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La gratuité : un projet de civilisation
juin 2003, par
La question de la gratuité est sans nul doute liée à celles de la consommation et du mode de vie.
Ce n’est pas de fausse gratuité, immiscée dans le marché, dont il est question ici, mais bien d’un mode de vie alternatif à celui, choisi ou subi, de la classe dominante. La gratuité n’est pas le contraire du marché, c’est bien autre chose. D’ailleurs, elle se satisfait tout à fait du système pour se développer. La gratuité n’est pas un modèle, elle ne peut être érigée en dogme, elle est liberté, surprise, émancipation.
Il y a plusieurs approches de la gratuité. On entend régulièrement, à ce propos, " tout a un coût " ou " tout nous est dû ". Essayons de voir ensemble ce que ces petites vérités recouvrent. Le " tout a un coût " implique la production de biens et de services, et pas uniquement leur usage, le chiffrage d’un investissement autant de capital que de temps, d’énergie, de réflexion. Dans ce cas, la gratuité peut être vue comme la dévalorisation de ces biens et services produits : en effet, lorsque l’on dit " c’est gratuit ", on peut comprendre que cela signifie " c’est une marchandise ", une chose, et mette sur le même plan un objet manufacturé, un service rendu par une personne (salariée ou non pour rendre ce service), un cadeau, une ressource naturelle… Une marchandise, gratuite ou non, reste une marchandise : on peut la désirer, en disposer, la jeter, elle est en dehors de nous. Lorsque l’on dit que tout est gratuit, ou " tout nous est dû ", on pense à une revendication politique basée sur la gratuité comme fondement de l’égalité sociale : le service public, et sa défense par tous les temps, en est une manifestation concrète. La question soulevée ici n’est pas de nier le coût de ce qui est produit, mais de faire porter ce coût par la collectivité, et faire bénéficier la société de l’ensemble des améliorations acquises. Dans cette logique, on retrouve les défenseurs du libre usage des ressources naturelles comme un dû, considérant la " nature " comme la collectivité, et les êtres humains comme la société. Que tout ait un coût ou que tout nous soit dû, l’important est de savoir comment on vit, et ce que l’on fait de cette gratuité.
Aujourd’hui, alors que la mondialisation est le fer de lance aussi bien des entrepreneurs que des militants anti-capitalistes, la maxime écologiste " vivre et agir localement, penser globalement " revient tel un lancinant appel à plus d’humanité. Nous ne pouvons faire l’économie d’une pensée globale, asphyxiés par les images internationales et normées diffusées à la télévision, les informations, les signes de toutes parts, touchés dans nos corps par le climat détraqué et la mauvaise qualité de l’eau dus à la folie industrielle, une alimentation et une consommation porteuses de mort, ici et ailleurs. Marcel Mauss a analysé des sociétés dites traditionnelles pour tenter de comprendre les logiques sociales à l’œuvre dans les relations interhumaines qui reposent sur le don. Même si ces analyses ont eu l’avantage d’extraire des principes qui nous ont permis de comprendre mieux les sociétés humaines, et en particulier la société occidentale capitaliste, l’ouverture qui nous est offerte aujourd’hui apporte des éléments nouveaux. Et une façon particulière de voir le monde. Ce que nous faisons, toutes nos actions, tous nos choix ont des implications dans l’ensemble des systèmes écologiques et sociaux, et dans la vie des individus, sur l’ensemble du globe. Cela, nous le savons, et nous devons en tenir compte.
La gratuité est présente sous de multiples formes. Sa forme la plus connue est de type commercial : " deux paquets achetés, le troisième gratuit ! " ou " cadeau gratuit à l’intérieur ! " annonce l’étiquette. On pourra dire que si nous achetons, appâtés par l’offre, nous tombons dans le panneau de la consommation. Pire, nous faisons exister, par notre achat, ce capitalisme qui nous ronge. Peut-on dire alors qu’il s’agit de gratuité ?
