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Les habitants continuent de s’enraciner même dans un monde technologique u-topique

lundi 8 octobre 2007, par Sarah Tessé

Doctorante en philosophie (Lyon 3), Sarah Tessé s’interroge sur les limites humaines aux utopies technologiques. En prenant en compte la figure, concrète, subjective, de l’habitant, elle propose de mettre en perspective les projets utopiques de construction de nos espaces de vie (par les aménageurs, les urbanistes, etc.). D’où il ressort, que finalement, l’utopie se construit essentiellement à partir d’un désir, plutôt que d’un exercice de style...

Le XXe et le XXIe siècle commençant se sont donnés les moyens d’un vieux rêve : produire des utopies technologiques. Des utopies : à proprement parler des "lieux" situés nulle part, des non-lieux. La conquête spatiale qui a enflammé l’imaginaire des années 1960 aux années 1980 en a été la caricature : des hommes et des femmes s’arrachaient à la planète qui les avaient vu naître et se dégageaient par là de leur condition biologique de terriens. Aujourd’hui, les rêveries au sujet de l’évasion spatiale se sont évanouies. Pourtant le désir de s’arracher à la terre et à ses racines n’est pas mort. L’urbanisme moderne, la structure en réseau, les technologies de l’information "en temps réel" sont autant de projets qui s’alimentent du rêve des ingénieurs : abolir l’espace, déraciner les hommes. Mais les habitants résistent.

