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Notre société bloquée par le progrès
lundi 8 octobre 2007, par
Depuis une vingtaine d’années, Alain Gras, professeur de socio-anthropologie des techniques à la Sorbonne (Paris 1), dénonce l’image d’un progrès technique linéaire que l’on retrouve aussi bien chez les historiens des techniques que dans l’opinion commune. Dans son dernier livre, Fragilité de la puissance, paru en 2003, il concentre sa critique sur le paradoxe d’une civilisation de la puissance thermique qui, tout en connaissant sa dépendance vis-à-vis des énergies fossiles limitées, se révèle incapable d’explorer d’autres voies. EcoRev’ a voulu écouter Alain Gras, curieux de comprendre pourquoi et comment notre civilisation s’est enfermée dans l’illusion du progressisme.
EcoRev’ - Dans votre dernier ouvrage, vous critiquez l’image d’un "train du progrès" : qui utilise cette métaphore ? Quel sens lui donne-t-on ?
Alain Gras - L’image vient du philosophe Emmanuel Berl, qui affirmait en 1924 que les peuples primitifs n’étaient pas en retard par rapport à nous, mais qu’ils avaient manqué le train du progrès. C’est une image très forte. Elle fait du progrès un mouvement qui avance sur un axe : le rail. Elle correspond à une pensée déterministe et évolutionniste car il n’y a qu’un seul rail, qu’une seule origine. Ceux qui ne sont pas sur le rail sont exclus de l’humanité. On peut pousser plus loin l’image de Berne aujourd’hui, car le train est devenu fou, il n’a pas de conducteur, il avance tout seul, et il faut toujours courir après lui pour monter dedans. De ce train du progrès, nous sommes tous exclus.
Pour quelles raisons critiquez-vous cette image ?
Parce que je suis antiévolutionniste ! Sauf à supposer une intervention divine, on ne voit pas pourquoi on viendrait de quelque part et on irait quelque part. L’idée qu’il y a un axe de l’évolution est de nature spirituelle, elle ne devrait pas avoir sa place dans la philosophie ou l’histoire. Les historiens des techniques ont abandonné le sens même de leur discipline. Car l’histoire, c’est l’inattendu, l’événement, la rupture : on ne sait pas ce que l’on va obtenir ! L’histoire des techniques telle qu’elle se pratique nous raconte au contraire une histoire d’objets qui vont vers de plus en plus d’efficacité. Elle repose sur l’idée qu’il y a une qualité intrinsèque de l’objet, indépendante de l’homme. Or la technique est un fait social, elle ne se développe pas toute seule. Contrairement à Jacques Ellul, je ne crois pas à l’autonomie de la technique comme fait réel, mais je pense que l’autonomie de la technique est proclamée par l’imaginaire, comme celui qui construit l’image du "train de la technique" dont nous parlions tout à l’heure, et qui trouve son écho dans l’expression du café du commerce : "On n’arrête pas le progrès".
Des bifurcations ou des arrêts dans l’évolution technique ont-ils existé, sont-ils possibles ?
Oui. À chaque instant, on a la liberté de choix. Ceci correspond aux trois temps de la Grèce antique : le temps long, le temps plat -celui que l’on mesure aujourd’hui-, et le "kairos", le temps de la rupture. Ce dernier temps est le moment où tout peut se produire. Il n’y a rien de déterminé. Il faut affirmer cette liberté dans l’histoire des techniques, contrairement à ce que prétend son catéchisme. Par exemple, l’un des historiens des techniques les plus reconnus, Bertrand Gille, met en évidence un système technique au XVIIIe siècle. Son apport majeur est d’avoir toujours associé un objet technique à une tendance technique. Mais quand il présente le système technique du début du XVIIIe, il y met au centre la machine à vapeur, et on peut voir sur l’une des pages de son Histoire des techniques ( La pléiade, 1978) un schéma sur lequel des flèches partent de cette machine à vapeur et pointent vers la pompe de Watt, le bateau à aube, le métier à tisser, les forges etc. Le problème, c’est qu’il n’y avait aucune machine à vapeur qui fonctionnait au XVIIIe siècle ! Les exemples que donne Gille ne sont que des tentatives, des techniques expérimentales ! Il fait comme si la révolution était déjà faite, comme si on était face à la nécessité d’un devenir. Alors que dans mon dernier livre, je montre que la puissance qui s’installe avec les machines à énergie primaire (charbon, pétrole) l’emporte sur les machines à énergie renouvelable seulement un siècle plus tard. B. Gille et d’autres ont tracé l’histoire de l’accumulation qui montre un chemin nécessaire. C’est une histoire qui nous prive de notre liberté.
Y a-t-il des techniques qui n’ont pas perduré, que des civilisations ont refusé de développer ?
Oui. Par exemple en Chine : le piston, la fusée, la poudre dans son usage militaire, ou encore l’arbalète conçue depuis le IIIe siècle avant J-C et qui n’ont pas été développées.
