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Contre l’utopie du capital, les hétérotopies du communisme

dimanche 8 juillet 2012, par Josep Rafanell i Orra

Josep Rafanell i Orra est psychologue clinicien, auteur d’un livre remarqué « En finir avec le capitalisme thérapeutique » (Ed. La découverte, 2011) où il était déjà question du Commun comme l’expression d’une rencontre, d’un partage du sensible, entre patient et thérapeute. Dans cette contribution, Josep Rafanell élargit la perspective. Le Commun se présente tout à la fois comme source d’hétérotopies, c’est-à-dire de lieux de rencontres ou de coprésences de mondes hétérogènes, mais aussi de lieux de résistance et de soustraction au pouvoir de normalisation du capital. Pour l’auteur, l’insurrection hétérotopique n’a d’autre visée que de créer des lieux habités par des êtres et des choses qui font communauté, des lieux d’émancipation qui nous permettront enfin d’ « habiter la politique ».

L’Etat du capital. Un projet permanent

Sur l’offensive actuelle du capitalisme, on peut convenir qu’il n’y a pas de réel conflit entre le marché, serait-il « financiarisé », et les structures étatiques, se prétendraient-elles régulatrices d’une économie débridée. La violence du capitalisme, celle de l’exploitation du travail et de l’expropriation des rapports des êtres du vivant à leurs milieux, ne peut s’exercer, aujourd’hui comme hier, sans les structures juridiques, policières et gestionnaires des Etats.

Il n’est plus besoin de rappeler la relation intime des formes de valorisation capitalistes avec l’Etat. L’histoire des enclosures en est l’illustration permanente et en permanence renouvelée, depuis sa phase des formes primitives d’accumulation du capital, avec la destruction des usages communs traditionnels, jusqu’au développement de nouvelles enclosures, nouvelles formes de violence indissociable d’une surenchère de réglementations, de droits de propriété, de spoliation des savoirs collectifs et de destruction des communautés.

L’expropriation et l’exploitation du travail vivant ne peuvent s’organiser sans des formes de gouvernement. Elles passent par l’exercice d’innovations constantes du contrôle et de l’intégration de la population à l’économie. Mais aussi par la gestion globale du vivant. Cette biopolitique est inséparable de la valorisation capitaliste.

Mais il faut aller encore plus loin. Le capitalisme aujourd’hui a aussi besoin de valoriser le virtuel, à savoir ce qui n’a d’existence qu’à l’état de projet. Tout à un prix : y compris la projection de ce qui doit advenir. Il faut potentialiser, en chacun de nous, la mise en projet de la vie en tant que nouveaux foyers actifs de la valorisation. La crise actuelle du capitalisme est liée essentiellement à une logique d’expansion spéculative sur l’endettement (des individus jusqu’aux Etats) qui s’appuie sur une subjectivation par le projet.
Si on s’accorde à considérer la spéculation comme le moteur de la crise actuelle, ce n’est pas uniquement en tant que celle-ci est la fuite en avant d’une économie financière « déconnectée de l’économie réelle », mais en tant que la spéculation a permis de construire la réalité d’une logique de projet illimitée.
Cette logique d’endettement, moteur de la croissance hypostasiée, bien que reposant sur le calcul et l’évaluation, est essentiellement portée par la confiance qu’ont les militants de l’économie en leur projet : confiance dans le fait que chacun peut s’engager à son tour dans un « devenir-projet » valorisable. Et que cette confiance partagée conduira forcément à la croyance universelle, pour tous les « acteurs » de l’économie (du prolétaire au chômeur, du trader à l’habitant du bidonville), que le développement perpétuel de la marchandise est seul en mesure de garantir une existence sociale et des rapports sensibles avec le monde. Même au prix de s’arracher perpétuellement au présent en train de se faire. Que cette confiance s’effrite et c’est l’ensemble de l’architecture du contrôle qui risque de s’écrouler.