Les u-topies des ingénieurs urbanistes et des aménageurs

La volonté d’échapper à cette emprise du sol est ancienne. Il y a, au commencement, l’idéal de la ville, espace qui libère l’homme des forces de la nature et des traditions. À la fois artefact total créé par l’homme et pour l’homme, et institution régie par des lois qui lui sont propres : "C’est dans les villes d’Europe centrale et septentrionale qu’apparut la célèbre maxime : "l’air de la ville rend libre". C’est-à-dire qu’après un certain délai, généralement assez court, le maître d’un esclave ou d’un serf perdait le droit d’avoir recours à lui comme individu soumis à son pouvoir", explique Max Weber (1982, p.52-53). Les Lumières poursuivent cette libération par l’histoire qui traduit les actes créateurs, contre la géographie qui enlise l’homme dans un déterminisme naturel. Le cosmopolitisme des intellectuels, qui voyagent de ville en ville, s’oppose au ruralisme des provinciaux nécessairement attachés à des préjugés locaux. Cosmopolitisme rime avec universalisme. L’air de la ville rend la liberté d’opinion. Or les techniques du XXe ont donné les moyens de réaliser cet idéal de libération : elles ont permis l’arrachement au sol sur lequel le hasard et la nature nous ont fait naître.
Certes, depuis des siècles, nos villes se sont dégagées au sol. Certes, la ville est par essence technique, mais elle avait gardé, au Moyen-Âge, des champs et des animaux en son sein. Elle avait conservé dans sa forme traditionnelle une civilité faite d’interactions multiples avec des étrangers et d’échanges sociaux codifiés, un mélange entre rapports privés et publics qui définit ce que l’on appelle "l’urbanité". Mais l’urbaniste moderniste [1], dont le jugement est devenu dominant dans l’élaboration des villes depuis la seconde guerre mondiale, a préféré la beauté de la raison à l’entrelacement des ruelles et des carrefours qui étaient la traduction spatiale de l’esprit des villes traditionnelles. Il faut à l’homme de l’air, de la lumière et une ouverture sur la nature, décrète-t-il. En ajoutant : la beauté est dans l’ordre rationnel et simple des formes géométriques. Et la cité radieuse est née : énorme bâtiment isolé, autonome, centré sur lui-même, dégagé du sol grâce à ses pilotis qui l’affranchissent de toute détermination géographique, laissant les regards des occupants plonger sur la nature, ou plutôt sur l’immense espace vide autour de lui. Mais peut on parler de "contact" avec la nature quand seule la vue, médiatisée par le verre, permet l’accès à la verdure ? C’est la même vue panoramique, tout en hauteur, que privilégient géographes et urbanistes, car elle dégage les grandes structures géométriques de l’entrelacs des rues et des bâtiments, elle donne une vue rationnelle de la ville. Ce regard panoramique est un quasi plan. Le résultat, ce sont ces villes tellement banales où le tissu urbain traditionnel, serré et dense, jouxte parfois des espaces vides sur lesquels se découpent des bâtiments. L’excès de verticalité et d’horizontalité se complètent dans les villes contemporaines : tours verticales qui minimisent leur ancrage dans la terre, extension et répétition des mêmes motifs dans la banlieue illimitée. Ajoutés aux échangeurs d’autoroutes, gares, aéroports qui ne sont voués qu’au passage, ces nouveaux lieux n’ont plus guère de lien avec la géographie et les contraintes locales.
Créer la ville : une abstraction auto-centrée
Cette évolution aurait pu être encore plus radicale, quand on pense aux projets technologiques non réalisés. Une exposition consacrée à "l’architecture visionnaire" en 1960 au Musée d’Art moderne de New York a mis en évidence des tendances communes aux architectes portés dans leur imagination par les matériaux et les structures physiques complexes que la recherche venait de faire émerger. Leur objectif : garantir par l’architecture de très fortes concentrations urbaines, libérer le sol, investir l’espace du sous-sol, de la mer et du ciel. C’est ainsi que P. Maymont conçoit des villes verticales qui, suspendues à un mât central, libèrent le sol terrestre. Selon Françoise Choay (1965), la spatialisation de ces villes futuristes va de pair avec la dénaturalisation des conditions d’existence. D’un côté, les architectes travaillent sur des formes spatiales complexes, multidimensionnelles. De l’autre, ils créent des sols artificiels et un milieu climatisé qui coupent l’habitant de son environnement naturel. Sans aller jusque là, l’urbanisme des barres, des zonages et des espaces au sol vides nourrit le même idéal.
La ville moderne tend de plus en plus à passer de la logique des lieux (la ville définie par une particularité géographique : un fleuve, une embouchure, une colline) à celle des flux : les flux qui circulent entre les grandes métropoles, les flux qui la relient à sa périphérie. La grande ville est insérée dans un réseau dont elle n’est qu’un nœud (Mongin, 2005).
L’idée de réseau est aujourd’hui autant explicative que normative. À l’origine, le mot "réseau" désigne un ensemble de lignes entrelacées. Par analogie avec cette première image, on appelle nœud du réseau toute intersection de ces lignes. Ces lignes sont considérées comme des voies de communication sur lesquelles circulent des biens, des sources d’énergie, des informations (Parrochia 1993)... Dans sa version moderne, le réseau est une structure technique qui aménage l’espace et le temps. En raccourci, il est "l’inscription d’un système technique dans un territoire" (Réseaux et territoire, 1993). La mise en place de nouvelles formes de réseaux a fait rêver les aménageurs des années 1970. Le progrès des techniques de la grande vitesse (avion, TGV, autoroutes...) qui rétrécissent l’espace pour ceux qui ont un accès facile à ces réseaux rapides, leur ont ouvert de nouvelles perspectives. Le développement de la télévision, du téléphone, l’émergence de la télématique ont fait fleurir les illusions high tech, car les télécommunications permettent de transférer de manière quasi-instantanée et de traiter en "temps réel" les informations. De là l’idée que ces nouveaux réseaux effaceraient les différences territoriales, pour peu que le réseau ait un maillage dense. Les aménageurs ont rêvé du télétravail dans les campagnes, qui désengorgerait les monstres urbains. Ils ont caressé l’idée d’une délocalisation des entreprises dans les zones peu urbanisées, ils ont aspiré à plus d’égalité sociale, autorisée par l’égalité d’accès aux réseaux. Certes, les aménageurs des années 1970 ont connu des désillusions, mais l’ère de l’Internet ravive leurs espérances. La structure en réseau des modes de transports et des technologies de communication permet d’annuler la diversité des territoires, de penser un espace géométrique mais discontinu, dans lequel on peut placer librement êtres et événements. Le "cyberespace", c’est-à-dire l’espace des réseaux tissés par les technologies électroniques, n’est plus l’espace géographique classique, mesuré par une distance kilométrique, constitué de territoires contigus. Les réseaux techniques rapprochent virtuellement des lieux distants, créent des "effets tunnels" , c’est-à-dire ignorent les espaces intermédiaires, et donnent donc une structure inédite à l’espace. Pour autant, que deviennent les déterminations géographiques quand les liens tissés entre les personnes à l’échelle planétaire sont ceux des centres d’intérêts, quand je communique davantage avec les internautes de ma communauté virtuelle qu’avec mes voisins ? Tel est en résumé l’utopie technologique qui veut faire des hommes des êtres hors sol, dégagés des contraintes de la terre, s’auto-accomplissant par le biais de la technique. Mais les habitants résistent et l’utopie s’enlise.

