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Genèse d’une utopie technologique au XIXème siècle
lundi 8 octobre 2007, par
"Plus une technique suscite des résistances et des oppositions au sein de la société, plus elle doit être portée par des univers oniriques qui permettront de l’acclimater socialement", écrit François Jarrige. Doctorant en histoire et co-auteur d’un ouvrage sur les luddites, il établit ici un parallèle frappant : comme dans le cas des OGM aujourd’hui, l’hostilité radicale et méconnue de larges franges de la population au chemin de fer a entraîné au XIXème siècle un discours mythologique du capitalisme industriel occidental sur les bienfaits de la technologie, capable de dominer la nature et ainsi, par exemple, d’éradiquer la faim dans le monde...
En juin 1846, pour l’inauguration en grande pompe de la ligne de chemin de fer du Paris-Lille Berlioz compose la musique d’un "Chant des chemins de fer" sur un texte de Jules Janin. "C’est le grand jour" proclame cet hymne à l’industrie :
"Que de montagnes effacées !
Que de rivières traversées !
Les vieillards, devant ce spectacle,
En souriant descendront au tombeau ;
Car à leurs enfants ce miracle
Fait l’avenir plus grand, plus beau [...]
Des merveilles de l’industrie
Nous, les témoins, il faut chanter
La paix ! Le Roi ! L’ouvrier ! La patrie !
Et le commerce et ses bienfaits !"
Les autorités politiques, la hiérarchie ecclésiastique, toutes les notabilités lilloises sont présentes à cette grande célébration du progrès technique. Les inaugurations de gares sont des grands moments de fêtes au XIXe siècle, l’occasion de diffuser les cadres d’une utopie technologique dans laquelle le chemin de fer annonce la domestication de la nature, la paix généralisée et l’avenir radieux.
Mais à quoi servent ces discours de nature utopique dont la profusion s’accroît au fur et à mesure de l’industrialisation ? En occident, la naissance du capitalisme industriel a sans cesse été porté par des mythes qui continuent de façonner nos pratiques contemporaines. Les utopies technologiques ne sont pas seulement des constructions intellectuelles forgées par une élite avant-gardiste, elles constituent une dimension à part entière de la genèse de la société industrielle. Elles ont une fonction sociale qui consiste à acclimater des transformations jugées d’abord avec méfiance dans la société. Loin d’être simplement un ailleurs et un idéal inaccessible ("u-topia"), les utopies technologiques s’enracinent en permanence dans le présent. En intervenant dans la phase d’expérimentation technique, les discours utopiques acquièrent une fonction sociale : promouvoir et légitimer de nouveaux dispositifs qui suscitent des oppositions en élaborant des mythologies rassurantes.
Récemment, Gabriel Hecht a montré que pour s’insérer localement, le programme nucléaire français a donné lieu à des constructions utopiques incessantes dès les années 1950 : le nucléaire devait permettre une seconde Libération, non plus grâce aux soldats américains mais grâce au "génie national" ; c’est grâce à la technique que le pays devait entrer dans une phase de prospérité économique et culturelle qui rachèterait l’humiliation de l’occupation Allemande [1]. En ce début de XXIe siècle, les mêmes processus d’élaboration mythologique sont à l’œuvre autour des OGM qui doivent résoudre la misère et la fin dans le monde, ou de la biométrie qui doit permettre l’avènement d’une société sans risque. Pour les industriels de l’agro-alimentaire, faire des OGM une solution contre la faim dans la monde constitue une dimension à part entière du processus d’innovation. La diffusion de ce type d’utopie technologique, parallèlement à la dispersion des semences génétiquement modifiées, vise à marginaliser et disqualifier les mouvements d’opposition qui s’expriment par ailleurs dans la société.
Le détour par l’histoire peut aider à déconstruire les mécanismes de fonctionnement de ces mythologies technologiques qui continuent de gouverner nos pratiques politiques actuelles. Si les biotechnologies constituent sans doute aujourd’hui le principal champ d’élaboration des utopies technologiques, au début de l’industrialisation, c’est le chemin de fer qui joua ce rôle en devenant le symbole d’un avenir radieux pour l’humanité, la manifestation principale d’une modernité source d’enrichissement et d’optimisme. La reconstruction de quelques unes des étapes de ce mythe peut être intéressante pour penser les visages contemporains des utopies technologiques.