J’ai encore l’exemple des techniques liées à la pierre des Amérindiens. On apprend à l’école que l’âge de pierre s’arrête au néolithique et qu’il laisse la place à l’âge de fer. Mais la taille de la pierre a été poursuivie dans les grandes civilisations amérindiennes. Intrinsèquement, la pierre n’est pas inférieure au fer, même si elle paraît plus brute. Les Amérindiens ont su développer des outils en pierre très efficaces.
Dans ces cas là, l’arrêt de la progression technique s’explique par le contexte social : par exemple, la colonisation dans le cas des Amérindiens. Mais surtout, ces civilisations autres que la nôtre obéissaient à ce que l’on appellerait aujourd’hui un "principe de précaution". Le confucianisme, par exemple, cherchait à entretenir un équilibre entre le ciel et l’enfer. La vocation de l’ordre politique chinois était de maintenir cet équilibre. De même chez les Grecs : les Anciens affirment qu’il ne faut pas aller vers la démesure. Il faut se garder de ce qui peut amorcer un mouvement qui s’entraîne de lui-même. Autrement dit, pour revenir à notre image de départ, il faut se garder d’un "train du progrès" qui avancerait tout seul. Les autres civilisations étaient toutes très conscientes de ça. On pourrait m’objecter que ces civilisations ne pouvaient se garder de ce qu’elles ne connaissaient pas. De même que l’on a objecté à Pierre Clastres, qui a montré dans La société contre l’État que les sociétés indiennes ne voulaient pas d’État, que l’on ne pouvait pas se défendre de quelque chose que l’on ne connaît pas. Mais j’affirme que l’on n’est pas obligé d’avoir expérimenté les conséquences d’un emballement de la technique pour s’en méfier.
Si le progrès technique ne mène pas nécessairement au progrès tout court, et s’il n’y pas de fatalité dans l’évolution des techniques, la question du progrès n’est-elle pas de l’ordre du politique ?
La politique en tant que telle est un moyen de faire penser les gens à une autre orientation. Mais changer d’orientation, c’est d’abord changer de mode de vie : soit on change ce mode de vie, soit on meurt. C’est la décroissance ou la disparition. Qui aura le courage politique d’exiger ce changement ? Je constate l’absurdité de la politique d’aujourd’hui : on essaie de remplacer l’énergie fossile par d’autres moyens de maintenir notre façon d’être, laquelle détruit la planète ! Il y a quelque chose de profondément pervers et morbide dans la manière dont on envisage la disparition des énergies fossiles. Leur limitation devrait nous amener à réfléchir sur les limites de l’exploitation de la terre. Or, les politiques actuelles se laissent entraîner vers des voies illusoires et néfastes. Elles n’ont pas de vraies valeurs écologiques. Il faut avoir le courage de choisir autre chose. Il faut une politique qui nous mette face à nos responsabilités : celles que nous avons vis-à-vis de nos enfants et vis-à-vis du monde.
On a l’impression que lorsqu’une technique pose manifestement un problème, on essaie de le résoudre par une nouvelle invention technique, ce qui conduit à une fuite en avant. Par exemple : il y a trop de pollution, trop d’embouteillages dans les villes à cause de l’automobile ? Les technologies de l’information vont sûrement résoudre le problème en permettant aux entreprises et aux individus de se répartir sur tout le territoire ! Les gaz à effet de serre sont dangereux ? Il suffit d’inventer des puits de carbone ! Comment expliquez-vous ce mouvement interne à la technique, qui fait passer d’un problème technique à une provisoire solution technique ?
Oui, on cherche des solutions techniques à un problème technique. Mais c’est parce que c’est la solution de facilité. Il est plus facile de faire réfléchir les ingénieurs et les techniciens que de changer les modes de vie. C’est d’ailleurs pour cela que la machine à vapeur s’est développée : les machines, ça ne fait pas de grève ! Depuis deux siècles, on s’est aperçu qu’il est plus facile de passer par un intermédiaire technique que par les hommes.
Pour montrer que les "progrès techniques" ne sont pas aussi bénéfiques pour les hommes qu’on aimerait le croire, vous parlez d’un "jeu à somme nulle"...
Je veux dire par là qu’il y a toujours dans une situation des moyens de bien vivre avec ce que l’on a. Au Moyen-Âge, on disait : "Toute nouvelle coutume est une mauvaise coutume". Avant de modifier notre manière de vivre avec une technologie qui la rend soit disant plus efficace, on devrait se demander en quoi elle menace cette manière de vivre sur d’autres plans. Toutes les civilisations avant la nôtre respectaient ce principe de précaution. C’est d’ailleurs ce qui a poussé B. Gille à les considérer comme des "sociétés bloquées". Mais c’est la nôtre qui est bloquée, car elle a abandonné le principe de précaution !
Propos recueillis par Sarah Tessé