Résilience et résistances des habitants

Reprenons les principales techniques déterritorialisantes et voyons ce qu’il en est de leur succès. Les urbanistes, proposant des projets en surplomb sur la ville sous la forme d’une vue planifiée et modélisée, ont oublié qu’il existe une différence irréductible entre la perception visuelle et la perception cénesthésique de la ville. L’expérience urbaine est rarement celle de la vue panoramique. La ville ne se découvre presque jamais dans sa globalité au passant. Parcourir une ville en marchant, c’est faire l’expérience d’une série de perspectives qui s’ouvrent et se referment, d’impressions surprises au détour du chemin. C’est aussi découvrir un paysage sonore et olfactif. Ainsi, Michel de Certeau note que "l’organisation fonctionnaliste, en privilégiant le progrès (le temps), fait oublier sa condition de possibilité, l’espace lui-même, qui devient l’impensé d’une technologie scientifique et technique" (de Certeau, 1990). Mais la vie urbaine laisse remonter ce que les projets technicistes excluaient. Au cours du cheminement des passants, les stratégies de détournement, les raccourcis, les lieux de rendez vous détournent le plan de l’urbaniste au profit d’une culture quotidienne de la vie citadine. Ils rappellent que le rapport entre l’homme et son environnement passe par le corps, et que les yeux n’en sont qu’une infime partie, la plus intellectualisée mais pas la plus nécessaire.
Du côté des projets des aménageurs, les applications sont décevantes : la déterritorialisation n’a pas eu lieu ! Les entreprises ne se sont pas installées en pleine nature et les habitants-travailleurs ne se sont pas isolés au grand air. Au contraire, la nouvelle structure de l’espace a renforcé les phénomènes de polarisation et de métropolisation. Résilience donc, de l’entreprise qui intègre le réseau des télécommunications à ses habitudes professionnelles... ainsi, la ville traditionnelle continue à concentrer les activités -communication, transport, création...- en un lieu limité. Entre les personnes, les télécommunications n’ont pas mis fin aux besoins de face-à-face : même s’elle n’a plus la même valeur, même si elle délaisse les relations instrumentales (possibles par les télécommunications) pour la création d’une intersubjectivité forte, la rencontre physique reste nécessaire.
Les aménageurs ont réduit l’espace à la distance. Et ils en ont vite déduit que la réduction des distances par les réseaux annulerait l’espace. Ce faisant, ils ont oublié que l’espace humain est un territoire construit, réapproprié, pratiqué, vécu par une population qui n’a pas forcément participé à son élaboration. Car dans le fond, l’homme est un habitant. En tant qu’individu ou société, il a besoin d’investir un lieu, d’en faire un territoire et de lui accorder une valeur, un sens (un "géosymbole", un symbole géographique collectif). C’est une culture commune, celle des passants, celle du voisinage, celle des ancêtres, qui institue ce sens. Dès l’enfance, nous apprenons à nous diriger selon des repères : la maison familiale, le carrefour, des arbres...Se dessinent des régions de l’espace terrestre, réparties autour de l’habitat, qui ont un sens d’abord vécu et une valeur affective. "Sud" n’est pas une simple direction. "Sud" veut dire soleil, ciel ardent, garrigues pierreuses... Des colorations affectives teintent les mots géographiques.
De plus, c’est l’attention à l’énigme de ce qui n’est pas artificiel, de ce qui ne s’explicite pas entièrement par son usage, bref de ce qui est naturel, qui rend le monde environnant à la fois plus mystérieux et plus riche. Il est des cas où l’homme est agi par son environnement géographique : il arrive que la montagne "écrase" l’homme, que la forêt "l’étouffe". Il arrive que l’homme recherche cette passivité face à la nature, qu’il aime se sentir montagnard dans la montagne, nomade dans le désert. Les urbanistes, les aménageurs du territoires, les architectes, oublient trop souvent la valeur du mystère en rationalisant toutes les fonctions de la ville. Ils oublient aussi le corps en le réduisant à la vue. Mais les hommes habitent les lieux par leur chair. Ils éprouvent pleinement la présence de l’autre dans le face-à-face. Pas sur l’écran. Les utopies technologiques mettent en scène d’un homme dématérialisé et désincarné. Mais le corps revient en force lorsqu’il s’agit de les mettre en pratique. L’écologie propose justement de retrouver ce que le bon sens n’a pas oublié : l’expérience libre du corps, la rencontre avec l’autre, le sens accordé à l’environnement. Face aux déceptions répétées, face à la réfutation intransigeante que les pratiques sociales effectives apportent aux utopies du déracinement, les défenseurs inconditionnels du béton, de la vitesse et de la machine reviendront peut-être un jour au bon sens : en se demandant tout simplement ce qu’habiter veut dire.

Sarah Tessé


Bibliographie
Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Arts de faire, Gallimard, 1990.
Françoise Choay , L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Seuil, 1965.
Olivier Mongin, La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Seuil, 2005.
Daniel Parrochia, Philosophie des réseaux, PUF, 1993.
Réseaux et territoire, RECLUS/la documentation française, 1993.
Max Weber, La ville, Aubier, 1982.


[1Dont le promoteur le plus prolixe est Le Corbusier, architecte créateur de la "cité radieuse" . Son "plan voisin" qui prévoyait de raser le centre de Paris, en n’y gardant que les monuments, pour y construire des tours et des voies de circulation, a heureusement été refusé.