A ses débuts, le chemin de fer rencontre ainsi - comme les OGM aujourd’hui -l’incrédulité et l’hostilité des groupes les plus divers. Pour certains auteurs romantiques, le "monstre roulant" suscite la méfiance : Alfred de Vigny décrit les premières locomotives comme des "machines aveugles, inexorables" alors que Musset s’exclame de son côté : "Tout est bien balayé sur vos chemins de fer ; Tout est grand, tout est beau, mais on meurt dans votre air". Plus largement, pour de nombreux paysans comme pour la multitude des travailleurs du fleuve, le chemin de fer est vu initialement avec hostilité. Durant les années 1830 et 1840 les sabotages des lignes et les plaintes sont légions. En 1833, une pétition de 83 habitants de Donzère (Drôme) se plaint qu’à cause des chemins de fer il "n’y aura bientôt plus de spéculation possible que pour les possesseurs de capitaux immenses. Malheur à la Nation dont le gouvernement méprise l’agriculture et les petites industries pour ne favoriser que les immenses entreprises et les inventions qui ne sont que la ruine des petites fortunes et l’agrandissement de celles déjà considérables". Au lendemain de la révolution de 1848 en France, des groupes nombreux attaquent les quatre principales lignes de chemin de fer alors en fonctionnement. Des paysans, des mariniers, des voituriers et d’autres métiers concurrencés par le nouveau mode de transport incendient les gares et détruisent les infrastructures et les wagons. Dans un rapport sur ces troubles, le procureur de Seine et Oise note avec inquiétude qu’"il règne parmi les populations des environs de Paris une grande hostilité contre les chemins de fer ; de là vient qu’on trouve parmi les individus impliqués dans ces actes coupables, bon nombre de cultivateurs ou d’artisans sans reproches jusque là". Ces violences sont d’ailleurs légitimées à l’époque par des textes qui dénoncent les conséquences du nouveau mode de transport, à l’image de la brochure intitulée Funeste influence des chemins de fer en France sur le bien-être du peuple, publiée à Paris en 1850. En 1854, alors que la gare d’Arles est la proie d’un incendie, les habitants de la ville refusent d’aider à l’éteindre. La population, notent les autorités locales, "est restée spectatrice inactive de ce désastre : cette mauvaise attitude tient à ce que les habitants d’Arles s’en prennent au chemin de fer de ce que le cabotage et presque tout le commerce de cette ville est aujourd’hui tombé" [2].
Ces phénomènes de résistance ont souvent été ignorés et minorés par une historiographie fascinée par les prouesses et la rapidité du développement des chemins de fer. C’est en Angleterre qu’est créée en 1829 la première ligne ferroviaire ouverte au public. En France, la 1ère ligne pour voyageur mise en service est celle de Paris à Saint-Germain en Laye en 1837. Dès 1870, les grandes dessertes sont pour l’essentiel achevées et le rail s’étend désormais jusqu’à Brest, Nice, Clermont-Ferrand, Périgueux, etc. Cette extension du réseau instaure un nouveau régime de mobilité des populations : on atteint 100 millions de voyageurs transportés par le chemin de fer dès 1867 et 308 millions en 1893. Aux Etats-Unis, la première jonction continentale est établie dès 1869. Ces développements bouleversent l’espace vécu et notre rapport au temps, ils suscitent rapidement des discours utopiques qui ne vont pas cesser d’accompagner l’extension des infrastructures.
Chez les saint-simoniens en premier lieu, le chemin de fer devient l’un des outils de réalisation de l’utopie réticulaire étudiée par Pierre Musso [3]. Pour Michel Chevalier, disciple de Saint-Simon avant de devenir un influent professeur d’économie politique au Collège de France puis un chantre du pouvoir fort et du libre-échange sous le Second Empire, c’est le chemin de fer qui rend possible la paix universelle. En 1832, dans le "Système de la Méditerranée", un texte de jeunesse souvent cité, il propose l’exécution d’un vaste réseau ferroviaire reliant les pays voisins de la Méditerranée à la Russie, à la Turquie, et à l’Orient. Le développement du chemin de fer devient le support de la pénétration pacifique des peuples par le commerce, par l’échange des produits. D’autres auteurs, moins connus, soutiennent et diffusent des conceptions proches à l’époque. Ainsi, Auguste de Gasparin, un agronome qui fut aussi député de la Drôme, repousse les réticences qui s’expriment à l’époque contre les nouvelles techniques et en particulier contre les chemins de fer : "Avec les télégraphes, les frégates à vapeur et les chemins de fer", écrit-il, "Napoléon eût gouverné le monde. [...] Cette navigation universelle et cette pensée qui fend l’air, renverseront tous les obstacles, et les distances s’évanouiront, et l’action immédiate du pouvoir parcourra les extrémités avec la rapidité de la foudre, et toutes les forces nationales seront instantanément concentrées. Avec ce système, Marseille devient un faubourg de Paris ; la France n’est plus qu’une grande cité éprouvant simultanément les mêmes sensations : c’est le comble de la sensibilité politique. C’est vers cette organisation perfectionnée que nous devons tendre" [4].