Mais les différentes polices de l’économie sont là pour veiller sur nous et sur nos mondes, y compris virtuels : du coaching de l’entreprise au travail social, de la santé au développement personnel, de l’aménagement du territoire à l’urbanisme. Tout un travail visant l’intériorisation de normes subjectivantes. Et si ça ne marche pas il reste toujours la basse police des matraques, des flash-ball, des fichiers ADN et de la biométrie.
On pourra dire alors que l’économie n’est rien d’autre que la politique du capital [1] ; la politique de ses différentes polices instaurant le sujet de l’économie. Et qu’une politique adverse peut toujours être nommée la politique des communistes. Il reste alors à réinventer la tradition communiste pour la sortir du terrible héritage de la planification étatique.
Nous faisons alors l’hypothèse qu’une politique communiste ne peut émerger qu’à travers la création d’hétérotopies en mesure de se soustraire à l’espace de circulation des flux du capital. Ces lieux, devenus habitables, sont inséparables des formes d’autonomie collective par lesquelles se singularisent les communautés.

La politique communiste est alors la réactivation de l’antagonisme à partir des lieux du commun. De nouvelles formes de confiance, surgissant de la communauté, peuvent être alors en mesure de désactiver le pouvoir des polices de l’économie.

Démocratie de choc

Ce qui se passe en Grèce aujourd’hui est exemplaire à plusieurs titres. Il faut sans doute souligner un premier aspect, du coté de la politique du capital : même le formalisme démocratique y a disparu pour faire place à une nouvelle articulation entre l’Etat redevenu despotique et le marché. Certains appellent cette inflexion de véritables coups d’Etat promus par le capital. Papademos en Grèce, comme Monti en Italie, ou Draghi à la tête de la BCE, grassement payés pendant des années par des banques aux dimensions planétaires, sont aujourd’hui à la tête d’Etats ou d’institutions de gouvernance supra-étatiques sans que même le rituel vide des élections n’ait à être convoqué.
La résistance populaire a pu se montrer à certains moments à la hauteur de l’offensive conjuguée de l’Etat grec et des institutions du capitalisme sans frontières : manifestations massives, mouvements d’émeutes, refus des médiations des partis et des syndicats. Mais malgré l’intensité retrouvée des révoltes populaires, il ne saurait être question de peindre le tableau idyllique d’une Grèce révolutionnaire. La déliquescence et la désespérance sociale sont aussi impressionnantes : explosion de la mendicité, de la prostitution, des trafics de stupéfiants. Images de gens fouillant les poubelles. Augmentation des suicides. Surconsommation de psychotropes. Migrants rasant les murs dans un climat de racisme grandissant…

Et cependant parler de la Grèce aujourd’hui, c’est aussi évoquer un laboratoire politique : formes de défection collectives d’une ampleur inusuelle (comme celles du mouvement « je ne paye pas »), retour à des formes d’autosubsistance, allant de pair avec le développement de réseaux improvisés entre producteurs et consommateurs court-circuitant les intermédiaires, émergence d’un syndicalisme de base combatif, horizontal et démocratique, extension de formes de réappropriation, seraient-elles précaires, par les classes populaires : pillages de supermarchés et redistribution de nourriture, occupations de maisons vides, de mairies, de bâtiments administratifs, d’usines... Ainsi, la réappropriation de certains quartiers redessine la cartographie politique de la ville en établissant des maquis de la résistance et des formes de solidarité collective.
Il faut sans doute encore évoquer les exemples emblématiques d’autogestion de l’hôpital général de Kilkis, dont le fonctionnement a été organisé pendant plusieurs semaines par des assemblées de travailleurs, ou celui du journal national Les Travailleurs à Eleftherotypia repris totalement en main par ses salariés. On peut parier que les rapports aux malades dans le travail de soin de l’hôpital de Kilkis ont été bouleversés par de nouveaux rapports égalitaires, et que la fabrication « d’informations » par les travailleurs d’Eleftherotypia sort du formatage servile à l’égard du pouvoir auquel nous a habitué le journalisme de la grande presse européenne.

On peut considérer ces expériences de réappropriation et d’autogestion comme la réinvention de formes d’autonomie populaires.
On pourra dire qu’elles fabriquent les lieux du commun. Il ne semble plus possible de penser à l’émergence d’un mouvement révolutionnaire sans la fabrication de tels lieux. Dès à présent.

Autonomie [2]

« Ce qui manque, c’est de se constituer comme un mouvement politique d’un type nouveau, sorti de l’alternative entre les partis de gouvernements et les associations d’aide à ceci ou cela ou les protestations contre ceci ou cela. Il leur manque peut-être (aux actuels mouvements de révolte) de croire en eux-mêmes, de se croire porteurs d’une force politique autonome, indépendante des agendas fixés par le pouvoir étatique et capable d’avoir ses propres objectifs, mais aussi ses propres formes d’organisation, ses forums, sa presse, ses moyens d’information, ses universités, ses moyens de circulation des savoirs ». [3] C’est sans doute, à nouveau, la question de l’autonomie qu’il faut reposer au centre d’une nouvelle politique communiste.

