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Rendre autonome la production entre pairs
vendredi 1er juin 2012, par
Fondateur de la "Peer to Peer Foundation", théoricien d’une société fondée sur une logique d’open source, Michel Bauwens livre une réflexion sur la place et le rôle du Commun dans les systèmes de production entre pairs. Faute d’institutions adéquates, l’auteur montre que le Commun est encore un mode de production fragile à la merci de firmes toujours prêtes à monétiser le travail des contributeurs. Mais tout espoir n’est cependant pas perdu. Nombreuses sont les initiatives poussant au développement de "logiques productives post-capitalistes" où le Commun trouverait toute sa place.
Dans cet article nous décrirons d’abord simplement la mécanique de création de valeur de la production entre pairs, ainsi que le système institutionnel qui émerge autour, pour ensuite voir comment ce système s’insère dans l’économie politique du capitalisme. Enfin nous examinerons s’il est possible de sortir ce système émergent de cette interdépendance, afin de rendre son processus de reproduction "autonome". La question sous-jacente étant : la production entre pairs peut-elle être plus qu’un simple adjoint du capitalisme ? Si oui, à quelles conditions ?
La production entre pairs et ses institutions
La production entre pairs regroupe tout système de production de valeur ouvert à la participation de toutes personnes capables d’apporter une contribution à l’ensemble, sans besoin de permission préalable, et dont le résultat du travail collectif est mis à la disposition de toute l’humanité sous la forme d’un commun.
Le système de contributions ouvertes nécessite l’emploi de techniques de gouvernance "participative". Il existe d’ores et déjà plusieurs exemples de mise en œuvre de cette nouvelle forme de production, dans différents domaines comme celui des connaissances (Wikipedia), celui des logiciels (Linux) ou celui des productions matérielles (Arduino). La maturité de ce nouveau système [1] nous permet d’y discerner une logique institutionnelle émergente.
Au centre se trouve la communauté des contributeurs composée soit de volontaires bénévoles aux motivations variés, soit de contributeurs salariés par des entreprises, ou d’autres institutions, ayant un intérêt matériel dans la production d’un commun particulier. Dans le cas de l’encyclopédie en ligne Wikipedia, l’immense majorité de cette communauté est composée de volontaires bénévoles, dans le cas de Linux, les trois quarts perçoivent des salaires de différentes firmes informatiques.
Ce qui importe, du point de vue de la communauté, est que la logique de production ne soit pas dictée par une firme mais par l’ensemble du travail des contributeurs. Autrement dit le système d’allocation de ressources suit une logique sociale, de valeur d’usage, non une logique commerciale, de valeur d’échange. Dans le cas de Linux, par exemple, ce sont toujours les "maintainers" de la communauté – choisis au sein de la communauté et non nommés par une firme – qui ont le mot final pour adopter ou non une contribution dans le système.
En général, un deuxième acteur entre en jeu. La plupart des projets nécessite une infrastructure de coopération qui demande un financement, une protection légale, des licences de partages, etc. Pour cela, les communautés de producteurs entre pairs ont crée un nouveau type d’association sans but lucratif. Ces associations ne dirigent pas le processus de production, elle le rendent possible en supportant financièrement l’infrastructure notamment. Ainsi Wikipedia qui doit financer ses serveurs par exemple, ne pourrait pas exister sans le financement et les campagnes de la Wikimedia Foundation, dont les activités sont entreprises, sans but lucratif, "au profit" de la communauté et de son travail.
Enfin il existe une troisième type d’acteurs, à savoir les entreprises qui opèrent sur le marché et qui ont besoin du commun ainsi produit. Ces entreprises payent les employés qui participent aux projets et soutiennent les associations.
Également nécessaires à la production du commun, elle doivent aussi être capables de produire des produits et services susceptibles d’être vendus. Il s’agit la plupart du temps de commercialiser le travail de développement ou des services à valeur ajoutée.
