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Des communs sans tragédie : Elinor Ostrom vs. Garrett Hardin

vendredi 1er juin 2012, par Alice Le Roy

La surexploitation massive des ressources naturelles à l’échelle planétaire suscite depuis plus de quarante ans des appels répétés à une gouvernance mondiale de l’environnement. Mais si la possibilité d’une coordination des Etats paraît de plus en plus faible depuis l’échec de la conférence de Copenhague en 2009, l’espoir renaît à l’échelle locale et régionale : les chercheurs de l’école de Bloomington, regroupés autour du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, démontrent que des communautés d’usagers parviennent souvent par eux-mêmes à inventer des systèmes de gestion robustes.
Alice Le Roy, chargée de cours d’écologie urbaine à Paris XIII et ancienne coordinatrice du programme Main Verte des jardins partagés de Paris, revient sur les principaux apports du travail de recherche d’Elinor Ostrom, pour qui la "tragédie des biens communs" n’a rien d’inéluctable.

Peu d’articles auront autant marqué les esprits dans la deuxième moitié du XXe siècle que "La tragédie des biens communs". Depuis sa parution dans la revue Science en décembre 1968, le texte de l’écologue Garrett Hardin reste un des articles les plus fréquemment cités dans les publications scientifiques et il figure toujours parmi les lectures obligatoires dans de nombreuses universités. [1]
 

"Imaginez un pâturage ouvert à tous…" La parabole de Hardin met en scène un berger et son troupeau. Poussé par le désir d’accroître ses gains, le berger choisit d’augmenter sans cesse la taille de son cheptel, ce qui conduit fatalement à la surexploitation du pâturage. "Chaque homme est coincé dans un système qui le pousse à augmenter la taille de son troupeau sans limite, dans un monde qui est limité", écrit Hardin.
Pessimiste, il ajoute : "La destination vers laquelle chaque homme se hâte est la ruine, chacun poursuivant son propre intérêt dans une société qui croit à la liberté des biens communs". 
Dans le monde industrialisé de la fin des années 60, Hardin voit les signes avant-coureurs de l’épuisement des ressources naturelles, notamment en raison de l’explosion démographique mondiale. Afin d’échapper à une issue tragique, il faut, affirme-t-il, d’urgence contrôler l’accès aux biens communs, soit par l’intervention étatique, soit par leur privatisation.
C’est la deuxième option qui s’impose à la fin des années 80 avec la disparition du bloc soviétique et la victoire idéologique des thèses néo-libérales. Triomphe alors une vision du monde où le marché doit réguler les actes d’individus dépeints comme égoïstes par essence et mus par la recherche du profit à court terme.
L’eau, ressource vitale, devient alors le symbole de la marchandisation des biens communs, bien que la privatisation porte en réalité non pas sur la ressource elle-même mais sur les services de distribution de l’eau potable et de collecte et traitement des eaux usées, via des contrats de gestion confiés à des entreprises privées.

Dans le même temps, émerge, à la faveur du sommet de la Terre de Rio, la conscience de la crise écologique planétaire, qui s’accompagne d’appels à la régulation étatique et à la gouvernance mondiale de l’environnement. Vingt ans après la parution de son texte dans Science, l’ombre de Garrett Hardin plane sur les débats politiques.
 

Dans ce contexte, la parution en 1990 de Governing the Commons d’Elinor Oström fait l’effet d’un ovni. En 216 pages, son auteure, professeure de sciences politiques à l’université d’Indiana à Bloomington, fait le récit de nombreux cas où des groupes réussissent à échapper à la tragédie des communs décrite par Garrett Hardin. Plutôt que des pièges qui se referment systématiquement sur les individus, elle décrit des formes d’ingéniosité collective qui permettent de gérer de manière pérenne des ressources communes.
 

Depuis sa thèse soutenue en 1965 sur la gestion des nappes phréatiques dans le sud de la Californie, Elinor Oström observe de manière empirique une grande variété de systèmes d’utilisation des biens communs, qui combinent généralement autogestion, règles coutumières, mécanismes de marché et régulation étatique. Des massifs forestiers, des bassins versants, des zones d’irrigation ou de pêche font l’objet de ce qu’elle appelle des "arrangements institutionnels" mis au point par les groupes d’utilisateurs eux-mêmes, souvent sur de longues périodes. S’appuyant sur les études de terrain et le travail pluridisciplinaire menés dans le cadre de l’Atelier de théorie politique et d’analyse des politiques de Bloomington  [2], ainsi que sur des expériences de laboratoire simulant les situations d’action collective, elle cherche à modéliser les facteurs de réussite de la gestion d’une ressource naturelle commune.
 

Aux théories qui font le constat d’un dilemme sans issue, comme le théorème du "free rider" de Mancur Olson, qui postule que dans les grandes organisations anonymes les individus cherchent à bénéficier d’un bien collectif sans y apporter leur quote-part, Elinor Oström oppose des situations, généralement dans des groupes de petite et moyenne dimension, où les utilisateurs d’un bien réussissent à communiquer et à obtenir des informations fiables, ce qui leur permet ensuite d’adapter leurs choix au contexte socio-écologique local.
 

