un avis scientifique sur l’ensemble de ce projet, plutôt que de laisser les décisions entre les mains des politiques, je pense qu’il aurait recommandé de commencer par IFMIF. Il y a d’autres problèmes encore, en particulier la production de tritium. On raconte qu’on brûle de l’eau de mer, ce n’est pas vrai. Il faut brûler un mélange deutérium/tritium, or il y a vingt kilos de tritium en tout dans le monde pour les bombes H. Il faut donc le produire.
C’est possible à partir de lithium.
Effectivement l’idée consiste à utiliser des réactions de fusion nucléaire à nouveau, des neutrons qui fusionnent avec du lithium pour donner du tritium et de l’hélium. Encore faut-il démontrer qu’on peut le faire, à ma connaissance non seulement personne n’a jamais essayé, mais en plus ITER n’est pas destiné à tester ce procédé. Cela sera peut-être l’objet de recherches parallèles, mais tant qu’on n’aura pas résolu ce problème il est même exclu de construire DEMO, le prototype de centrale à fusion thermonucléaire qui suivrait ITER dans trente ans, dans lequel il faudra absolument produire du tritium de manière massive. Il en faudrait une centaine de kilos par an. On a certes une idée de la manière donc il faudrait s’y prendre mais cela ne suffit pas. Vous voyez qu’on ajoute les décennies et les décennies. Si au final c’est un succès, des problèmes extrêmement difficiles auront été résolus, la performance technique méritera certainement le coup de chapeau, cela ne produira pas de déchets très lourds comme le plutonium produit par une centrale à fission classique. Mais ce n’est pas vrai que c’est une source d’énergie infinie, il faut quand même prendre du lithium dans la croûte terrestre, le transformer en tritium, il n’y a pas de ressources infinies en lithium même s’il y en a beaucoup, et cela sera peut-être une solution dans au minimum cinquante ans à mon avis, or le problème du réchauffement global c’est tout de suite. On ferait mieux d’investir dans autre chose, le solaire ou les centrales nucléaires de quatrième génération...
Le réchauffement climatique est bien une réalité et le problème est l’approvisionnement énergétique à un niveau quantitatif de l’ensemble de la planète et en particulier de tous les pays en fort développement, comme l’Inde ou la Chine ou encore le Brésil dont la consommation énergétique augmente de façon exponentielle.
Ce qui m’a interpellé dans votre réflexion c’est cette notion de nucléaire durable comme piste pour satisfaire aux besoins énergétiques. Une telle option soulève de nombreuses questions : le risque incompressible d’accident, le risque d’attaque terroriste, le développement du nucléaire militaire et la prolifération d’armes de destruction car tous les pays ayant développé le nucléaire ont lancé des programmes militaires, le faible impact économique dans les pays en développement au contraire de la mise en valeur des ressources naturelles. D’autre part il faudrait d’ici trente ans développer un parc mondial de plusieurs milliers de centrales. Que serait dans ce contexte un nucléaire durable ?
Le problème est vraiment vaste, vous soulevez des questions très complexes. Moi aussi le nucléaire me fait peur d’une certaine manière. Vous avez raison de dire que tous les pays qui ont construit des bombes l’on fait en utilisant pour fabriquer le combustible nécessaire des centrales qui produisaient de l’électricité, c’est comme cela qu’on fabrique du plutonium, mais aussi le tritium qui intervient dans les bombes H. Donc il y a danger, la prolifération est un problème extrêmement sérieux, et malheureusement elle a déjà lieu dans des pays incontrôlés. L’idée que le Pakistan dispose de la bombe atomique me terrifie. Par ailleurs, comme le souligne Robert Dautray, pour fabriquer une bombe atomique, on peut centrifuger de l’uranium pour le purifier ; on n’a pas besoin de plutonium et c’est moins difficile à manipuler. Donc le problème de la prolifération existe même en l’absence de centrales nucléaires. Ce qu’il faut faire pour éviter la prolifération, c’est contrôler les transports de matières radioactives dans le monde, ce n’est pas facile, mais c’est la seule solution. Je préfèrerais évidemment qu’on puisse se passer du nucléaire, c’est ce que je ne cesse de répéter. Mais quand on regarde les différentes sources d’énergie on voit mal comment se passer du nucléaire d’un point de vue quantitatif, même en faisant des économies draconiennes, ce qui est par ailleurs possible.
Cela suppose une volonté politique portée dans la durée pour changer les comportements.
Absolument, et malheureusement je crains fort que sans contraintes extérieures, les mentalités n’évoluent pas beaucoup. Il n’y aura pas la volonté politique dont vous parlez, une action politique vigoureuse alliée à une information intense qui fasse qu’on change d’état d’esprit, qu’on change de mode de vie. Compte tenu de tout cela, nous avons essayé avec beaucoup d’autres collègues, de faire le tour des sources d’énergie possibles. Il me semble qu’on ne peut pas se passer du nucléaire et deuxièmement l’endroit où il y a vraiment de l’énergie à exploiter c’est le solaire. Je crois que le problème du nucléaire n’est pas vraiment aussi dramatique qu’a été Tchernobyl. Je pense aussi que du point de vue de la sécurité et de la transparence de l’information, Tchernobyl a déclenché d’importants progrès. D’abord il n’y a plus aucune centrale construite sur le mode de Tchernobyl où l’accident était la conséquence de négligences humaines incroyables : couper la sécurité pour voir jusqu’où pouvait monter le température, évidemment cela leur a explosé à la figure.
