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L’insertion de l’économie dans la biosphère

novembre 2000, par René Passet

Avec René Passet, nous ouvrons la réflexion sur les rapports fondamentaux entre le
système économique et son environnement naturel. Professeur de Sciences économiques à l’Université de Paris I, il a formé de nombreux économistes du courant de "l’économie écologique", dont le domaine est le réseau complet des interactions entre l’économie et l’écologie. Il est actuellement membre du Conseil Scientifique de l’association ATTAC.

Selon Alfred Marshall " l’économique est une science de la vie, voisine de la biologie plutôt que de la mécanique. "
Telle semble être en effet l’évidence, puisque :
– l’Homme, comme moyen, agent de décision et finalité, se retrouve à tous les niveaux de l’activité économique ;
– cette dernière se déroule dans un milieu vivant qu’elle transforme ;
– le calcul rationnel visant à tirer le maximum de satisfaction des provisions limitées de moyens dont disposent les hommes coutribue à développer, à la fois, la quantité et la qualité de la vie que peut porter le monde.
Sa logique ne semble devoir être autre que celle du vivant.
Mais la vision tronquée liée aux calculs d’efficacité veut que l’on (…) compte pour rien ce qui paraît surabondant. Dans la mesure où le capital, sous sa forme technique autant que financière, est apparu pendant longtemps comme le facteur limitant dont l’insuffisante accumulation entravait la production des biens, dans la mesure également où la précarité des niveaux de vie conduisait à confondre le mieux-être des hommes avec l’accumulation de moyens matériels, cet impératif, parfaitement justifié au plan technique, conduisait à centrer le calcul sur la gestion des choses inanimées. Puis, selon un processus historique et pour des raisons dont

il nous faudra rendre compte, l’objet central du calcul se confondant avec l’objectif ultime de ce dernier, la relation du moyen à la fin s’inversait et la logique des choses mortes devenait la loi suprême de l’économie. Il semble que nous en soyons là aujourd’hui.
Il n’y a plus alors à s’étonner si, au moment précis où la puissance des appareils productifs pose, en termes de vie, le problème de la reproduction dans le temps des milieux naturels, la science économique fondée, malgré toutes les affirmations, sur cette seule logique se trouve particulièrement dépourvue d’arguments devant les faits. Jamais sans doute, au cours de son histoire, ne s’est-elle révélée plus inapte qu’aujourd’hui, non seulement à résoudre les problèmes majeurs de son époque, mais simplement à les détecter.
Une vision rétrécie, limitée aux seuls domaines de la production et de l’échange, lui interdisant de situer les événements dans leur cohérence globale, elle ne connaît, hors de son champ, que des faits isolés : la catastrophe lui semble être accident et la multiplication de ces " accidents " lui apparaît comme une déviation -caractérisant une crise- par rapport à un ordre des choses qu’elle décrit comme normal.
Or, ce n’est pas la notion de crise, mais celle de mutation, qui nous paraît caractériser la situation dans laquelle se trouve engagé le monde contemporain.
La crise suggère l’existence d’un état normal momentanément rompu et appelé à se rétablir. La mutation, au contraire, évoque les bouleversements irréversibles situés dans la logique d’une évolution ; c’est ici la norme même qui se transforme, un ordre qui s’efface et un autre qui se dessine.
Et la " crise " actuelle est trop générale, les crises spécifiques se révèlent trop nombreuses, pour ne pas traduire une transformation fondamentale des mécanismes sur lesquels fonctionnent les sociétés, en même temps qu’une régression des systèmes de valeurs dont elles tirent leur justification.

De la dégradation de l’environnement, illustrée par l’explosion d’une centrale nucléaire ou le naufrage d’un pétrolier géant, au malaise des consciences individuelles, en passant par l’épuisement des ressources naturelles, le sous-emploi ou les outrances de certains particularismes, tout se tient :
– l’accident ne peut être considéré comme tel qu’au niveau de l’événement isolé ; replacé dans son contexte, il apparaît comme la conséquence statistiquement inévitable d’une certaine logique de l’efficacité matérielle ou de la rentabilité, ignorante des solidarités aussi bien que du risque social ;
– là où la poursuite des valeurs communes rassemblait les hommes, la conquête des richesses matérielles les oppose et conduit chacun à négliger les dommages qu’il inflige à autrui.
Ce qui se trouve mis en cause derrière ces événements, c’est le primat de l’économique posé comme finalité des conduites individuelles et critère ultime des grandes décisions publiques.