A côté des saint-simoniens toujours cités, d’autres groupes ont contribué à enraciner l’imaginaire utopique des chemins de fer dans la France du XIXe siècle. Chez le communiste Etienne Cabet et ses disciples icariens par exemple, très influents dans les milieux ouvriers français du milieu du XIXe siècle, le chemin de fer permet de tout révolutionner et crée les conditions de réalisation de la société communiste d’abondance. Ainsi, écrit Cabet dans une petite brochure bon marché, "Les machines lèvent tous les obstacles" : "Un nouveau télégraphe marche dix fois plus vite, en sorte qu’on pourrait en un jour avoir des nouvelles de la Chine tandis que les chemins de fer rapprochent tellement les distances que la France entière sera plus facile à administrer que ne l’était la plus petite province avant la Révolution" [5].
Cette utopie ferroviaire s’est diffusée par de multiples canaux dans la société à partir du milieu du XIXe siècle. L’association polytechnique, fondée à Paris en 1830 en vue d’organiser des cours pour les ouvriers dans la capitale, avait pour but de "faire comprendre l’utilité des chemins de fer, fort contestée à cette époque", nous dit son Président Auguste Perdonnet. Celui-ci devint d’ailleurs l’un des apôtres infatigables du nouveau mode de transport : lors des conférences qu’il fait à Paris et en province, devant des auditoires bondés, il traite "de leur influence sur les progrès de la civilisation" [6]. Les chemins de fer deviennent en effet le support de la civilisation occidentale, la manifestation de sa supériorité intrinsèque, de sa capacité à dominer le monde physique et social. Durant la phase industrialiste du Second Empire, alors que le chemin de fer se généralise sur le territoire, les discours pédagogiques enracinés dans un puissant imaginaire utopique se diffusent largement. C’est le temps de l’organisation des conférences populaires où les élites technophiles donnent à voir aux masses les bienfaits du progrès.
Dans le département rural de la Dordogne, l’ingénieur Jules Martin organise des conférences populaires où il explique que la technologie permet de réaliser la liberté et l’égalité, de libérer les femmes : "Par les machines l’esclavage a disparu ou va disparaître, la guerre disparaîtra à son tour" [7]. A la même époque, Frédéric Passy est l’un des chantres de cette pédagogie industrialiste. Ce juriste et économiste est célèbre pour avoir été l’un des promoteurs des premiers mouvements pacifistes à la fin du XIXe siècle : en 1867 il avait fondé la "Ligue internationale pour la paix" et en 1901 il reçoit le premier prix Nobel de la paix. Or, pour lui, la réalisation de la paix universelle passe en particulier par la généralisation du machinisme et des chemins de fer sur le globe. "Oui", affirme t’il lors d’une conférence prononcée devant des ouvriers, "tout est machine, tout est progrès, et la vie humaine ne se soutient, ne s’agrandit qu’à mesure que l’homme [...] parvient à faire travailler davantage pour son usage la nature d’abord rebelle, mais peu à peu domptée et asservie" ; "Oui", conclut-il, "le progrès des machines est un progrès vers la liberté, vers l’égalité, vers la concorde" [8]. Grâce aux chemins de fer, explique-t-il, la faim disparaîtra dans le monde : "Nous souffrirons beaucoup moins à mesure que se perfectionneront les moyens de communication et de transport". Mais c’est surtout le rôle de pacification que met en avant Frédéric Passy. En multipliant les contacts entre les individus, le chemin de fer devait permettre de réaliser cette paix perpétuelle que les philosophes du XVIIIe siècle recherchaient dans l’organisation politique. Cette croyance était largement diffusée dans les dernières années du XIXe siècle, elle apparaît abruptement au terme d’une biographie apologétique que Passy a consacré à l’inventeur des locomotives : "Tout perfectionnement apporté dans les moyens de transport contribue à l’amélioration intellectuelle, morale et matérielle de la société ; non seulement il facilite l’échange des productions de l’art et de la nature, mais encore il tend à détruire les antipathies naturelles et à resserrer les liens qui doivent unir les branches de la famille humaine " [9]. Pour nous, héritiers des guerres industrielles et mondiales du XXe siècle dans lesquelles la voie ferrée occupa une place importante, il n’est peut-être pas inutile de se souvenir que la paix universelle arrivait en bonne place parmi les arguments de légitimation des chemins de fer au XIXe siècle.