"La gestion efficace et soutenable d‘une ressource naturelle commune est également plus à même d’être accomplie lorsque les limites de la ressource sont faciles à identifier, lorsque ses changements d‘état peuvent être surveillés à un coût relativement faible, lorsque le taux de changement dans les conditions socioéconomiques, technologiques et d’utilisation reste stable, lorsque les communautés maintiennent des interactions sociales fréquentes entre elles et favorisent ainsi la confiance qu‘elles se portent (augmentant ainsi le capital social), lorsque les outsiders peuvent être relativement facilement empêchés d‘accéder à la ressource (prévenant ainsi son utilisation à grande échelle) et lorsque les infractions aux règles sont surveillées et sanctionnées", écrivent Elinor Oström et Harini Nagendra  [3]. Autant de conditions qui semblent difficiles à réunir simultanément dans un monde globalisé de flux de matières premières, où les innovations techniques introduites souvent de force par des multinationales soutenues par les pouvoirs publics, déstabilisent voire détruisent les communautés locales et la transmission des savoirs profanes qui permettaient d’assurer la résilience des systèmes de gestion des ressources naturelles. Que pèsent en effet des petites communautés de pêcheurs, face à des navires-usines qui vident entièrement les mers de leurs poissons ?
Reste que le prix de la banque de Suède en sciences économiques (le "prix Nobel" d’économie) décerné de manière inattendue à Elinor Oström en 2009 a donné une légitimité inédite à l’approche polycentrique de la gouvernance des ressources naturelles et à l’idée qu’il existait des formes extrêmement sophistiquées et jusqu’alors négligées d’"intelligence riveraine", capables d’empêcher la malnommée "tragédie des biens communs" (qui est en fait une tragédie des biens en accès libre, sans règle de gestion).
Récemment, l’émergence de nouveaux communs de la connaissance et de groupes qui les portent – comme les plateformes de partage d’information et de divertissement ou les encyclopédies collaboratives en ligne – soulèvent à leur tour des questions institutionnelles comparables à celles étudiées par l’école de Bloomington à propos des biens communs matériels. 
La convergence de ces réseaux mobilisés pour empêcher la marchandisation et la dégradation de notre patrimoine matériel et immatériel  [4] laisse aujourd’hui entrevoir la création d’un espace politique qui semble bien être une des pistes les plus prometteuses pour inventer un monde de partage des biens communs.

Alice Le Roy

Elinor Ostrom ou la réinvention des biens communs  [5]

Première femme à obtenir un Prix Nobel d’économie (en 2009) pour ses développements sur la théorie des communs  [6], Elinor Ostrom est décédée ce mardi 12 juin, à l’âge de 78 ans. Chercheuse politique infatigable et pédagogue ayant à cœur de transmettre aux jeunes générations ses observations et analyses, elle avait, malgré sa maladie, continué son cycle de conférences et la rencontre avec les jeunes chercheurs du domaine des communs au Mexique et en Inde. Récemment encore, elle exprimait son sentiment d’urgence à propos de la conférence Rio+20 qui se déroule actuellement  [7]. Une conférence durant laquelle le terme de "communs" devient un point de ralliement, jusqu’à figurer dans le titre du "Sommet des Peuples pour la justice sociale et environnementale en défense des biens communs".

Fidèle à l’image souriante, pédagogue et accueillante d’Elinor Ostrom, sa théorie institutionnelle des communs est avant tout une formidable leçon d’optimisme, de confiance dans les capacités humaines, de valorisation de la débrouillardise et d’admiration devant les agencements improbables que l’humanité sait mettre en œuvre. Notre plus bel hommage sera de continuer à défendre les communs, naturels et numériques, globaux ou locaux, de faire en sorte que chacune et chacun se sente investi d’une responsabilité sur la protection de ce que l’humanité veut proposer en partage, par choix ou par nécessité. Au premier titre évidemment, la défense de notre planète commune.

Hervé Le Crosnier


[1Cf. entretien avec Annie Leonard.

[2Workshop in Political Theory and Policy Analysis fondé en 1973 avec son mari Vincent Oström.

[3"Governing the commons in the new millennium : A diversity of institutions for natural resource management", 2008.

[4Cf les recueils Libres Savoirs, paru en mai 2011 et Wem gehört die Welt ?, publié par la fondation Heinrich Böll en 2009.

[5Le texte complet reprenant l’analyse des théories sur les communs est disponible sur la toile : http://blog.mondediplo.net/2012-06-15-Elinor-Ostrom-ou-la-reinvention-des-biens-communs.

[6Hervé Le Crosnier, "Une bonne nouvelle pour la théorie des Biens Communs", 12 octobre 2009, Vecam.

[7Elinor Ostrom, "La politique verte doit être impulsée de la base", Les échos, 12 juin 2012.