De même, pour tout ce qui concerne la publicité : on sait que les publicités que l’on reçoit dans nos boîtes aux lettres, par exemple, ne sont pas payées directement, mais indirectement. Leur prix est contenu dans les produits de la marque ou de l’enseigne qui en font la publicité et les commercialisent. Les journaux gratuits ou les pauses publicitaires (à la télévision ou au cinéma) ne font qu’ajouter un intermédiaire, la logique est la même.
Une autre forme de gratuité est présente dans les systèmes d’échanges locaux (les SEL). Il n’y a, dans les SEL, pas d’argent qui circule, c’est la fierté de celles et ceux qui y participent. Et pourtant, les SEL sont l’ennemi de la gratuité. En effet, s’il ne s’agit pas d’argent, une monnaie fictive est inventée localement, et servira à évaluer le " prix " d’un bien ou d’un service échangé. Tu peux garder les enfants d’un voisin ? C’est tant ! Tu peux donner ou vendre (quel verbe utiliser ?) 2 kg de pain à une voisine ? C’est tant ! Le principe des SEL a cela de fallacieux qu’il met un prix, qu’il évalue tout ce qui était du domaine de l’affectif, du coup de main, du voisinage… et qui était gratuit. Les SEL, dans la vague citoyenniste, accompagnent le capitalisme, voire même éduquent à son profit les citoyens bien-pensants, leur apprenant à voir en toute chose une marchandise qui peut s’acquérir. Heureusement, il y a des expériences venant troubler ces systèmes. Dans les Cévennes, un groupe affinitaire a décidé de mettre en place un SEL. Les participants ont commencé par échanger avec une monnaie fictive, et au fur et à mesure, plus de comptabilisation,plus de monnaie. Certaines personnes étaient réticentes, et préféraient garder un cadre fixe pour les échanges, afin d’y retrouver leur compte. La comptabilisation a été remplacée, petit à petit, par des rencontres régulières, autour d’un repas, d’un verre, d’un chantier, moments privilégiés également pour se présenter lorsqu’on est un nouveau ou une nouvelle arrivante. C’est un nouveau système qui a vu le jour, basé sur la confiance, où les membres se choisissent : esquisse d’un mode d’organisation et plus uniquement d’échanges.
Dans son essai Pour la gratuité, Jean-Louis Sagot-Duvauroux indique que la lumière du soleil est gratuite, et que " d’autres dons de la Nature peuvent être rangés dans la même catégorie : l’air qu’on respire, les paysages, les flots de la mer, le corps humain… " [1]. Je pense qu’il y a un réel danger à nommer ou chercher à définir ce qui est gratuit. Et notamment ce qui est de l’ordre du " naturel ". Il y a effectivement des biens inaliénables, prévus dans le cadre de la loi, mais pour autant peut-on dans ce cas parler de gratuité ? De même, " l’usage de la chaise sur laquelle on s’assoit de façon temporaire dans un magasin de meubles n’est pas gratuit. La chaise est en attente d’un acheteur et appartient à son propriétaire. Tant qu’elle n’a pas été achetée, son essayage est une simple tolérance du commerçant. Et lorsque nous l’avons acquise, la chaise n’est plus gratuite ni payante. Elle n’appartient plus à ce registre de convention mais à une autre : elle est " à moi ". (…) Mais la chaise dans le magasin, indépendamment de son prix ou de son propriétaire, n’en demeure pas moins par elle-même une chaise : elle est. Cela est un fait, ni gratuit ni payant. " [2] La gratuité existe lorsqu’il y a échange : soit l’échange est sans intention ni attente, et l’échange est alors transcendé, soit il appartient au registre du marché. Au lieu de mettre de la valeur à tout ce que l’on fait et produit, mieux vaut mettre du détachement, comme nous l’enseignent les philosophies asiatiques, malmenées en occident.
Pour un effet de style, nous pouvons dire que la gratuité première est la nôtre : nous sommes des êtres gratuits, c’est-à-dire sans autre motif que celui de notre existence, même s’il serait plus juste de dire simplement nous sommes. Il s’agit là d’en avoir conscience, de vouloir être, et pas uniquement paraître ou se conformer, comme la société de consommation nous y pousse en mettant à disposition tant les outils théoriques de l’ordre du mental (compétition, spécialisation, représentation politique, patriarcat, insécurité) que les outils pratiques de l’ordre du matériel (voitures, télévision, monnaie, supermarchés, emplois et emplois du temps).