Ce parcours trop rapide parmi quelques uns des discours utopiques suscités par le chemin de fer au XIXe siècle peut nous enseigner plusieurs choses. En premier lieu, les discours à caractère utopique ne sont pas déconnectés des préoccupations du moment : plus une technique suscite des résistances et des oppositions au sein de la société, plus elle doit être portée par des univers oniriques qui permettront de l’acclimater socialement. Dans le cas des chemins de fer, on sait qu’à la réticence initiale a succédé une intégration rapide dans la culture dominante. Les constructions utopiques sont devenues des éléments d’une croyance commune qui illustrent la dialectique entre utopie et idéologie [10]. La locomotive cesse ainsi d’être perçue comme un monstre pour devenir, chez Zola par exemple, une femme avec qui le mécanicien entretient une relation quasi-charnelle. Au tournant du XXe siècle, le train est devenu un genre littéraire, les locomotives et leurs exploits emplissent les médias de masse et deviennent, en modèle réduit, des jouets rassurant pour des millions d’enfants. Aujourd’hui, des processus comparables peuvent être observés autour des nouvelles technologies du vivant. Face aux multiples oppositions qui s’expriment dans la société, l’utopie technologique est un outil de propagande et d’acculturation, une étape dans le processus socio-technique d’innovation.
François Jarrige
[1] Gabrielle Hecht, Le rayonnement de la France. Energie nucléaire et identité nationale après la seconde guerre mondiale, Paris, La découverte, 2004 [trad. fr.]
[2] Voir : Archives Nationales, BB30 358 à 366, Rapports sur les troubles postérieurs à la Révolution de Février 1848, et BB19 33 : Rapport des procureurs généraux sur les incendies (1854). Sur ces diverses formes de résistance sociale au chemin de fer à ses débuts voir : Marcel Blanchard, "Les oppositions locales au chemin de fer dans la vallée du Rhône", in Essais historiques sur les premiers chemins de fer du midi languedocien et de la vallée du Rhône, Montpellier, 1935, pp. 39-55 ; et François Jarrige, "Les résistances au chemin de fer en France au XIXe siècle", L’écologiste, n° 14, oct.-déc. 2004, pp. 69-73.
[3] Pierre Musso, Critique des réseaux, Paris, PUF, 2003. Voir également son article dans ce dossier page 18.
[4] Auguste de Gasparin, Considérations sur les machines. Lues à la société d’agriculture, histoire naturelle et arts utiles de Lyon en 1833, Lyon, 1834, p. 38.
[5] Etienne Cabet, L’ouvrier ses misères actuelles, leur cause et leur remède, son futur bonheur dans la communauté, moyens de l’établir, Paris, au bureau du Populaire, juin 1844, 47 p., p. 40.
[6] Auguste Perdonnet, Notes sur les associations polytechnique et philotechnique et sur la bibliothèque des amis de l’instruction, Paris, Impr. impériale, 1865, 22 p.
[7] Jules Martin, Des Machines, de leur puissance productive, des conséquences économiques et morales qui en découlent, Périgueux, 1867, 42 p.
[8] Frédéric Passy, L’industrie humaine. Conférence faite à l’asile impériale de Vincennes sous le patronage de S. M. l’impératrice, Paris, Hachette, 1868, p. 14.
[9] Frédéric Passy, Le petit Poucet du XIXe siècle. Georges Stephenson et la naissance des chemins de fer, Paris, Hachette, 1895, p. 155.
[10] Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997.