L’imbrication du système de production entre pairs dans le capitalisme
Ce nouveau système de production a une double logique. Ses logiques de contribution et d’accès libre sont clairement non ou "post" capitalistes, mais il dépend en même temps de l’existence des associations pour maintenir son existence collective. La "reproduction sociale" des contributeurs dépend essentiellement des coalitions d’entreprises et de leurs moyens. Ce sont les firmes qui payent les salaires des contributeurs, voire qui financent en partie les activités des associations. Par conséquent la deuxième logique est celle d’un nouveau type de capitalisme, disons "ouvert", qui ne repose plus sur des rentes intellectuelles mais sur des services ajoutés sur la base du commun. Les firmes sont tout aussi dépendantes de la communauté que l’inverse et un équilibre existe de fait.
Il y a dès à présent des avantages considérables à voir se développer ce nouveau système hybride. Lorsque le pouvoir des entreprises est soumis aux règles et normes de la production communautaire, le "design" de production se fait alors logiquement avec des objectifs de durabilité. Une communauté n’a en effet aucun intérêt a développer des systèmes obsolescents, contrairement aux firmes capitalistes, dont la stratégie d’obsolescence programmée est la règle et non l’exception, car elle doivent maintenir la rareté pour pouvoir fonctionner dans le marché.
Le "design ouvert" est donc durable et modulaire, avec un objectif d’inclusion et de réutilisation tourné vers le plus grand nombre.
Concrètement dans la sphère de production matérielle, nous pouvons ainsi constater que les conceptions de voitures "open source", comme WikiSpeed et Local Motors par exemples, ont un design durable de ce type.
Pourtant l’interdépendance entre la production entre pairs et le capitalisme pose plusieurs problèmes. D’une part, désireuses de maintenir une rareté artificielle, les entreprises vont constamment essayer de créer de nouveaux mécanismes de raréfaction. D’autre part, il existe un problème plus fondamental lié à "la crise de la valeur". La production entre pairs crée une valeur d’usage qui croit d’une façon exponentielle, tandis que les firmes ne sont capables de profiter que d’une fraction de cette valeur en la transformant en valeur d’échange. De moins en moins de contributeurs peuvent être rémunérés pour leurs contributions, avec à terme de plus en plus de précarité pour les travailleurs et une crise d’accumulation de capital.
Cette situation est très claire en ce qui concerne la logique de l’économie de partage dans les médias sociaux, même s’il s’agit plus d’échanges communicatifs que de production entre pairs à proprement parler. Néanmoins, ce sont les publics qui créent de la valeur d’usage, mais ce sont exclusivement les plateformes privées qui en monétisent une fraction seulement, en agrégeant "l’attention" pour la revendre ensuite aux publicitaires. Dans ce système, aucun retour d’ascenseur ! Pour ce qui est du "crowdsourcing" [2] la situation est peut être pire encore, car c’est parfois un moyen pour le capitalisme d’externaliser les coûts et les risques vers le public, mis en état de compétition permanente.
Ces nouveaux modèles sont donc loin de n’être que des bienfaits et nous pensons que l’abondance informationnelle ne peut participer au bien de tous, dans le contexte de rareté qu’impose la logique du marché. La production entre pairs, conçue comme une collaboration entre communautés et entreprises, posent alors un problème systémique !
Peut-on dépasser l’interdépendance avec le capitalisme ?
Nous considérons donc pour le moment, que la production entre pairs est un ’proto-’mode de production, incomplet car incapable à terme d’assurer la reproduction sociale de ses contributeurs. Peut-on alors concevoir des propositions de transitions qui pourraient rendre la nouvelle logique ’entre pairs’ plus autonome, en terme précisément de reproduction ?
Nous croyons que oui, et nous pensons avoir pour cela besoin de deux "hacks" [3] socio-techniques.
