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La production du consommateur

juin 2003, par André Gorz

"La personne doit devenir pour elle-même une entreprise, elle doit devenir pour elle-même, en tant que force de travail, un capital fixe exigeant d’être continuellement reproduit, modernisé, élargi, valorisé" explique André Gorz dans son dernier et enthousiasmant ouvrage, L’immatériel - Connaissance, valeur et capital [1]. De ce point de vue, la consommation est un maillon essentiel de cette ’mobilisation’ ; elle assure le lien, la continuité entre les moments de travail, du point de vue de la prégnance de la valeur bien sûr (le hors travail ’marchandisé’, le social comme participation de l’ordre consumériste), mais aussi comme continuité de la production de soi, si jamais il existait encore du ’hors travail’, des espaces et du temps où on pourrait s’extraire, faire autre chose que s’auto-produire pour rester ’vendable’ et ’employable’. Elle travaille à la réduction de l’hétérogénéité qui persiste entre l’individu et l’entreprise et constitue une limite pour l’instant irréductible à "la subsomption totale de la production de soi par le capital". Ainsi, la consommation, notamment via la publicité, produit littéralement l’imaginaire collectif, sature le réservoir des affects et de ’l’expérience’ de la vie moderne, affects et ’expérience’ qui pourront être capitalisés, mobilisés, réinvestis par la ’petite entreprise humaine’ dans le travail. La consommation, trouvant sa source dans des désirs illimités, n’a donc pas seulement fonction d’ordre et de contrôle social et politique, de ligne de brouillage des luttes d’émancipation et contre les inégalités, mais bien aussi de relais dans l’ordre de la mobilisation totale de l’individu. Elle n’est pas l’autre de la modernité ou son prolongement, elle est la modernité, la vérité de l’individu moderne.

Il n’y a sans doute pas d’autre rupture possible que celle d’une lutte pour nous auto-organiser, pour que "la production de soi s’émancipe et se pose dans son autonomie comme sa propre fin combattant toute appropriation privée des connaissances, tout pouvoir sur des biens collectifs" [2] ... et nos imaginaires. Retour avec l’auteur de ’L’immatériel’, via un court extrait de son ouvrage, sur la genèse, la véritable production de cette figure clé du consommateur.

Mais à y regarder de plus près, le capital fixe immatériel est mis en œuvre sur un plan tout différent encore : il fonctionne comme un moyen de produire les consommateurs. Il fonctionne, autrement dit, pour produire des désirs, des envies, des images de soi et des styles de vie qui, adoptés et intériorisés par les individus, les transformeront en cette nouvelle espèce d’acheteurs qui "n’ont pas besoin de ce qu’ils désirent et ne désirent pas ce dont ils ont besoin". C’est là la définition du consommateur telle que l’a conçue, mieux : inventée, un neveu de Freud, Edward Barnays, au début des années 1920.

Barnays s’était installé aux États-Unis à un moment où les industriels se demandaient par quels moyens ils pourraient trouver des débouchés civils pour les énormes capacités de production dont l’industrie s’était dotée pendant la première guerre mondiale. Comment trouver des acheteurs pour tout ce que l’industrie était capable de produire ? Barnays tenait la réponse. Il avait mis au point une nouvelle discipline, les "relations avec le public" (public relations). Dans des articles, puis dans des livres, il se mit à expliquer que si les besoins des gens étaient limités par nature, leurs désirs étaient par essence illimités. Pour les faire croître, il suffisait de se débarrasser de l’idée, fausse, que les achats des individus répondent à des besoins pratiques et à des considérations rationnelles. C’est aux ressorts inconscients, aux motivations irrationnelles, aux fantasmes et aux désirs inavoués des gens qu’il fallait faire appel. Au lieu de s’adresser, comme elle l’avait fait jusque-là, au sens pratique des acheteurs, la publicité devait contenir un message qui transforme les produits, même les plus triviaux, en vecteurs d’un sens symbolique. Il fallait en appeler aux "émotions irrationnelles", créer une culture de la consommation, produire le consommateur type qui cherche, et trouve, dans la consommation, un moyen d’exprimer son innermost self (son "moi le plus intime") ou, comme l’affirmait une publicité des années 1920, "ce que vous avez d’unique et de plus précieux mais qui reste caché".

Quand l’industrie du tabac approcha Barnays en lui demandant s’il voyait un moyen pour amener les femmes à fumer, Barnays releva sans hésiter le défi. La cigarette, expliqua-t-il, était un symbole phallique et les femmes se mettraient à fumer si elles voyaient dans la cigarette un moyen de s’émanciper symboliquement de la domination masculine. La presse fut prévenue qu’à l’occasion du grand défilé, à New York, de la fête nationale, un événement sensationnel allait se produire. Effectivement, au signal convenu, de jeunes élégantes, au nombre d’une vingtaine, tirèrent cigarettes et briquets de leur sac à main et allumèrent leurs symboliques freedom torches ("torches de la liberté"). La cigarette était devenue le symbole de l’émancipation féminine. Barnays ­- et l’industrie du tabac - avaient gagné.