Si on se réfère à notre modernité la plus proche, il faut considérer l’autonomie ouvrière à travers le conflit capital/travail, conduisant à un processus insurrectionnel dans les années 70 en Italie. Malgré la complexité de la composition politique de cette période, on peut souligner un aspect essentiel : la reprise en main des luttes ouvrières par les ouvriers eux-mêmes sans passer par les médiations reconnues par l’Etat (les syndicats et le Parti communiste). On peut dire, très synthétiquement, que la particularité fût le mot d’ordre « refus du travail » et que la logique sous-jacente se trouvait, pour de larges fractions du prolétariat, à se nier en tant que force productive de la recomposition du capitalisme. [4]
Ce qui nous importe en tout cas de souligner ici de cet héritage, c’est qu’il prélude dans un certain sens les luttes contre le développement. Il faut entendre par là des attaques de haute intensité, d’une part, contre les territoires de l’organisation productive (l’usine) et, d’autre part, contre les institutions de contrôle et de régulation de la population.

La période insurrectionnelle italienne fut précédée, et donna suite, à une multiplicité d’expériences de conflit et de formes de destitution du commandement étatico-capitaliste, dans l’usine mais aussi en dehors de l’usine : désinstitutionalisation de l’asile psychiatrique, grèves de loyers, prolifération des centres sociaux politiques, expulsion de fait de la police de certains quartiers populaires, auto-réductions sauvages, création d’espaces d’éducation populaire, luttes féministes… C’est dans le « transversalisme », dont les expérimentations des « Indiens métropolitains » en étaient un exemple, qu’émergea, même si ce fût relativement circonscrit aux milieux étudiants et des nouveaux précaires, une politique explorant des formes de subjectivation collective au travers des pratiques révolutionnant la vie quotidienne. On peut dire aussi qu’en débordant le territoire disciplinaire de l’entreprise, c’était la centralité du sujet politique révolutionnaire de la classe ouvrière qui était radicalement questionnée.
Ces luttes politiques parvinrent ainsi à réinventer la notion d’autonomie. Mais son principe même de dissémination du conflit montra ses limites dans l’antagonisme avec le parti du capital et sa logique d’affrontement « bloc contre bloc ». L’autonomie, entendue dans sa tradition révolutionnaire, a été vaincue par les forces militarisées de la police alliée aux structures juridiques (l’Etat d’exception). Mais plus essentiellement encore par la réincorporation capitaliste du conflit de classe comme moteur de son propre développement : capture de la coopération sociale mise au travail, démocratisation de la consommation de masse, promotion de la mobilité sociale, absorption définitive des syndicats dans la cogestion de la force du travail…
On pourrait ajouter encore que l’intégration de l’autonomie « désirante » des transversalistes ouvrit aussi à des nouveau et juteux marchés, du développement personnel à l’expansion de l’individualisation déclassée, encadrée par le « marché des désirs ». On peut considérer alors que le capital a gagné la bataille de l’autonomie. L’autonomie selon le capital est indissociable de cette victoire sur l’autonomie ouvrière et de ses forces de dispersion.

On sait ce qu’il en est du projet d’autonomie pour le capital : l’auto-organisation individuelle de la débrouille dans un milieu hostile. Ou la promotion anxiogène des compétences pour s’ajuster en permanence à un contexte d’insécurité existentielle (le coping est ainsi devenu un des concepts clefs du nouveau marketing thérapeutique). Le régime de l’autonomie reste alors indissociable de la subordination à l’ordre inégalitaire de l’exploitation des corps, des intelligences, des affects... Il est inséparable de la gestion de notre capacité d’adaptation et de l’évaluation de notre capital humain. Travailleurs exploités, chômeurs ou précaires à la recherche d’un emploi ou simplement en quête du maintien d’allocations de survie, paysans industrialisés, agents-patients du système de santé, usagers d’une quelconque institution sociale ou consommateurs-experts d’une énième campagne de marketing…, on est sommés de nous plier à l’évaluation constante de nos rapports à l’environnement économique. Et la meilleure évaluation est l’auto-évaluation.
Sans un travail d’inscription localisée, mais toujours précaire, dans le réseau de l’économie, sans les médiations qu’elle propose, pas d’existence sociale garantie. La nouveauté de ces formes d’intégration sociale, et peut être aussi leur limite, c’est qu’elles ne peuvent plus avoir lieu que sur fond de catastrophe : à l’effondrement de la communauté vient s’ajouter la destruction des milieux qui la singularisent.
Le gouvernement de l’espace devenu systémique du capital apparaît aujourd’hui sous le mode de la présentation de l’avenir à partir de l’incertitude. Le propre de la gouvernementalité néolibérale est de trouver sa justification dans un futur régit par la peur : l’anticipation du désordre dans le système qui légitime l’emprise sécuritaire sur le présent. C’est par l’action des institutions étatiques que peut encore s’opérer l’accordage entre la régulation globale des populations au service de l’économie et l’autorégulation individuelle de la débrouille. C’est aussi en ce sens que s’instaure la prétention du capitalisme à être un système thérapeutique.