Premièrement, l’introduction d’une nouvelle licence "entre pairs", comme celle que propose Dmytri Kleiner, la "Copyfarleft". Cette licence propose un partage du commun uniquement avec ceux qui contribuent au commun. Les autres doivent alors rémunérer toutes utilisations du commun. Ceci pourrait avoir des effets bénéfiques immédiats : créer naturellement un réseau de solidarité entre ceux qui contribuent au commun, ainsi que des revenus supplémentaires. Mais ces bénéfices se feraient probablement au prix d’une croissance plus lente. L’avantage principal serait donc la création d’une logique de "contre-économie".
Deuxièmement l’abandon de la forme capitaliste pour les entreprises du commun. Les entreprises capitalistes sont obligées légalement d’enrichir leurs actionnaires, au détriment de toute autre considération. Pourquoi pas ne créer des entreprises éthiques ? Avec comme membre les contributeurs "entre pairs" et de nouvelles formes légales, de coopératives ou de "trusts" ayant explicitement pour objectif de rendre durable le projet commun et de soutenir matériellement les contributeurs. Les coopératives lasindias.net proposent ainsi le concept de "phyles", des entreprises transnationales ayant pour unique but le bien de la communauté et de leur commun.
Ces propositions sont évidemment à envisager à long terme, mais imaginons un instant que nous puissions convaincre les associations et coopératives déjà existantes d’entrer dans une logique du commun pour toutes leurs innovations. Tout le secteur de l’économie sociale et solidaire pourrait d’ores et déjà être à l’avant garde de cette nouvelle contre-économie hyper-productive en terme d’usage. N’oublions pas que le secteur associatif emploie plus de travailleurs (100 millions) que toutes les multinationales réunies. Et dans la mesure ou nous entrons dans une période d’énergie et de ressources décroissantes, nous avons besoin d’un nouveau système économique, non pas fondé sur des économies d’échelle (nécessitant de fabriquer toujours plus d’unités pour faire baisser les coûts et donc un emploi de ressources "maximale") mais sur "des économies de portée". Il s’agirait alors de diminuer les coûts communs de nos infrastructures, en mutualisant les connaissances d’un côté (production entre pairs) et en mutualisant les infrastructures matérielles de l’autre (voir l’émergence de la très mal nommée "consommation collaborative" [4]).
Les nouveaux réseaux de collaboration qui pourraient ainsi naitre, participeraient alors facilement à l’extension de la coopération holoptique [5] et transparente, déjà en cours dans les communautés open source, vers la production matérielle par le biais de "chaines d’approvisionnement ouvertes" et d’une "comptabilité ouverte", permettant une coordination mutuelle de tout le réseau. Les évolutions assez récente des infrastructures mutualisant l’espace de travail (hackerspaces, fablabs, coworking), le financement (social lending, crowdfunding) ou les outils de production distribuée (3D Printing, CNC milling, multimachines) [6], nous permettent d’imaginer une nouvelle logique productive "post-capitaliste", avec :
– au centre, les communautés d’innovations ’libres’ et communes ;
– un réseau mondial de "micro-usines" capable de fabriquer des produits sur demande, sur la base des connaissances mutualisées ;
– des associations de producteurs, unis au travers d’une coopération mondiale par le biais des "phyles" et des nouvelles entreprises éthiques.
Peut-on étendre le modèle de la production entre pairs vers la société tout entière ?
Nous croyons que l’expérience des nouveaux mouvements sociaux tels que Occupy Wall Street (OWS), nous donne un exemple d’un modèle social préfiguratif, qui instaure la logique de la production entre pairs aux niveaux politique et social.