Parlons du petit peuple de la gratuité : où qu’il soit, le petit peuple de la gratuité peut survivre. Il trouve des moyens pour se loger, se nourrir, se vêtir, faire la fête. Il n’a pas de règles, il réinvente chaque jour, il se réinvente chaque jour. On le trouve dans les failles, les brèches, les interstices. Chez nous, dans les pays industriels, on peut le voir sous des cartons, sur une grille d’aération, dans des squats, dans des maisons abandonnées, dans des jardins, sur la route, mais aussi partout où un peu de poésie et de contradiction peut voir le jour… Il mène sa petite vie de petit peuple tranquillement, simplement, il n’a rien à prouver ni à gagner. Sans forcément chercher à faire " le bien ", le petit peuple de la gratuité tente de ne pas faire de mal Son existence est liée à la société dans laquelle il vit, alors il en profite, mais il ne l’entretient pas, car sur les ruines du vieux monde, il sera toujours debout, il se reformera, et saura survivre encore. Et il se dira qu’il a bien eu raison de ne pas " passer sa vie à la gagner ". Il est partout, n’a pas d’âge ni de revendications, c’est là sa force. La gratuité est alors une posture, une façon d’être au monde, intégrant des besoins nécessaires à assouvir pour survivre, une remise en cause perpétuelle de ces besoins pour être au plus juste de ce qu’il est possible de réaliser sans devenir esclave de ceux-ci, un fort degré d’ouverture sur le reste du monde et toutes les guerres, une propension au voyage et à la découverte. " Quand nous ne serons plus à vendre, à engager, à licencier. Quand nous n’aurons plus de monnaie, de bons d’échanges ni de chéquiers, plus de salaires, plus d’honoraires, plus de pourboires, plus de cachets (…). Sans patrons, sans notaires, sans gendarmes, sans vigiles, sans profs, sans juges, sans contrôleurs, sans congés, sans loisirs, sans temps libre, sans vacances… Nous pourrons enfin vivre. " [3]
Dans les sociétés d’abondance, le petit peuple de la gratuité vit des déchets, non seulement ce qui est produit pour être vendu et consommé, et qui, pour de multiples raisons ne l’est pas [4], mais également de ce qui est vu comme tel, c’est-à-dire ce qui n’a pas de " valeur ", qui n’est pas assujetti à l’échelle de prix communément admise. Il vit des poubelles, mais aussi du don et du vol, ainsi que de ce qu’il fabrique ou produit par lui-même. Les supermarchés et les marchés sont son terrain de jeu privilégié. Il aime aussi la rue, où, à l’occasion, il fait de l’affichage anonyme, des interventions clownesques ou musicales, il laisse des mots ou des cadeaux, à l’instar d’Hakim Bey et son " terrorisme poétique " [5]. Concrètement, il vit un communisme affinitaire qui lui permet de partager avec celles et ceux qui veulent le rejoindre les " bons plans " ainsi que les connaissances techniques, les arts, pour gagner en autonomie énergétique, alimentaire, de pensée… Le petit peuple de la gratuité, bien qu’il ait l’air, présenté ainsi, de ne concerner qu’une minorité marginale de personnes (on pense aux " squatteureuses ", aux communautés baba-cool, aux truands, aux clochards), peut aussi regrouper toutes celles et tous ceux qui, un jour, ont fait " un pas de côté " [6], ont remis en cause le fonctionnement de leur entreprise, de leur famille, de leur banque…. Comme si tout ne devait pas forcément rester en place, comme si l’on avait ce pouvoir immense de choisir. " Il n’y a pas d’âge pour déserter "le système" " [7]. Ni de classe sociale, malgré toute la force du poids culturel et social qu’elle implique.