La gestion des populations par l’Etat au service du capitalisme est devenue un monstrueux détournement de la sollicitude en rendant intelligible la souffrance en termes de désordre. Elle transforme la résistance, la défection ou la révolte en pathologie sociale ou individuelle. L’Etat est toujours là avec ses formes de restauration d’un système, dorénavant perpétuellement en crise, et menacé d’effondrement.

Mais l’économie avant d’être un « système », est un choix politique. [5] De l’école aux prisons, des centres de rétention à un quelconque foyer d’hébergement pour des surnuméraires, des guerres menées par la police internationale à un programme local promu par la Banque mondiale dans le cadre de « la révolution verte », ce qui s’institue c’est le tissage global de la politique du capital : le capital accumule mais aussi gouverne l’espace de résonance, simultanément local et mondial, de l’exploitation et de l’expropriation du vivant sur fond de catastrophe.

Lieux

La production de valeur, selon l’enseignement marxiste, suppose l’annihilation progressive de l’espace par le temps (principes de vitesse de la circulation et de l’ubiquité des objets marchands). Elle exige néanmoins, comme le rappelle David Harvey, des « spatialisations fixes » [6] où se logent l’exploitation du travail, la production, le stockage des marchandises et des humains, la promotion de la consommation… Le capitalisme produit des non-lieux où s’opère la transformation des choses, des expériences et des événements en indicateurs informant l’économie.

On peut faire l’hypothèse que, inversement, les lieux du commun ou de la communauté surgissent comme autant d’obstacles à l’espace-temps [7] capitaliste. Mais qu’est-ce qu’un lieu ? Il est possible de le désigner dans une « négativité productive », à la manière de Pierre Clastres qui dans ses études sur les sociétés sans Etat, contre l’Etat, explorait la création de pratiques préventives contre l’accumulation de biens et la cristallisation de structures de pouvoir subsumant les communautés. Ces formes d’organisation, supposent que les groupes sociaux maintiennent des échelles de grandeur leur permettant de maîtriser leurs propres processus de constitution collective.
On pourrait ici rejoindre Ivan Illich et son concept de « proportionnalité » incommensurable de la convivialité. Au delà de certains seuils de grandeur des groupements humains, l’hétéronomie s’impose à des individus de plus en plus dépendants de formes de spécialisation et des chaînes de commandement inégalitaires.
L’organisation hiérarchique et centralisée des besoins collectifs rendent dès lors impossible la réalisation de ce qu’on peut appeler des « biens communs ».
L’autonomie, en contraste avec les forces hétéronomes, est ce qui permet aux individus d’avoir prise sur des milieux qui deviennent singuliers en tant qu’ils « font » communauté.

Les recherches de Pierre Clastres nous permettent d’aller plus loin. On peut mentionner très rapidement différentes figures qui garantissent aux communautés qu’il étudie leurs propres cadres d’existence. Ainsi en va-t-il du chef au seul prestige mais sans pouvoir, en quelque sorte le garant d’un « ordre » an-archique, si on garde dans l’acception première du préfixe privatif de ce mot l’absence de commandement effectif, le refus d’un principe premier, ou le refus de l’unité s’imposant à la multiplicité. La figure du « chef » est alors indissociable de celle du chamane ou du sorcier, au statut instable, opérateurs de médiations vers d’autres mondes, et traduisant, dans les univers multiples de la nature ou de la surnature, les modes d’existence des êtres pluriels (humains, animaux, esprits…).