"Vous avez transformé les gens en infatigables machines à bonheur" ("constantly moving happiness machines"), dit le président Hoover à Barnays en 1928. Barnays, de son côté, était parfaitement conscient d’avoir, en même temps, transformé des citoyens potentiellement dangereux pour l’ordre établi en consommateurs dociles : les gouvernants, pensait-il, allaient pouvoir agir à leur guise aussi longtemps qu’ils sauraient canaliser les intérêts de la population vers et par le désir individuel de consommer [3].

Le consommateur, individuel par définition, a donc été conçu dès l’origine comme le contraire du citoyen, comme l’antidote, en quelque sorte, à l’expression collective de besoins collectifs, au désir de changement social, au souci du bien commun. L’industrie publicitaire n’allait cesser de remplir une double fonction, économique et politique, en faisant appel non pas à l’imagination et aux désirs de tous mais à l’imagination et au désir de chacun en tant que personne privée. Elle ne promet pas aux acheteurs potentiels une amélioration de leur condition commune. Elle promet, au contraire, à chacun d’échapper à la condition commune en devenant l’"heureux privilégié" qui a pu s’offrir un bien nouveau, rare, meilleur, distinctif. Elle promeut la recherche de solutions individuelles aux problèmes collectifs. Le marché est censé pouvoir résoudre ceux-ci sans empiéter sur la souveraineté et l’intérêt individuel de chacun. La publicité appelle chacun à refuser son existence sociale en tant même qu’il est un individu social. Elle est une socialisation antisociale [4].

En tant que production d’imaginaire, de désirs, de sensibilité, bref de subjectivité, la publicité relève ostensiblement de la création artistique. Mais il s’agit d’une création serve, au service de la marchandise. Le but de l’art publicitaire - de même d’ailleurs que le but de la propagande des régimes totalitaires - n’est pas de dégager la sensibilité des poncifs, des stéréotypes et des lieux communs dans lesquels elle tend à s’engluer ; le but est avant tout de vendre des marchandises transfigurées en œuvres d’art par la propagation de normes esthétiques, symboliques et sociales qui doivent être volatiles, éphémères, destinées à être relayées bientôt par de nouvelles normes.

La création artistique doit déranger pour renouveler la manière de percevoir et la capacité d’imaginer. L’art publicitaire et la mode doivent plaire et imposer leurs normes. En tant que véhicule privilégié de ces normes, l’image de marque exerce une fonction de prise de pouvoir du capital fixe immatériel sur l’espace public, la culture du quotidien et l’imaginaire social. Instrument par lequel la marchandise doit pouvoir produire ses consommateurs, le capital symbolique de la firme se fera mettre en valeur par ces consommateurs eux-mêmes. Ce sont eux qui accompliront le travail invisible de la production de soi qui "fournit un sujet à l’objet", c’est-à-dire qui produit en chacun d’eux les désirs, les envies, les images de soi-même dont la marchandise est censée être l’expression adéquate. La publicité de marque, en un mot, induit chez le consommateur une production de soi qui valorise les marchandises de marque comme emblèmes de sa valorisation propre. C’est par le pouvoir qu’il prend sur ce travail invisible de production de soi, par la violence déguisée qu’exerce sur l’individu l’envahissement publicitaire de tous les espaces et de tous les moments de la vie quotidienne, que le capital symbolique fonctionne réellement comme un capital fixe.

On retrouve finalement sur le terrain de la consommation le même asservissement de soi que nous constations dans le domaine du travail. L’incitation faite au consommateur à se produire selon l’image de lui-même que lui tend la publicité, et à changer son identité d’emprunt au gré des changements des goûts et de la mode, le prépare à se produire dans son travail conformément au modèle qui le rendra employable et vendable. Dans l’un et l’autre cas, l’activité de se produire est la clé qui donne accès au monde social.

André Gorz


[1André Gorz, L’immatériel - Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003

[2André Gorz, "La personne devient une entreprise", EcoRev’ n°7, hiver 2001-02

[3La BBC 2 a diffusé, du 24 mars au 14 avril 2002, un documentaire d’une qualité rare qui retrace, en quatre épisodes d’une heure chacun, l’histoire de la manipulation du "consommateu", puis du citoyen, par les techniques du marketing et d’études de marché, de 1920 à 2001 : The Century of the Self, écrit et produit par Adam Curtis

[4Cf André Gorz, Métamorphoses du travail Quête du sens, Paris, Galilée, 1988, p 63-66