En revanche, le problème des déchets est très grave. Les déchets sont de plusieurs sortes comme vous le savez, les plus problématiques étant les déchets lourds à longue durée de vie, au premier rang desquels on trouve le plutonium 239, qu’on ne peut pas entreposer au fond d’une mine car il est trop chaud pour ça. Je crois que les réacteurs de quatrième génération, qui proposent de transformer ce plutonium en combustible, sont vraiment la solution. Il y a plusieurs types réacteur de quatrième génération, dont deux principaux, les réacteurs à neutrons rapides et les réacteurs à sel fondu. Ils auraient l’avantage de fonctionner à quantité de déchets lourds constante. C’est une très bonne idée car on contrôle la quantité de déchets dangereux, et on augmente considérablement le temps pendant lequel on peut produire de l’énergie nucléaire, jusqu’à plusieurs milliers d’années, si ce n’est plusieurs dizaines de milliers d’années. Bien sûr tous les problèmes ne sont pas résolus du jour au lendemain sous prétexte que ces réacteurs futurs vont rebrûler tous leurs déchets. Ils ont tout de même l’inconvénient d’utiliser du plutonium, un matériau très dangereux. Le passage à un cycle au thorium (couple thorium 232 - uranium 233) serait intéressant car on utiliserait alors des neutrons thermiques beaucoup moins énergétiques. Ils ne sont pas fissiles mais fertiles, donc on ne peut pas fabriquer de bombes avec. Il y a bien sûr un programme de recherche très important sur les réacteurs qu’on appelle de quatrième génération, y compris au niveau européen mais qui bénéficie de beaucoup moins de soutien et de crédits que ITER par exemple.
Vous insistez aussi sur le solaire. La technologie est relativement au point, il faut surtout des incitations fiscales, rendre le coût du solaire attractif.
Oui et non. Il y a deux types de solaire, le photovoltaïque et le thermique. Le solaire thermique, on peint les tuyaux en noir, on les met sous une vitre, partout, c’est certainement facile à faire dans beaucoup de pays en développement, avec peu de moyens. Ceci étant, je suppose qu’en Afrique noire, le problème n’est pas de chauffer l’eau chaude, mais bien plutôt d’avoir des frigos pour mettre des médicaments au frais... mais c’est clairement un moyen adapté à ces pays, il n’y a pas de problème de transport. Le photovoltaïque c’est également très simple de le disséminer partout. Le problème est que les panneaux coûtent encore cher, ce qui rend le kWh photovoltaïque environ 5 fois plus cher que le kWh produit à partir du charbon ; mais gagner un facteur un facteur 5 sur les coûts, c’est sans doute possible rapidement.
Il existe des nouvelles technologies plastique à base de nanomatériaux pour faire des panneaux qu’on peut ranger sous forme de rouleaux.
Effectivement, on arrive maintenant à incorporer dans les matériaux du bâtiment des films photovoltaïques permettant de produire de l’électricité. Malheureusement, le rendement de ces dispositifs est bien moins bon que celui des panneaux classiques monocristallins, mais leur coût de fabrication ne cesse de diminuer. Si on investissait 10 milliards d’euros au niveau international pour développer un immense centre de recherches appliqué et théorique, à Cadarache, avec des milliers d’emplois à la clef, pour développer des matériaux photovoltaïques, on ferait une avancée technologique majeure. En dix ans avec de tels efforts, on peut diminuer considérablement le coût des panneaux. Alors que la fusion dans cinquante ans ne marchera toujours pas. C’est vraiment la solution et s’il faut mettre 30 m2 de panneaux par personne un peu partout c’est jouable, surtout dans tous les pays émergents.
L’éolien, par contre, je crois que ce n’est vraiment pas sérieux. Une fois de plus il faut affronter les chiffres. Avec une tour géante de 50 m on atteint une puissance crête de 1 MW. Mais attention, elle produit en fait 250 kW, encore faut-il la mette dans un endroit où il y a du vent, par exemple sur les côtes. Si vous voulez produire ne serait-ce que 10 % de l’énergie consommée en France, cela fait 30 GW. 30 GW divisé par 0,25 MW nous amène à 120 000 éoliennes, qu’il faut espacer. 120 000 éoliennes environ tous les 200 m, cela fait 24 000 km, soit 24 rangées d’éoliennes sur les 1000 km de la façade atlantique, ce qui est absurde. On n’arrivera jamais avec des éoliennes à produire une quantité d’énergie comparable aux besoins.
Propos recueillis par Marc Robert