Sans nous attarder sur ces analyses, ce qui nous importe ici de souligner c’est la question de la multiplicité au cœur d’une politique de la communauté. C’est la multiplicité de relations entre des mondes pluriels, la composition des mondes, « les relations de relations » entre des êtres, qui semble seule pouvoir conjurer l’émergence de formes de pouvoir et d’accumulation dans le seul monde des humains dépossédant la communauté de ses propres processus de constitution.

Le commun de la communauté peut alors être convoqué au travers le concept de transindividuel forgé par Simondon : ce qui traverse et dépasse les individualités et nous met en relation avec les autres et d’autres choses que nous. Dans la relation il y a toujours une extériorité aux termes qui sont en rapport. Et donc la formation de milieux singuliers où ces relations se déploient, où les processus d’individuation ont lieu. Des lieux habités par des êtres et des choses qui font communauté. Des relations de relations qui font milieu : une pluralité de milieux.

Il y a entre les humains, tout comme entre ceux-ci et d’autres êtres, des rencontres possibles. Elles sont la vérification de ce que le terme « commun » veut dire : la constitution de lieux pour faire exister des liens. Ce sont les expériences de mise en rapport des différences entre des êtres, humains et non-humains, y compris les « êtres » de la technique, qui nous engagent dans un processus de composition collectif. La communauté des humains ne se réduit pas aux seuls liens entre des humains : tout processus de collectivisation se compose de rapports entre des humains, des animaux, des plantes, des formations géologiques, des morts, des êtres d’une autre nature...

Il est alors question d’opérer une « desantropologisation » [8] des processus d’individuation collective. C’est d’une conception de l’autonomie dégagée de son carcan anthropologique dont il est question. Il s’agit d’ouvrir l’autonomie dans une perspective cosmologique. [9] Non plus centrée sur les humains (et sur des humains entrepreneurs, de préférence), mais portée vers les rapports hétérogènes entre des humains pluriels et des êtres non-humains. On pourra dire alors que l’émergence de la communauté est un processus d’hétérogenèse.

Le capitalisme est indissociable de ce qu’on peut appeler la machine anthropologique. L’institution d’un sujet de l’économie s’opère par des processus de séparation au sein du vivant entre les humains et les autres êtres de nature, en tant que « le vivant » de la relation émerge dans des processus de co-individuation incompatibles avec la chosification des êtres qu’opère le régime de production capitaliste. Le capitalisme doit alors être entendu comme un travail permanent de mutilation de l’être relationnel. Ou de la vie transindividuelle.

Inversement, une politique du transindividuel est ce qui fait lieu dans des milieux aux relations multiples.
Nous dirons alors que le commun qui est en jeu dans le communisme est la configuration singulière de ces liens, le soin que l’on y porte, les contraintes collectives que l’on s’impose quand on tient aux expériences de communisation.

Il s’agit au bout du compte de ne pas laisser au capitalisme opérer la dernière expropriation : celle du soin à porter aux lieux de la constitution collective en le laissant se reconvertir en capitalisme vert ou, plus largement, en capitalisme thérapeutique des êtres et des milieux pour faire, des uns, des sujets de l’économie, et des autres, des non-lieux de la production de valeur. Nous ne pouvons pas laisser entre les mains du commandement capitaliste, ni la coopération sociale, ni nos rapports avec les êtres du vivant et les objets techniques. L’hypothèse que nous faisons c’est que les processus de réappropriation d’une autonomie collective ne sont rien d’autre qu’une éthopoïèsis : l’émergence de lieux qui nous constituent en même temps que nous les constituons.

Habiter la politique

Si « le présent est une hypothèse qu’on n’a pas encore dépassée », comme dit Foucault dans ses cours sur le gouvernement du néolibéralisme, c’est parce que nous n’en avons jamais fini avec la réactualisation du passé et ses héritages. Nous devons réhabiliter ceux du communisme confisqués pendant trois quart de siècle par la monstrueuse machine étatique. Car, le communisme en tant que projet a permis de maintenir vivante la tradition de l’émancipation et d’une politique visant l’institution du commun.