Le petit peuple de la gratuité a mis en place, en Europe, des dispositifs intermédiaires, permettant de donner le goût de la gratuité à tous les habitants d’une cité. Ce sont les zones de gratuité, ou magasins gratuits (freeshops en anglais). A la fin des années 60, à San Fransisco, un groupe appelé les Diggers a posé les bases de ces dispositifs. Ils organisaient quotidiennement des repas gratuits pour les jeunes de la génération " flower power " qui affluaient abondamment sur la côte Ouest des Etats-Unis, et pour toutes celles et ceux qui n’avaient pas un sou. Ces repas gratuits prirent une ampleur considérable, accompagnés d’un mouvement culturel de spectacles, de textes de réflexion, poèmes et images donnés gratuitement et anonymement. Leur action s’élargit à des magasins gratuits où l’on pouvait lire, sur un écriteau : " Ne demandez pas le directeur, c’est vous ". Une tentative d’hôtel et de centre de soin gratuit vit aussi le jour. Personne n’y était indispensable, les fonctions et responsabilités étaient tournantes.
Le principe des zones de gratuité est simple, il suffit de délimiter un espace où tout ce qui s’y trouve est gratuit. Leur fonctionnement est variable : certaines sont publiques, d’autres sont semi-publiques ou même privées (on peut " créer " une zone de gratuité dans son appartement, et l’ouvrir à ses amis en visite, ou dans la cage d’escalier de son immeuble). On y trouve tout ce qui y a été déposé, que ce soit issu du don, trouvé, volé, fabriqué à la main ou acheté. Le plus souvent il y a des vêtements, des livres, des objets de toutes sortes (jeux pour enfants, électro-ménager, papeterie, ameublement, nourriture, etc.). Mais aussi des dessins, des poèmes, et pourquoi pas des amis. Aussi étonnant que cela puisse paraître, les gens qui fréquentent les zones de gratuité apportent autant de " choses " qu’ils en prennent, si bien que ces zones ne désemplissent pas. Certains magasins gratuits, dans le Nord de l’Europe, sont conçus comme de véritables petits magasins, avec des heures d’ouverture, parfois même un nombre maximum d’objets par personne et par jour. Tout ce qui est proposé est vérifié et en bon état de marche. D’autres ont fait le pari de l’auto-organisation et laissent la zone de gratuité vivre toute seule : on y trouve alors des chutes de tissu, des objets cassés, des poubelles parfois. Sans vouloir absolument trouver une utilité à tout, il est vrai que, par leur présence même, ces objets permettent de questionner notre rapport aux choses, et de le changer…et font le bonheur de celles et ceux qui aiment fabriquer des déguisements ou bricoler.
Nous sommes des êtres gratuits et pouvons sensiblement vivre la gratuité. Nous sommes le système, nous sommes le monde. Nous sommes de ce fait responsables de tout ce qui est fait par l’espèce humaine sur terre. A nous tous et toutes de changer notre rapport au vécu, proposer des alternatives, essayer, expérimenter, faire des choix. Proposer un modèle de société basé sur la gratuité n’a pas de sens, car seule la valeur est une construction sociale. Alors, donnons si c’est possible une valeur à ce que nous vivons, faisons, imaginons… pas aux échanges. Ne remplaçons pas nos rapports aux choses et aux êtres par des rapports marchands et intéressés. À notre échelle, voyons déjà ce qu’il est possible de donner et prendre pour le plaisir de donner et de prendre., et nous en sortirons grandis.
[1] Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Pour la gratuité, Desclée de Brouwer, 1995
[2] Bureau d’études, La gratuité par convention, www.syndicatpotentiel.free.fr
[3] René Binamé et les roues de secours, Où l’on apprend que l’on a tout à gagner ; cf. http://aredje.net
[4] " Le surcroît de dépense, le superflu, l’inutilité rituelle de la " dépense pour rien " devenant le lieu de production des valeurs, des différences et du sens. " Jean Baudrillard, La société de consommation (p.49)
[5] Hakim Bey, Le Terrorisme poétique, disponible sur biblioweb
[6] Voir à ce propos la très bonne BD de Gébé, L’an 01, L’association
[7] Kiki, citant Tiqqun #2