Or, les activités de production, échange, consommation, grâce à la combinaison efficace des " moyens rares à usages alternatifs ", ne constituent en fait qu’une première sphère des activités humaines. Celle-ci représente bien cet ensemble finalisé d’éléments en interdépendance par lequel on s’accorde généralement à définir un système. Elle est en effet :
– orientée par sa finalité : satisfaire les besoins humains ;
– animée par ses agents (les ménages, les entreprises, l’État…) au sens propre, des entités qui agissent, des effecteurs ;
– caractérisée par ses interdépendances et coordonnée par ses régulations : offre et demande déterminent le prix, mais le prix fixe le niveau d’ajustement de l’offre et de la demande…

Cependant, pour aussi fondamentales qu’elles soient, ces activités ne sauraient englober l’ensemble des préoccupations humaines : par-delà le domaine du calcul, il existe tout un univers de l’inspiration, de l’affectivité, de l’esthétique, du sacré… dans lequel les hommes trouvent généralement leurs raisons de vivre. Les positions de principe, sur ce point, sont à peu près unanimes :
– l’économie représente, nous dit-on du côté libéral (A. Marshall), cette part de l’activité individuelle et sociale qui a plus particulièrement trait à l’acquisition et à l’usage des choses matérielles nécessaires au bien-être, et la science qui les explore ne saurait être qu’" une partie de l’étude de l’Homme " ;
– cependant que, du côté marxiste (Godelier) , on soulignait que l’économique, présent en tout mais loin d’être tout, ne constitue qu’" un champ particulier d’activité tournée vers la production, la répartition et la consommation d’objets matériels… en même temps qu’un aspect particulier de toutes les activités non économiques ".
Et l’humain, à son tour, s’ouvre sur l’univers plus large de la matière vivante et inanimée -la biosphère (cf. glossaire)- qui l’englobe et le dépasse.
Cette simple relation d’inclusion entre trois sphères suffit à nous placer devant un certain nombre d’évidences :
– si les activités économiques n’ont de sens que par rapport aux hommes, c’est dans la sphère des relations humaines et non en elles-mêmes qu’elles trouvent leur finalité : le bien-être social (et là encore, chacun en est d’accord avant de proposer, en fait, le contraire de ce qu’il affirme) ne se réduit pas à une simple accumulation de biens et de services ;
– la reproduction de chacune de ces sphères passe par celle des deux autres : l’économique et l’humain ne sauraient subsister dans le temps sans la nature qui les supporte, et cette dernière ne serait plus la même si l’homme qui ne lui est pas extérieur mais couronne l’aboutissement de sa longue évolution venait à disparaître ;
– et si, par définition, tous les éléments d’un ensemble inclus appartiennent à l’ensemble plus large qui les englobe, tous les éléments de ce dernier n’appartiennent pas au précédent : en d’autres termes, les éléments de la sphère économique appartiennent à la biosphère et obéissent à ses lois, mais tous les éléments de la biosphère n’appartiennent pas à l’économique et ne se plient pas à ses régulations.
Or, l’économique, activité rationnelle menée par des êtres conscients, est, par essence., transformation de la nature. Ses relations avec cette dernière se situent à deux niveaux :
– celui d’un prélèvement de matériaux auxquels sont données des formes utiles (et qui se trouvent donc " in-formés ", au sens aristotélicien du terme) ; de ce point de vue, il s’agit d’une activité structurante, créatrice d’ordre, participant au développement de la vie ;
– celui d’une restitution de produits résiduels qui se trouvent " déformés " après utilisation ; et en cela, l’économique apparaît comme une activité destructurante, destructrice d’ordre, c’est-à-dire contribuant à la dégradation du milieu dans lequel elle se développe.


Extrait de L’économique et le vivant, Paris, Payot, 1979,
deuxième édition, Economica, 1996.

Extraits choisis par Jacques Stambouli
avec l’accord de l’auteur