La question de l’émancipation doit alors reposée à l’aune des enjeux de l’écologie politique. Si l’autonomie collective, telle que nous la convoquons, est le refus des médiations du capital, alors elle suppose la capacité à construire des lieux où les lois de l’économie sont révoquées, tout comme les conduites qui leur sont fonctionnelles. L’autonomie suppose un travail d’émancipation politique où il est question de nouvelles consistances de la communauté. Car l’émancipation suppose, simultanément, la libération à l’égard des institutions légales de la domination et de la subordination de classe et son ancrage dans le devenir des liens qui nous attachent à des milieux. Dès lors, le concept d’égalité, indissociable de la politique, n’est pas une catégorie abstraite, le a priori du communisme supposant une unité anthropologique universelle, mais volonté politique de rendre possible l’effectuation de rencontres entre l’hétérogène, la composition de la différence contre les divisions inégalitaires imposées par le capital.

A l’encontre de l’utopie capitaliste d’un espace pour des populations intégralement soumises aux flux de la valorisation, l’insurrection hétérotopique, déterminée par le choix politique d’un antagonisme au capital, veillera à la reconstitution de lieux pour la communauté. Et il ne peut y avoir des pratiques hétérotopiques qui ne prennent soin des milieux où se constitue la communauté vécue. Les pratiques de soin sont, à la lettre, une écologie politique des lieux. On ne soigne pas des individus mais des relations qui font lieu.

On peut alors appeler « communisme » les processus de constitution collectifs qui établissent de nouveaux rapports sensibles à nos milieux, la composition entre les êtres du vivant. Porter la question du soin des lieux au cœur de la politique est la meilleure manière de saboter l’espace inhabitable de l’économie, ses processus mortifères d’accumulation conduisant à la mutilation des êtres de relation.

Le mode de production capitaliste a instauré la division de classes rendant possible l’exploitation du travail. Nous n’en avons certes pas fini avec l’extorsion du « vivant » du travail. Mais elle s’institue aussi au travers d’autres formes de séparation : celles qui nous excluent des rapports de co-individuation collective avec des êtres autres qu’humains.

Certes, la politique est toujours la réactivation de l’antagonisme de classes. Reste à penser la nouvelle composition de la multiplicité de la classe antagoniste à la classe du capital. Lorsque la lutte de classes se confondra avec les expérimentations hétérotopiques on parviendra à notre tour à rendre habitable la politique.

Josep Rafanell i Orra


[1Bernard Aspe, Les mots et les actes. Nous, 2011.

[2Certaines des réflexions qui suivent s’enracinent dans un travail collectif autour d’un livre qui doit paraître prochainement : Collectif pour l’intervention. Communisme : un manifeste, Editions Nous, 2012.

[3A propos des mouvements actuels de révolte qui traversent des nombreux pays dans tous les continents : Jacques Rancière, « La crise de la démocratie et le mouvement des indignés », entretien pour Médiapart, 10 décembre 2011.

[4Une analyse des enjeux et des traces de cette période, ainsi que des impasses qu’il y aurait à prolonger aujourd’hui la centralité du rapport capital/travail, est proposée dans le premier et le cinquième chapitre du livre cité plus haut de Bernard Aspe.

[5Ce que l’on appelle la « mondialisation » est un choix politique. On peut lire avec profit la présentation du livre de Rawi Abdelal, Capital Rules, qui montre comment les socialistes français furent à l’avant-garde de la libéralisation de la finance dès 1983. « Quand les socialistes libéralisaient la finance », Revue des livres, mars-avril 2012. François Hollande lors, d’un récent voyage à la City londonienne, nous le rappelle : « La gauche a été au gouvernement pendant 15 ans au cours desquels nous avons libéralisé l’économie, ouvert les marchés à la finance et aux privatisations. Il n’y a rien à craindre ».

[6David Harvey, Géographie de la domination, Les prairies ordinaires, coll. Penser/ Croiser, Paris 2008.

[7Il faudrait aussi considérer, dans la généalogie du capitalisme, les conséquences terribles de la transformation du temps vécu dans les lieux de la communauté en un temps mesuré dans les espaces de la production marchande. Voir Edward P. Thompson, Temps, discipline et capitalisme industriel, La Fabrique, 2004, qui débute par l’événement de l’introduction des horloges dans les usines manufacturières.

[8A propos du concept de transindividuel, la « machine anthropologique » et ses liens avec une généalogie du capitalisme, voir le travail indispensable de Muriel Combes, Le vie inséparée. Vie et sujet au temps de la biopolitique, Editions Dittmar, 2011.

[9Toute l’œuvre d’Isabelle Stengers nous parle de cette question. Voir en particulier, Cosmopolitiques VII. En finir avec la tolérance, La Découverte 1997.