Au centre du mouvement OWS – constitué d’une série de "modules" qui peuvent être employés et modifiés dans le monde entier – se trouve l’Assemblée Générale (AG), qui opère par consensus. En parallèle avec l’AG ont été créés des groupes de travail responsables des besoins matériels de la communauté, comme par exemple celui pour l’approvisionnement en nourriture, très significatif. Au départ les agriculteurs du Vermont apportaient de la nourriture biologique gratuite, qui était ensuite préparée par des cuisiniers volontaires. Ceci posait alors un problème pour les vendeurs ambulants de la place Zuccoti, essentiellement des immigrants pauvres, qui se voyaient privés de leur principale source de revenus. Le mouvement OWS a alors créé une nouvelle commission, la "Occupy Wall Street Vendor Project", qui a décidé de trouver des fonds pour acheter de la nourriture à ces vendeurs ambulants. Et ce qui est intéressant ici, c’est que ce sont les citoyens eux mêmes qui ont décidé de la forme éthique que devait prendre leur économie.
La structure triangulaire de la production entre pairs a donc été appliquée ici, à une situation civique, sociale et politique qui préfigure un nouveau mode de société.
Imaginons donc une société se composant de trois cercles qui s’entrecoupent :
– le cercle des communs où les valeurs intellectuelles, scientifiques et culturelles sont créées ;
– le cercle de l’État partenaire et des associations sans but lucratif mais "au profit" du maintien de l’infrastructure de coopération ;
– les entreprises éthiques, les "phyles", qui distribuent de façon équitable les produits "rivaux" des différents producteurs associés.
A l’intersection des trois cercles se trouve la sphère civique, celle des citoyens qui, par voie démocratique, décident du fonctionnement des systèmes d’approvisionnements et des méta-systèmes, qui règle la coopération des trois sphères.
Enfin, insistons sur le fait que dans cette société pluraliste, le marché existe encore mais sans la dominance du concept de maximisation du profit et sans accumulation infinie de capital. Tout au contraire, les activités du marché "éthique" soutiennent le commun et ses contributeurs : civisme et commun sont donc au centre d’une économie éthique.
L’avantage de cette modélisation de l’avenir – produit d’une réflexion sur la généralisation des modèles de production entre pairs, est qu’elle est fondée sur de nouvelles pratiques sociales qui fonctionnent déjà de manière embryonnaire, et non seulement sur un désir utopique de société idéale. Elle représente un nouveau paradigme, une utopie concrète comme aurait probablement dit André Gorz, le parrain d’EcoRev’.
Michel Bauwens
[1] La production à contenu ouvert a atteint un sixième du PNB aux États-Unis. Le système de logiciel open source est devenu une caractéristique "standard" pour les investisseurs et le système de production industriel "Shanzai" est un ingrédient indispensable du système Chinois. Voir :
http://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2012/02/20122277438762233.html
[2] Le crowdsourcing (ou externalisation ouverte) est le fait d’utiliser la créativité, l’intelligence et le savoir-faire d’un grand nombre de personnes (des internautes le plus souvent), en sous-traitance, pour réaliser des tâches traditionnelement effectuées par des employés ou des entreprises. Ce néologisme traduit donc l’idée d’une externalisation distribuée à grande échelle. Il permet de canaliser les besoins ou désirs d’experts pour résoudre un problème et ensuite partager librement la réponse avec tout le monde. Il en existe plusieurs formes plus ou moins collaboratives, sociales ou altruistes. Ainsi Google et Wikipédia en sont de gros utilisateurs.
[3] Terme issu de l’anglais to hack – tailler, couper quelque chose avec un outil, il est souvent utilisé en informatique pour désigner une manipulation d’un système visant à son amélioration par la désignation de ses faiblesses.
[4] La consommation collaborative est un modèle économique où l’usage prédomine sur la propriété : l’usage d’un produit peut être augmenté par le partage, l’échange, le troc, la vente ou la location de celui-ci. Cette optimisation de l’usage, en réaction à la sous-utilisation supposée des produits, est principalement permise par l’échange d’informations par Internet.
[5] Holoptique qualifie un champ de vision qui englobe la totalité de l’espace environnant et permet à un acteur d’adapter son comportement en fonction de son environnement et de la perception que les autres ont de lui.
[6] Pour des définitions de tous ces concepts, voir le site p2pfoundation.net.